Hélène Doué est l'un des enseignantes d’aïkido les plus populaires de sa génération. Technicienne exemplaire, elle est en outre particulièrement abordable et sa gentillesse et sa pédagogie ont fait d'elle un exemple à suivre pour beaucoup. Hélène faisait partie de la délégation de la Fédération Internationale d’Aïkido ayant été invitée pour s’entraîner au sein du dojo d'O Senseï, et participer aux démonstrations d'aïkido durant le 74e Festival National des Sports du Japon. Ayant été invité sur place pour aider à couvrir l’événement, j'en ai profité pour demander à Hélène de m'accorder un moment pour que nous fassions cette interview. Etant donné la densité de pratiquants présents sur place, il ne fut pas évident de trouver un endroit où filmer, et je dois remercier chaleureusement Inagaki Shigemi Shihan, l’instructeur en chef de la branche d'Ibaraki de l'Aïkikaï, de m'avoir permis de faire cette interview dans le dojo d'O Sensei.
Guillaume Erard : Comment as-tu découvert l’aïkido ?
Hélène Doué : Par hasard ! J'habitais juste à côté du Cercle Tissier à Vincennes quand j'avais 9 ans et j'avais une amie avec qui je jouait dans la cour juste à côté qui faisait de l'aïkido. Elle m'a amené au Cercle Tissier et j'ai regardé une séance, assise sur le bord du tatami. J'ai demandé directement à me faire inscrire deux fois par semaine, ce qui était assez rare déjà pour l'époque parce que les enfants pratiquaient une fois par semaine. Moi je suis tombée dedans comme Obélix dans la marmite quand j'étais petite ! Donc j'ai commencé en 1989, ça va faire trente ans de pratique, tout au Cercle Tissier. J'ai fait tous les cours du Cercle, les cours enfants, les cours ados, les cours adultes, et quand j'ai eu 17 ans, j'ai commencé les cours d'armes. Donc voilà ça fait trente ans de pratique avec Christian et avec les élèves qui donnent des cours au Cercle.
Guillaume Erard : Beaucoup de monde s'est entrainé au Cercle Tissier au cours des années mais relativement assez peu on commencé là-bas.
Hélène Doué : Non il n’y en a pas tant que ça, il y en a quelques-uns, mais pour ce qui est d'avoir une filiation comme ça aussi longue, on n'est pas si nombreux. Par exemple, les enfants qui ont commencé avec moi ont tous arrêté, je n'en connais pas aujourd'hui qui ont continué et s'est malheureusement encore un peu le cas de génération en génération. Il y en a qui continuent mais enfin c'est quand même pas la majorité. Par contre, ce que je note c'est que les gens qui ont commencé tôt finissent souvent à être soit professionnels soit à donner des cours, soit être très investi dans la discipline pendant longtemps, mais il y en a peu, c'est vrai.
Hélène Doué préparant la démonstration du soir avec Satomi Ishikawa.
Guillaume Erard : Quels sont les avantages et les inconvénients de commencer la pratique de l’aïkido au Cercle Tissier ?
Hélène Doué : Alors, je vais commencer par les avantages. C'est le plus grand centre européen d'aïkido, il y a beaucoup de monde, beaucoup de niveaux différents, beaucoup de gens de haut niveau. Bien sûr, il y a beaucoup d'enseignants qui sont là, donc c'est tout de suite le grand bain. C'est vrai qu'il y a des cours débutants à Vincennes donc ça permet d'avoir un petit palier avant d'arriver dans la grande cour, mais ça va être le pendant le plus difficile. C'est à dire que ça peut être une opportunité pour progresser assez vite, parce qu'on est dans un bouillon de gens qui travaillent bien, avec des bons enseignants, mais le pendant c'est qu'il faut s'accrocher quand même parce que c'est un petit peu dur. Le niveau est élevé, le rythme de pratique est rapide. On est un peu dans l'excellence et dans l'exigence, donc il faut aussi un profil de gens qui sont prêts à s'investir. C’est vrai que les gens qui ne viennent que pour du loisir, peut-être qu'ils ont un peu plus de mal à rester longtemps dans ce club-là en tout cas.
Guillaume Erard : Au cours des trente dernières années, les choses ont du changer, si ce n'est que par rapport au degré de présence de Christian Tissier au niveau de la pratique quotidienne...
Hélène Doué : Alors, ça a changé, oui et non, parce qu'en fait il essaye d'être quand même très régulièrement présent quand il n'est pas en stage à l'étranger, ce qui lui demande d'être absent dans la semaine. Mais enfin il a quand même une régularité de présence dont on peut être vraiment honoré et fier parce qu’il se fait ça toutes les semaines et c'est pas facile pour lui je pense. Donc il est quand même très très présent. La chance qu'on a c'est d'avoir une continuité. Alors il y a des profs qui ont changé, bien sûr, mais d'avoir une régularité dans les enseignants qui sont là. Je pense à Pascal Guillemin, Bruno Gonzales et Fabrice Croizé qui sont là depuis des années. On a aussi eu d'autres enseignants qui ont été là pendant longtemps et qui ont vraiment fait le socle. La richesse aussi c'est d'avoir l'enseignement de Christian deux fois par semaine, mais complété par un certain nombre d'enseignants qui sont là pour vous assurer les bases. Alors à l'époque c'était Pascal et Bruno qui assuraient vraiment les bases de Christian pour que Christian puisse faire le travail un peu plus avancé. Aujourd'hui ça a un petit peu évolué, c'est à dire que chaque enseignant ayant aussi pris en grade, chacun fait un petit peu son travail personnel, donc dans ce sens là, peut-être qu'il y a un petit peu moins d'enseignants qui s'occupent des bases. C'est peut-être un petit peu plus varié dans les manières d'enseigner. C'est peut-être ça qui a évolué mais la présence de Christian est tout aussi importante aujourd'hui qu'à l'époque que j'ai connue.
Guillaume Erard : Au cours de ces trente années, est-ce que quelque chose a changé au niveau technique, ou bien en terme d’atmosphère au sein du dojo ?
Hélène Doué : Dans l'atmosphère, certainement oui. Alors, il faut remettre ça aussi en contexte. Moi quand je suis passée au cours adultes, j'avais 14 ans, j'étais avec ma petite ceinture marron et mon hakama, et donc les trois premières années jusqu'à ce que je passe ma ceinture noire ont été très très difficiles parce que l'enseignement était peut-être plus dur, plus physique. Enfin, physique au sens un peu brute entre guillemets, donc bon, je me suis fait pas mal malmener. Le protocole était peut-être beaucoup plus strict aussi. C'était un petit peu plus dur d'une manière générale. Les rapports entre les gens étaient durs aussi. Aujourd'hui les rapports sont techniques, toniques, physiques, mais peut-être plus bienveillants en fait. Les gens sont peut-être plus bienveillants les uns avec les autres, les hommes avec les femmes, les femmes entre elles... Moi j'ai connu une époque où les femmes étaient dures entre elles. Les femmes étaient dures avec les hommes, les hommes avec les hommes…
Enfin voilà c'était un bain général qui était dur mais pas tant dans les rapports physiques, mais plus dans les rapports humains et c'était ça qui était le plus dur à vivre finalement. Aujourd'hui, bon évidemment je n'ai pas le même niveau, je n’ai pas la même expérience, faudrait demander à des gens qui commencent. Encore une fois, je pense que pour les gens qui commencent aujourd'hui, c'est dur mais c'est dur parce que le niveau est élevé, le niveau de techniques et d'exigences est élevé, mais après je pense que vraiment c'est dans les relations entre les gens que ça a évolué en bien. Ce n'est pas que mon avis, à mon sens, c’est le fruit de discussions avec quelques générations de pratiquants et de pratiquantes, surtout. Je pense que ça a évolué dans un sens toujours aussi intense, mais plus bienveillant je dirais.
Guillaume Erard : Et techniquement ?
Hélène Doué : Alors je dirais qu'en termes de cohérence technique, elle y est toujours bien sûr, puisque les élèves qui font cours sont des élèves de Christian, donc il y a une cohérence de toute façon, mais ce sont encore une fois des gens qui ont évolué dans leur pratique, donc ils n’enseignent pas maintenant comme il enseignaient avant. Alors évidemment, l'enseignement de Christian a évolué aussi mais il y avait peut-être plus une lignée directe dans les cours qu'on faisait du lundi au vendredi. Moi je faisais tous les cours du Cercle, donc il y avait peut-être plus une répétition systématique, suwari waza, hanmi handachi waza, tachi waza, systématiquement. Je me souviens des cours avec Bruno, on faisait beaucoup beaucoup de suwari waza et hanmi handachi waza, ce qui nous donnait vraiment les clés pour la pratique après en tachi waza. Peut-être qu'aujourd'hui, ils enseignent tous un peu moins à genoux donc peut-être qu'on en fait moins. Voilà effectivement ils n'ont pas le même niveau donc ils n’enseignent pas les mêmes choses, donc peut-être que le discours général s'adresse plus à des gens qui ont déjà été formés ailleurs, donc peut-être qu'il s'y perdent moins. Alors peut-être qu’avant c'était un peu plus facile de raccrocher les wagons, c’est la sensation que j'ai.
Guillaume Erard : L'équipe techniques a-t-elle beaucoup changé ?
Hélène Doué : C'est à peu près les mêmes gens, en tout cas Pascal, Bruno, Fabrice, après Patrick Benezi qui enseigne depuis très longtemps. Il y avait Philippe Orban qui enseignait, Daniel Bourguignon qui assurait le cours du vendredi soir, Philippe Bersani qui nous faisaient les cours d'armes, Marc Bachraty, et qui ne sont plus là maintenant, donc il y a quelques enseignants qui sont allés et venus mais il y a quand même des gens qui pratiquent depuis longtemps, on a eu les mêmes enseignants depuis 15 - 20 ans, oui ça n'a pas bougé. Les enseignants ont bougé dans leur enseignement et dans leur pratique, bien sûr. Moi j'ai connu Pascal, il devait être 2e ou 3e dan, maintenant il est 6e dan. Pour Bruno ça doit être pareil donc forcément ça n'est plus le même contexte mais peut-être qu'aujourd'hui oui, c'est un petit peu plus des recherches personnelles de chacun pour les enseignants.
Guillaume Erard : Le Cercle Tissier accueille de nombreux visiteurs tout au long de l’année. Quel est le ratio de visiteurs par rapport au gens de Vincennes en général ?
Hélène Doué : C’est assez difficile à évaluer parce que les circonstances économiques ont un peu évolué aussi. Je pense que il y a moins de gens qui peuvent, ne serait-ce qu'économiquement parlant ou par temps, faire tous les cours du Cercle. Il y en a mais beaucoup moins qu'avant. Il y a aussi un peu moins de visiteurs de l'étranger qu'avant. Moi j'ai le souvenir de gens qui venaient de Pologne, d'Allemagne, qui restaient des mois et des mois au dojo à dormir. C'est quand même moins fréquent, les gens font peut-être plus d'aller-retour, mais qui s'investissent pendant plusieurs mois dans le dojo, il y en a moins, ça c'est sûr. Je pense que c'est plutôt dû aux circonstances économiques que d'autres choses, alors du coup, des gens du Cercle, c'est un petit peu plus difficile à évaluer parce qu'il y a des gens qui viennent les midis, il y a des gens qui viennent les soirs, ce n'est pas deux clubs différents, mais un petit peu. Alors les midis il y a beaucoup d'enseignants qui viennent puisque pour nous c'est pratique, on a nos cours le soir donc on vient s'entraîner les midis, et les gens qui viennent un peu plus dans le cadre de leurs loisirs après le travail, ça va être les gens du soir. Donc je pense qu'il reste un groupe important de gens qui sont du Cercle Tissier. Après, des gens qui sont là pour faire tous les cours, je ne sais pas, on peut réduire à une vingtaine de personnes qui font tous les cours, qui sont investis, qui font tous les stages, et qui s'exportent aussi en dehors du dojo, qui suivent Christian partout, on pourrait peut-être réduire à une vingtaine de personnes sur l'ensemble alors que l'effectif du Cercle Tissier est beaucoup plus important que ça.
Hélène interviewée devant l'Aiki-Jinja par l’équipe de la FIA.
Guillaume Erard : As-tu déjà pratiqué un autre style d’aïkido ?
Hélène Doué : Non, comme le dit Christian, je suis un pur matériau Vincennois. C'est à dire que je ne me suis pas dispersée. Etant tombée dedans petite, la logique était de faire tout ce que faisait Christian, donc faire beaucoup ses stages. Après j'ai beaucoup suivi Pascal Guillemin dans ses stages aussi, et Bruno un peu moins, car c’était la logique de suivre les deshi dans leurs stages. Donc non, j'ai fait essentiellement les cours du Cercle, les stages avec Christian pour ma formation.
Guillaume Erard : Quand as-tu décidé de te consacrer à plein temps à l’aïkido ?
Hélène Doué : Alors en fait, a contrario de beaucoup de mamans, c'est quand j'ai eu mon premier garçon que j'ai basculé à faire complètement de l'aïkido parce que Fabrice et moi faisons la même chose. On avait une parallélisme de nos emplois du temps qui nous permettait de garder nos enfants dans la journée puisqu’on travaille les midis, les soirs et les week-ends, donc on peut vraiment s'en occuper tout le reste du temps. J’ai beaucoup travaillé avant dans le domaine du jeu et du jouet, domaine qui me parlait beaucoup. J’ai travaillé en ludothèque, dans un magasin de jouets, sur l'événementiel dans le jeu, donc c'est quelque chose qui me parlait et qui me tient à cœur mais voilà, au fur et à mesure j'ai eu de plus en plus de responsabilités, de cours, de stages à donner et quand j'ai accouché de mon premier enfant, ça a été dans la logique des choses de basculer complètement comme Fabrice. Voilà, je n'ai jamais vraiment décidé mais passer professionnelle de l'aïkido pour harmoniser nos emplois du temps et s'occuper de nos enfants semblait logique.
Guillaume Erard : Toi et Fabrice, vous enseignez chacun dans vos dojo respectifs.
Hélène Doué : Oui, alors Fabrice a son dojo à Montreuil en banlieue où moi j'assure les cours enfants, et moi j'ai ouvert depuis dix ans un dojo dans le sud de Paris près de la Place d'Italie où j'ai commencé. C'est un dojo municipal, donc j'ai commencé avec deux élèves et au bout de dix ans, je suis très contente parce qu’on est à plus de cent adultes. Donc voilà, c'est un dojo qui commence à bien tourner, où il y a des gens qui sont chez moi depuis le début mais maintenant, du fait du parcours que j'ai, il y a beaucoup de gens qui viennent de l'extérieur donc d'un seul coup ces dernières années il y a une espèce de densité qui s'est installée dans le dojo avec des gens qui viennent et qui sont 4e dan, 5e dan parfois, qui viennent suivre mon enseignement en complément de ce qu'ils font dans leur propre dojo. J’ai des enseignants qui viennent aussi donc ça donne tout de suite un corps et des responsabilités supplémentaires à l'enseignement bien sûr. Mais voilà, au bout de dix ans il y a une partie du travail de dojo qui commence à être faite donc et c'est très satisfaisant de ce côté là.
Guillaume Erard : Ta pratique se concentre-t-elle toujours principalement sur ton dojo, ou bien plutôt sur tes stages ?
Hélène Doué : Alors pour l'instant j’essaye de garder vraiment une présence dans le dojo. Il est encore trop récent et je n'ai pas encore de gens qui sont formés pour pouvoir me remplacer avec les diplômes adéquats, donc il faut encore que les gens montent en grade et en diplôme. Je suis tout le temps présente dans mes cours mais c'est vrai que j'ai de plus en plus de stages à donner les week-ends. J'ai un peu plus d'une vingtaine de stages à donner donc c'est vrai que dans le futur ça va être le vrai défi de pouvoir garder du sérieux dans les deux mais c'est vrai que là ça commence. De plus, j'ai été en nommée cette année directrice référente technique régionale pour la Normandie suite à la réforme du collège technique de notre fédération. Donc voilà, je vais avoir des responsabilités supplémentaires donc des obligations et des stages supplémentaires. Je fais aussi quelques stages à l'étranger qui commencent à se pérenniser, donc voilà ça commence à être une ouverture qui est très intéressante mais il va falloir un peu de rigueur pour pouvoir mener les choses sérieusement et que personne ne soit lésé. Ca me semble important que les gens du dojo ne se sentent pas « abandonnés » parce que c'est quand même le socle de la pratique pour un enseignant. A mon sens c'est son dojo en premier qui est le plus important, les gens qu’il forme, comment il transmet, qui va rester dans la pratique plus tard. Les stages c'est très bien pour diffuser sa pratique mais le socle c'est le dojo.
Hélène Doué et Satomi Ishikawa en démonstration à Iwama.
Guillaume Erard : Après trente années de pratique d'un même budo, au sein du même environnement, qu'est-ce qui te motive de continuer à monter sur le tatami ?
Hélène Doué : Ce qui maintient l'envie de pratiquer c'est simplement la joie d'être sur un tatami et de faire des mouvements, de se faire pétrir, de pétrir les autres. Ce sont des bonheurs simples en fait et je crois qu'il faut pas chercher... enfin en tout cas pour moi, je ne cherche pas midi à quatorze heures, c'est un plaisir simple et du coup, c’est assez facile d'y revenir. On se pose pas trop de questions même si évidemment il y a des moments où c'est plus difficile que d'autres de monter sur le tatami. Il y a des moments où soit on est démotivé, ou on peut avoir mal partout, ou on est moins inspiré... C'est important de s'accorder des pauses aussi de temps en temps, d'avoir des moments sans pratique d'aïkido pour renouveler son inspiration je pense. Moi ça m'apporte beaucoup de sérénité je crois, en fait c'est le mot, beaucoup de stabilité. Fabrice faisant la même chose, je pense qu'on s'accorde beaucoup, on s’écoute beaucoup, on s'épaule beaucoup. Je pense que c'est très important aussi pour nous d'être à deux dans la pratique, Je pense que j'aurais pas le même profil si moi j'étais pratiquante et mon compagnon de ne l'était pas. On en parle souvent avec les gens qui sont dans cette situation là. Ils sont seuls pratiquants et ce n'est pas toujours facile de partager les joies et les peines du tatami, et les responsabilités justement.
Fabrice aussi à des responsabilités, il est DFR de Guyane à partir de cette saison donc lui aussi est amené à voyager pas mal. Voilà donc on a le même genre de parcours et d'évolution dans le parcours donc ça nous permet d'échanger et de rester aussi les pieds sur terre pour ne pas partir dans des considérations... ne pas avoir des idées... rester simple. Il ne faut pas se dire que si on a des stages, si on a des cours, si on a plus d'élèves… Il faut rester humble, mais je pense que ça aide d'être à deux aussi là-dessus, ça aide pas mal à relativiser les choses, positives ou négatives. Si demain on n'est plus directeurs d'une région ou si demain on a moins de stages ou on ne nous demande pas pour tel événement, et bien c'est que ce n'était pas à nous de le faire, ou ce n'était pas notre moment. Nous on a vraiment cette idée de rester honnête, simple dans notre pratique, sans arrière pensée. Je pense que c'est un peu ce qui nous caractérise tous les deux, franchement. Je parle pour Fabrice mais je crois que c'est un peu comme ça qu'on réfléchit, on est des gens pas compliqués, et on aime la pratique, on aime les gens, et on aime ce qu'on fait. On essaye de s'y attacher et d’avoir toujours de la joie et donner de l'envie, tout simplement.
Guillaume Erard : Fabrice et toi étant tous deux des professeurs d’aïkido reconnus, ressentez-vous parfois un peu de compétition entre vous ?
Hélène Doué : Je crois qu'il n’y en a jamais eue. Je crois qu'en fait très sincèrement, depuis vingt ans que nous sommes compagnons, il n’y a jamais eu de la compétition, pas du tout. Moi je considère Fabrice comme mon sempai parce qu'il était plus gradé quand je suis arrivée, donc en tant qu’adolescente, lui était déjà premier ou deuxième dan, je ne sais plus, donc pour moi c'était déjà de toute façon un référent. Je lui ai demandé de m'aider à réviser mon premier dan, tout timidement, et donc ça a été le début de nos relations (rires). C'est vrai que moi je vois toujours Fabrice comme référence, j'ai suivi ses cours à Vincennes, ses stages, et je continue à les suivre avec plaisir. Rien ne me fait plus plaisir que de faire un stage avec Fabrice, donc je pense qu’il n’y a jamais eu d’idée de compétition entre nous. Il y en avait déjà assez autour de nous, ou d'autres gens avec nous, sans qu'on le veuille, pour que nous en plus on s'en mette dans notre relation de couple, et d'aïkidoka. On a su assez rapidement faire la part des choses. Quand on est tous les deux pratiquants, on a une relation entre pratiquants, quand il est enseignant, je suis élève, on sait faire la part des choses. De la compétition, je crois que ça n'a pas eu lieu, ni dans l'esprit de l’un, ni de l'autre.
Guillaume Erard : Le Cercle Tissier n'est pas toujours un endroit facile pour les visiteurs. Les gens mentionnent souvent le fait que dans cet environnement, toi et Fabrice sortez clairement du lot en termes d'accessibilité et de gentillesse.
Hélène Doué : Oui ce n'est pas anodin parce qu’effectivement pour nous ça a été dur quand on est arrivés. On n'a pas eu envie que ça se reproduise pour le maximum de personnes avec qui on pouvait être en contact. Pour le coup, c'est volontaire de notre part, on a toujours œuvré à essayer d'accueillir les gens, à essayer de faire en sorte, dans la limite de nos possibilités, parce qu'on n'est pas omniprésents non plus. Quand on s'entraînait beaucoup et tous les jours, c'était plus facile bien sûr. On garde deux midis par semaine d'entraînement avec Christian, donc on essaye de toujours continuer mais si c'est pas à Vincennes, ça va être dans les stages et dans d'autres occasions. Lors d’événements où on est amenés à rencontrer des gens, on essaie toujours d'être facilitateur de relations sans se laisser envahir soi-même. C'est un peu notre pendant. Comme on est des gens assez ouvert, on essaie de garder, dans la limite du raisonnable, des relations plus ou moins amicales avec les gens, mais qui reste surtout facilitatrice pour qu'il y ait une bonne énergie qui circule. Si on peut à notre moindre échelle y contribuer, c'est vraiment notre envie, depuis des années.
Guillaume Erard : Comment cela se traduit-il dans ton enseignement ? Est-ce que tu enseignes d'une façon différente de celle dont on t'a enseigné à toi ?
Hélène Doué : Alors, j'ai toujours à l'esprit ce que disait Christian. Il nous dit souvent qu’il n'a pas appris à faire du suwari waza, ils faisaient du shikko avec aucune indication, avec aucune « technique », donc c'est pour ça qu'ils se sont beaucoup usé les genoux. Quand on discute avec beaucoup d'anciens, ils nous disent : « Oui, nous on y allait mais on réfléchissait pas trop. » Souvent des pratiquants qui ont beaucoup d'expérience m'ont dit que nos générations pratiquaient de façon tout aussi physique, mais plus technique, et que la technique avait pallié. Alors effectivement il y a de l'usure forcément, mais elle est peut-être moindre, peut-être qu'on a gagné en précision et en conseils à donner aux élèves.
Moi effectivement, on ne m'a pas trop aiguillé sur comment placer les chevilles, comment orienter les genoux ou comment placer les hanches, on marchait bien et puis voilà. Moi j'essaye de leur donner des indications plus précises corporellement, mais même pour les chutes avant, les chutes arrière, moi j'ai chuté et on ne m'a pas dit : « Tu mets ta main comme ça, tu fais comme si... », alors qu'aujourd'hui je serais plus beaucoup plus pédagogue, surtout les choses à faire en amont de la pratique, comment se placer pour faire une chute, commencer à différents niveaux, peut-être au sol pour arriver debout. Moi c'est vrai que dans mes cours, je fais systématiquement du suwari waza et du hanmi handachi waza. C'est vrai que moi je continue à en faire parce que ça fait partie de mon patrimoine donc je le transmets, bien sûr mais avec peut-être plus de consignes de sécurité puis corporels pour pouvoir le faire plus longtemps en espérant que ça marche. On en reparlera dans vingt ans j'en sais rien (rires). J’aurai peut-être mal aux genoux aussi mais voilà, peut-être un petit peu plus de pédagogie et de consignes, peut-être que ça aide à perdurer plus longtemps.
Guillaume Erard : En quelques mots, comment décrirais-tu ton propre aïkido ?
Hélène Doué : Je n'en ai pas la sensation interne mais on dit souvent que j'ai un aïkido qui est clair et propre, qui est facilement lisible, facilement reproductible. Moi ça me semble être difficile d'arriver à faire quatre fois le même mouvement. Ça c’est Bruno Gonzalez qui nous le disait souvent : « Si vous arrivez à faire quatre fois le même mouvement sans varier d'un détail, c'est que vous arrivez à ancrer des choses de manière très structurée. » Donc j'ai gardé ça à l'esprit et c'est vrai que moi j'essaye de m'obliger à faire des choses claires, enfin juste jusqu'à une certaine limite. C'est à dire que sans que cela soit en ce sens que cela n'enferme pas dans une rigidité de corps. Maintenant le travail que j'essaye de faire, ce n'est pas de me libérer de la forme mais c’est peut-être d'« éprouver » un peu plus. Ce que je dis à mes élèves c'est de s'autoriser à faire des brouillons, à faire des choses pas belles, faire des choses pas satisfaisantes, des choses plus rentre-dedans, des choses pour éviter d'être dans quelque chose de trop lisse, parce que le pendant extrême d'être clair et propre c'est peut-être d'être un peu trop lisse. C’est ce que je me dis à moi même, donc peut-être faire des choses plus vivantes, parfois plus naturelles, plus spontanées. C'est peut-être ça ma recherche du moment, effectivement. Je n'ai pas d'à priori en fait, je ne me mets pas de consignes à moi même, je fais ce que j'aime faire. Souvent, si c'est un stage privé, je fais ce que j'aime bien faire en club à ce moment-là, explorer une sensation, explorer un déplacement, explorer les choses qui me travaillent moi quand je le fais en club. Je ne me mets pas d'à priori parce que de toute façon, ça va être différent parce que je suis une femme…
Alors je ne veux pas parler d'aïkido de femmes et d'aïkido d'hommes, mais en tant que référent de genre féminin, on va dire, forcément ça sera différent, présenté différemment, vécu différemment... J'essaye de beaucoup passer avec les gens, c'est vraiment quelque chose que je que j'aime faire, de faire sentir, je m'inspire beaucoup de ce que fait Yoko Okamoto parce que c'est quelqu'un que j'admire beaucoup et que j'apprécie beaucoup. Elle le fait beaucoup dans ses stages, elle passe avec les gens, elle donne de sa personne, elle transmet vraiment corporellement. C'est vrai que quand je vais voir des gens en stage, j'essaye de les convaincre corporellement et pas par le discours, parce que finalement les gens, nos pairs nous reconnaissent dans ce genre de discipline martiale parce qu'on les convainc physiquement. J'essaye beaucoup de transmettre en leur faisant sentir ce que ce que je fais. C'est un peu mon idée.
Guillaume Erard : Pour une femme, est-ce important d'avoir accès à des enseignants femmes ?
Hélène Doué : C'est une complémentarité de la pratique, c'est à dire que moi j'ai eu majoritairement des référents hommes. Ils étaient tous bienveillants et très structurants. Il n'y a eu ni discrimination positive, ni mise à l'écart de la part des enseignants. Moi je n'ai pas senti de différence de traitement donc je peux dire que c'était « égal », que j'ai des référents hommes ou femmes comme enseignants. Malgré tout, c'est quand même une porte d'accès plus facile pour une pratiquante d'avoir une référente au départ parce que c'est peut-être plus rassurant. Peut-être que le pas sera un peu plus difficile si c'est un référent homme au départ. Je me réfère beaucoup aux cours que je donne à l'université parce que j'ai des cours pour les étudiants à la fac et il se trouve que l'aïkido se trouve dans le pack arts martiaux et je suis la seule enseignante femme. L'année dernière j'avais 73 inscrits avec une majorité écrasante de filles, donc je pense que quand même pour un débutant, c'est un peu plus facile si au départ ils ont quelques référentes femmes pour pouvoir voir les options. Après, ce n'est pas grave, je pense, car la mixité de la pratique et la mixité de l'enseignement font que tout ça se compense après et que ce n'est pas essentiel. C’est pour ça qu’encore une fois je n'insiste pas sur les enseignants femmes ou hommes, c'est juste des enseignants tout court, mais peut-être que comme une première porte d'accès, oui c'est plus facile.
Guillaume Erard : Les conditions actuelles sont-elles plus favorables pour une femme qui souhaiterait poursuivre une carrière dans l’aïkido ?
Hélène Doué : Peut-être que oui, avec les efforts qui sont faits de toutes parts comme tu le disais, de la part de l'Etat, de la part de la politique en général, de la part de la Fédération Internationale d'Aïkido, il y a des choses qui bougent. Les lignes bougent donc peut-être que ça permet l’ouverture et que les femmes se disent que oui, peut-être, elles ont plus d'opportunités qu'elles ne le pensent. Il y a plein de choses qui sont concomitantes, parce que moi quand j'étais enceinte, j'ai continué à pratiquer de manière très adaptée et surtout à enseigner jusqu'au bout de mes grossesses, et c'est vrai qu'ensuite, la fédération m'a contacté en me disant : « Oui, c'est vrai on n'avait pas pensé à ça... » J'ai donc dû partager mon expérience pour voir jusqu'à quel point les femmes pouvaient continuer à être intégrées dans les dojo quand elles étaient enceintes. Ce n'était pas limitatif, ce n'était pas contre-indiqué, il y avait juste des précautions à prendre. Là, on est au tout début mais je pense que les lignes bougent et peut-être que dans le futur, il y aura plus d'opportunités pour les femmes de se sentir capables, invitées, plus de place pour s'engager plus dans la pratique ou sur le long terme, sans trop de ruptures dans la pratique.
Guillaume Erard : Statistiquement, il y a plus d'hommes que de femmes à haut grades, et dans le staff technique. Est-ce le fruit d'une décision politique, ou bien est-ce qu'il y a juste moins de femmes qui sont intéressées à se consacrer à l’aïkido ?
Hélène Doué : Je pense qu'il y a un peu des deux. Je pense qu'il y a encore des résistances, il ne faut pas se voiler la face. Il y a les deux possibilités, c'est à dire, ne pas trop laisser de place parce que traditionnellement il n’y en a pas besoin, ou leur laisser une place limitative aux cours enfants, ou sur des responsabilités limitées, les « petites mains ». Je pense qu'il y a une collision de deux générations, on est sur une transition, donc il y a des gens qui veulent absolument faire place neuve, faire apparaître une vraie mixité, et puis encore des poches de résistance. On n'a pas encore fini la transition donc c'est normal qu'après, dans les faits il n'y a pas encore beaucoup de femmes haut gradées. On en discutait encore avec Wilko Vriesman et c'est vrai qu'il va y avoir un trou de génération, le temps que les choses changent. En dessous de ma génération, il va y avoir un trou, et puis peut-être qu'après on va reformer un socle, un nouvel appel d'air, mais des femmes, des jeunes aujourd'hui qui auraient effectivement entre 20 et 30 ans et qui pourraient assurer la suite, on a un manque, parce que peut-être elles ne se projettent pas encore dans le futur, peut être qu'elles n'envisagent pas un futur possible très investies.
Guillaume Erard : Bien que leur nombre semble diminuer, quelles sont les motivations principales pour lesquelles les jeunes se mettent à l’aïkido ?
Hélène Doué : C'est une question qui n’est pas facile effectivement parce que je pense qu'il y a beaucoup de jeunes de 18-25 ans qui sont potentiellement intéressés par l'aïkido, parce que justement ça donne une voie pour se défouler, se dépenser, mais sans compétition parce que ça vraiment c'est quelque chose qui leur pèse dans leurs études dans les pressions pour le boulot, etc. Ils ont une multitude de choses qui s'accumulent donc là, ils ont une discipline qui leur propose juste de se libérer sans avoir d'arrière-pensées ou d'objectifs, donc ça je pense que c'est un vrai argument en notre faveur. On a aussi quelque chose, c'est qu'on l'a on su se différencier du judo et du karaté parce que c'est peut-être un peu moins rentre-dedans, peut-être dû au fait qu'il n'y a pas de combat vraiment. Cependant, il faut bien leur présenter la chose, c'est à dire qu'ils ne sont pas prêts à acheter n'importe quoi non plus. Peut-être qu'avant, on pouvait se contenter d'être l'enseignant et attendre que les élèves viennent à nous, mais je pense qu'aujourd'hui le travail de l'enseignant c'est d'aller chercher les élèves un peu plus, essayer de diversifier les publics et d'aller chercher les jeunes là où ils sont pour leur dire : « Oui, l'aïkido c'est bien, ça va vous faire du bien et vous allez pouvoir vous défouler et vous dépenser ».
En fait, ils cherchent, un aïkido qui est dynamique, ça leur casse les pieds un aïkido qui serait trop intellectuel, parce que moi j'ai des étudiants qui font des études en sciences, des choses assez poussées, ils ont pas envie de faire encore quelque chose de très mental. Ils ont envie de se défouler dans un cadre qui leur convient bien parce que c'est ritualisé et c'est quand même très technique. On sait que dans les études statistiques, on n'est pas dans toutes les catégories socioprofessionnelles. Dans les étudiants, peut-être que oui, dans les jeunes peut-être que oui, mais il faut aller les chercher parce qu'en fait la culture japonaise plaît aux petits français, la culture manga, tout ce qu'on veut. Il y a la recherche de ceux qui veulent se libérer, se défouler, tout en apprenant un art martial. Il peut y avoir aussi l'aspect self défense, confiance en soi, maîtrise de ses émotions, enfin voila, je pense qu'il y a plein de champs sur lesquels on a notre public pour la prochaine génération.
Guillaume Erard : Avec toutes les informations qui sont disponibles aujourd'hui, il me parait difficile de promouvoir l’aïkido de la même façon que cela était fait avant, en particulier en ce qui concerne la représentation fantasmée des années 70-80 avec les mythes du guerrier invincible, etc. Quelle image doit-on présenter de l’aïkido pour le promouvoir aujourd'hui ?
Hélène Doué : C'est vrai que les arguments qu'on avait tendance à présenter avant, comme quelque chose de très traditionnel, qui correspondait peut-être à l'univers des années 70-80, aujourd'hui ce n'est plus du tout ça l'argumentaire qu'il faut qu'on développe, effectivement. Je vais prendre des exemples, quand dans « The Walking Dead », il y a un personnage qui fait de l'aïkido, c'est génial ; quand ils trouvent dans une série japonaise un personnage qui fait de l'aïkido, c'est génial ; quand « La Casa de Papel », ils ont un épisode dans la troisième saison qui parle d aïkido, c'est partagé à mort sur les réseaux sociaux parce qu'on parle deux minutes d'aïkido… Je trouve que quand même, il y a des signes qui me disent que l'aïkido a une bonne image et une bonne presse et qu'il faut qu'on l'utilise parce que que ce soit des pratiquants ou des non pratiquants, ça les interpelle qu'on parle d’aïkido dans leur série préférée. Mais il faut trouver un argumentaire qui leur parle de manière un peu plus moderne, un peu plus tangible, un peu plus pragmatique peut-être.
Guillaume Erard : Parlons du rôle de l’aïkido en dehors du tatami. Qu'est-ce que l’aïkido a apporté dans ta vie, qu'une autre discipline n'aurait pas pu t'apporter ?
Hélène Doué : On dit souvent que l'aïkido c'est une grande famille, c'est vrai pour plein de choses. J’ai fait du volley-ball, j'ai fait de la natation, j'ai fait d’autres activités sportives, et outre la compétition que je mets de côté parce que ça ne plaisait pas du tout, c'est vrai que dans l'aïkido, il y a une espèce de structuration du système qui fait que c'est quelque chose qui me semblait, en tout cas quand j'étais adolescente, très constructif. Je ne savais pas l'expliquer. Aujourd'hui, je saurais mettre des mots, mais c'était quelque chose d'intuitif, j'avais la sensation que les gens qui étaient au dessus de moi, mes sempai, les gens de toutes les générations qui étaient proches de moi, les gens qui étaient en dessous de moi, et mes enseignants, tout ça formait un tout. On allait quelque part, on y allait tous ensemble et ça allait être bien. Il y a quelque chose de très structurant et rassurant et je pense que tant dans la richesse des échanges entre les gens que dans les relations qui se nouent au fil de 10-20 ans de connaissances, ça c'est peut-être unique. Pour ma part, de toutes les activités sportives que j'ai faites, c'est la chose qui est peut-être la plus unique. Les pratiquants viennent pour la pratique mais souvent, ils viennent aussi beaucoup pour le lien social que cela crée, pour la famille qu'ils n’ont pas, pour autant d'autres raisons. Je vois en étant ici, il y a certaines personnes que je connais, d'autres que je ne connais pas, mais il y a une espèce d'émulsion qui se fait. En fait on fait les mêmes choses, on participe aux mêmes activités, on a la sensation de travailler pour quelque chose qui est plus grand que nous et qui nous baigne dans la même famille au delà des frontières, ce qui est quand même assez exceptionnel.
Guillaume Erard : L’aïkido est pratiqué en Europe depuis plus de 60 ans, et le niveau technique moyen n'a rien à envier à celui du Japon. Du coup, la connexion avec le Japon est-elle toujours importante ?
Hélène Doué : Oui, elle est importante. Tu me demandais tout à l'heure pour ma formation, c'est vrai que j'ai suivi essentiellement Christian, mais c'est vrai qu'aujourd'hui on aime bien, avec Fabrice, ouvrir un peu le champ de la pratique en venant voir les sensei japonais, Miyamoto Sensei, Yasuno Sensei, Yoko… Alors, Yoko c'est encore différent parce que c'est vraiment quelqu'un avec qui on a une grande grande amitié, mais ca complète notre pratique. C'est bon aussi de se baigner dans les origines de l'aïkido, la culture nous intéresse, c'est un tout, le pays nous intéresse parce qu'il est très beau aussi. C'est tout un tas de choses qui se complètent, mais c'est vrai que ca me semble important... Dans les enseignants que je connais, il y en a un certain nombre qui sont très attachés à garder la transmission des mots japonais ou le reishiki. Je pense qu'il y a vraiment des choses qu'il faut garder pour garder le corps de notre discipline. C'est vrai que peut-être, en France, il y a beaucoup de dojo qui ont un peu relâché l'étiquette. Moi j'ai connu une étiquette très rigide.
Maintenant ce que je peux voir parfois, c'est peut-être un peu trop relax dans certains dojo, donc essayer de garder un juste milieu pour garder une espèce de cohérence avec ce qui se passe au Honbu Dojo., avec le Doshu. Quand on assiste aux cours du Doshu, on se rend compte qu'on fait la même chose, mais pour garder cette filiation, cette connexion, je pense qu'il y a quand même un minimum à garder, tant sur le vocabulaire que sur la transmission des règles. Alors peut-être que pour nous Européens, toutes les règles ne nous parlent pas et certaines nous semblent trop extrêmes parce que c'est pas notre culture, mais il y en a quand même un grand nombre pour lesquelles c'est du bon sens de vie en société, de vie en collectivité avec les gens. Donc ça me semble important de temps en temps de revenir ici pour s'y confronter en vrai. Et puis l'enseignement de tous ces maîtres japonais qu'on aime bien, c'est aussi une manière pour nous, je te le disais tout à l'heure, de varier notre pratique, de ne pas s'enfermer. Même si on adore ce qu'on fait, de toujours essayer d'ouvrir,. Christian nous demande toujours d'ouvrir notre palette d'outils, et nous dit que c'est un prisme, tout ce qu'on fait se ramène à une seule chose et s'ouvre sur d'autres choses. Peut-être que pratiquer ici, ou de suivre ces enseignants quand ils viennent en France, ça enrichit notre pratique, ça nous oblige à pas être dans notre rail uniquement à se fermer des portes. Ça nous offre aussi une liberté de faire et d'être qui est importante.
Hélène répondant à mes questions dans le dojo d'O Sensei
Guillaume Erard : En tant qu’enseignante professionnelle d'un art martial japonais, est-ce que tes élèves attendent de toi que tu parles le japonais et que tu connaisses la culture japonaise ?
Hélène Doué : Ça va dépendre des publics, c'est-à-dire que pour le public de mon club, ça va être très variable. Il y en a qu'il va falloir emmener gentiment vers un peu plus de culture, qui voient ça vraiment comme un loisir. Ils feraient ça comme ils feraient autre chose comme sport. D'autres au contraire viennent avec effectivement une vision, peut-être une sensibilité pour le Japon. Les étudiants que je vais avoir à la fac, alors eux, ils en sont friands. Ils ont toute cette culture japonaise à priori, et moi je dois alimenter en plus. Ils sont fanatiques de samouraïs, fanatiques d'armes, je ne peux pas me passer de leur faire du sabre ou du jo, je suis obligée. Effectivement, là, je suis un package, il faut que je sois à la hauteur de leurs attentes en matière de culture nippone, ça c'est sûr.
Guillaume Erard : L'image que tu as du Japon aujourd'hui doit être bien différente de celle que tu avais lorsque tu as commencé, moins romantique peut-être. Comment ressens-tu cette perte d'illusions ?
Hélène Doué : Bah c'est mieux, en fait, parce que c'est concret. Ça paraît logique enfin. Effectivement, c'est pas mystique, c'est pas romancé, c'est pas fantasmé, c'est concret et c'est conforme finalement à ce qu'on attendait, peut-être… Parce qu'on attendait peut-être un cadre, on attendait peut-être quelque chose un peu imaginé avec des idées fausses, et finalement j'ai envie de dire que c'est mieux parce que c'est vrai et ça correspond à nos attentes, sinon on aurait arrêté la pratique. Donc c'est bien, c'est pas décevant, au contraire, c'est plus authentique peut-être comme ça.
Guillaume Erard : Est-ce que la façon dont tu présentes l’aïkido a changé en fonction de cela ?
Hélène Doué : Elle est peut-être plus proche de la réalité, oui. Peut-être plus complète. Au début où j'ai enseigné, j'étais très concentrée sur la technique, de transmettre vraiment de manière très rigoureuse mais très simple ce qu'on m'avait transmis. Je n'avais sûrement pas conscience de tout ce que ça pouvait représenter, en tout cas pour les gens qui venaient pratiquer. Peut-être pour moi aussi, inconsciemment, je n'en avais pas conscience oui, effectivement, maintenant je le réalise. Je découvre que les gens ont aussi besoin de connaître un peu plus la culture, ils ont peut-être besoin de ça aussi pour se structurer. On ne peut pas en faire l'économie, effectivement, sans exagérer parce qu'on ne va pas les abreuver de choses non plus. Moi aussi, j'apprends petit à petit, je me sens toute petite dans la connaissance encore aujourd'hui, j'essaie de bien suivre tout ce qui se passe et de pas commettre d'impair, mais j'apprends beaucoup par mimétisme, et j'essaie de transmettre ce que je pense être juste. Après, c'est très modeste parce qu'on a la sensation que, quand même, tout est un peu complexe dans les relations du Sensei avec les élèves, les relations des élèves entre eux… Ça me semble être un système un peu complexe où j'aborde une partie de l'iceberg mais peut-être que je n'ai pas encore tout compris, donc peut-être que oui, au fur et à mesure je vais petit à petit plus profond dans la compréhension de ce que sont les relations, de ce que qu'est la transmission. J’ai l'impression de débuter là encore un peu.
Guillaume Erard : Plus tôt, tu parlais de l’aïkido comme d'une grande famille. Je pense que l'un des éléments les plus importants de la pratique au Japon, se trouve dans la cohésion du groupe. Comment sont les choses de ton côté en France ?
Hélène Doué : Tout à fait, oui, parce qu'on a tendance à segmenter la pratique : la pratique pour les enfants, la pratique pour les personnes âgées, pour les jeunes… Il faudrait peut-être remettre tout ce monde là ensemble, sans trop fermer les pratiques des uns et des autres parce que peut-être que chacun va s'y retrouver momentanément mais en fait, sur le tatami, les gens sont tous ensemble. C'est vrai que quand les gens viennent me voir, je leur dis tout de suite que les cours sont mixtes d'âge, de genre, de gabarit, pour qu'ils ne soient pas surpris. La communication qu'on leur vend parfois c'est : « Venez ! » et des fois les gens me disent : « Ah mais oui mais on n'est pas juste entre femmes ? », « Ah oui mais on n'est pas juste...? » Et bien non parce que c'est pas ça l'aïkido et si vous n'êtes pas prêt à le prendre d'emblée, vous allez être déçus. On me demande souvent des cours particuliers d'aïkido, je dis oui, si on veut débloquer un point particulier ou si on veut focaliser pour un cours ou deux sur quelque chose, mais je ne peux pas donner des cours particuliers à quelqu'un pour une progression parce que le but du jeu, c'est quand même d'être dans le collectif. Donc oui c'est vrai, je pense qu'il faut replacer notre discours sur le fait qu’on pratique ensemble, c'est ça qui fait la richesse des échanges, oui.
Guillaume Erard : L’aïkido se veut d’être pertinent dans le contexte et dans la période dans lesquels il se pratique, et sa pratique est donc forcément diverse. En tant que pur produit du Cercle Tissier, as-tu déjà eu affaire à un type d’aïkido qui n'ait que peu à voir avec ce que tu fais toi ?
Hélène Doué : Pas encore. On va dire que j'ai déjà fait un tour du terrain en allant beaucoup en tant que pratiquante, j'ai beaucoup suivi Christian partout en région et à l'étranger donc ça permet déjà de voir les conditions de pratique, les cultures différentes, les influences des enseignants qui ont été là, japonais ou européens. Ça permet déjà de pas mal défricher le terrain et d'avoir une idée globale des différents styles, des collisions qu'il peut y avoir, ou des envies de pratiquer et ça permet d'anticiper les problèmes. C'est vrai que dans les pays nordiques, ça ne sera peut-être pas la même chose que dans les pays de l'est, et encore pas la même chose que dans les pays comme l’Italie, l’Espagne… La relation, la pratique ne va pas être la même, et parfois en régions en France, ce n’est pas la même non plus. Le fait d'avoir été beaucoup avec les pratiquants, parmi les pratiquants, ça aide déjà. Ça aide déjà à voir comment l'enseignant prend le groupe, s'en sort. Il faut beaucoup s'inspirer de ça aussi je pense parce que ça aide et ça évite de tomber dans certains écueils quand on est enseignant soi-même. Là, j'en suis au début, modestement encore, je ne suis pas passée partout dans le monde pour enseigner, je commence seulement, mais j'essaye de fonctionner comme ça pour répondre au mieux aux attentes des gens et de ne pas essayer de leur imposer quelque chose qui d'office, on sait qu'ils n'achèteront pas parce que ça leur correspond pas ou que c'est trop radicalement différent d'un coup. Il y a une manière de proposer les choses, à les inviter à faire plutôt qu'à leur imposer, plutôt essayer de les faire venir partager la pratique. Mais oui c'est un positionnement en tant qu'enseignant, et effectivement une sensibilité sur comment sont les pratiquants de tel et tel endroit, oui.
Guillaume Erard : En tant qu'enseignante, t'es-tu déjà trouvée à enseigner lors d'un stage et à te rendre compte que les gens ne pratiquaient pas pour les mêmes raisons que toi ?
Hélène Doué : Très sincèrement, pas à mon niveau, parce que les gens qui m'invitent sont soit c'est des gens qui me connaissent depuis très longtemps, donc ils savent pourquoi ils m'invitent, soit ce sont des clubs qui veulent une filiation avec Christian et qui du coup m'invitent parce qu'ils sont preneurs on va dire. Donc moi j'ai pas encore ce genre de situations… Alors, peut-être que c'est dû à mon niveau, peut-être c'est dû aux lieux où je vais pour l'instant, je n'ai pas ce genre de problème pour l'instant parce que je pense que je ne suis pas encore à ce niveau de responsabilité de stage, tout simplement. Peut-être que ça arrivera dans l'avenir, mais pour l'instant j'en suis indemne, pour l'instant ça va.
Guillaume Erard : En aïkido, les gens prennent leur retraite beaucoup plus tard que dans d'autres sports. Quelles sont tes relations avec les autres enseignants sur ce spectre étendu d’âges et d’expériences ?
Hélène Doué : Alors… En ce qui concerne les enseignants de ma génération, on n'a aucun mal à fonctionner entre nous. Après ça viendra peut-être avec plus de responsabilités ou plus de rayonnement de chacun, peut-être qu'on se gênera plus les uns les autres, je ne sais pas, mais j'ai l'impression qu'on a un état d'esprit où on fonctionne très bien tous ensemble. Si on n'a pas les relations directes, on est très respectueux, j'ai la sensation qu'on est assez collaboratifs d'une manière générale. Après, avec la génération du dessus, il y a deux profils, c'est pas compliqué : il y a les anciens qui sont très facilitateurs, très bienveillants, qui nous prennent par la main, qui nous facilitent les choses et qui assurent la filiation et la lignée, et puis il y a ceux qui le sont moins, et qui sont plus frileux, plus raides dans leur manière d'envisager les choses, plus fermés, qui ne nous laissent pas de place, C'est assez facile de faire de se positionner entre les deux. Ceux qui ne veulent pas, ben tant pis parce qu'on fonctionne avec ceux qui nous laissent la place. On a la chance d'avoir des gens qui nous accueillent, qui savent qu'on ne va pas leur prendre leur place, qui ont cette sécurité même de savoir qu'on les respectera, il n’y a aucun quiproquo là-dessus, aucun doute, c'est très très limpide, les relations sont très faciles et du coup ça facilite la passation. Bon, et puis ceux qui ne veulent pas, on ne va pas leur forcer la main, de toute façon on ne peut pas plaire à tout le monde et on ne peut pas contenter tout le monde, mais il ne faut pas se voiler la face non plus, il y a vraiment les deux cas de figure : Ceux qui ne veulent pas et ceux qui veulent.
Guillaume Erard : Un jour, ta génération sera à la tête de l’aïkido. Que voudrais-tu que l’aïkido devienne lorsque tu seras aux manettes ?
Hélène Doué : Je pense qu'il faut à tout prix qu'on conserve notre mixité parce que c'est ce qui fait la force de notre discipline, donc toujours encourager les gens. Mais une mixité au sens large, donc que toutes nos générations soient présentes sur le tatami, que les deux genres soient présents, pas forcément à égalité, mais enfin qu'ils soient bien représentés tous les deux, donc conserver cette mixité, que ça devienne pas quelque chose de fermé et encore une fois d'un peu cloisonné, ça je pense que c'est très important. Et puis peut-être conserver chez les gens l'envie ou donner l'envie aux gens de s'investir de manière régulière. Moi, j'ai la sensation qu'il y a beaucoup de gens qui s'investissent par à-coups, ou qui s'investissent de manière irrégulière. Ca a peut-être toujours été le cas, ce n'est peut-être pas le fait de notre société actuelle, mais si on pouvait bien faire sentir aux gens que pour progresser, il faut une régularité, ne serait-ce qu'une régularité de base. C n'est pas compliqué, c'est dans n'importe quelle discipline, n'importe quelle artistique corporelle, n'importe quoi, il faut s'investir, et sur le long terme. Je pense que c'est ça qui est un peu notre défi, ne pas qu'on soit consommateurs, mais qu'on voit vraiment ça comme le moyen d'avoir quelque chose qui structure pour des années et qui entretient, qui permet de vivre harmonieusement, avec toutes les valeurs de notre discipline. La régularité de pratique et l'investissement sur le long terme, je pense que c'est ça qui va être un vrai point crucial, surtout chez les jeunes, alors bien leur faire passer le message.
Guillaume Erard : Le système fédéral est souvent critiqué en aïkido. Que penses-tu de ce système et est-il toujours adapté à la pratique ?
Hélène Doué : Au niveau où on en est, on a la sensation avec Fabrice que c'est important qu'on reste dans une fédération, parce que ça assure déjà une cohésion entre tous les hauts gradés. On se rencontre deux fois par an lors de séminaires, donc on discute des principes de la pratique, on a une mise en commun de nos points de vue. Moi, j'apprends beaucoup parce que je suis jeune entrée au collège technique, donc j'apprends encore beaucoup de mes anciens. Ça nous semble important de rester dans une fédération parce que d'un point de vue enseignement, ça assure une cohésion même si chacun a ses idées, - il y a des fortes personnalités, - ça nous oblige à ne pas être complètement chacun sur sa petite planète, donc ça donne une cohérence technique globale, même s'il y a des différences de style quand même, on garde une structure et des liens. Après, aussi sur le terrain, tout système est critiquable, mais les licenciés en ont peut-être moins conscience. Ils ont des fois l'impression que la fédération ne sert à rien, mais si on a une cohésion dans les enseignants et dans les techniciens, et le même son de cloche de la part du Conseil d'Administration et des gens administratifs qui organisent la fédé, le message que nous on va retransmettre, le message que les enseignants vont retransmettre dans les clubs - Il y a de la perte évidemment dans ce qui est retransmis - mais ça assure aussi une cohésion nationale.
Si notre système est bien structuré, avec des diplômes, avec des moyens de devenir enseignant, avec des moyens de devenir bénévole, c'est quand même grâce à notre fédération et aux moyens qui sont mis en oeuvre pour former les gens de manière ponctuelle, de manière continue, donc ça assure quand même une stabilité, une cohérence du système. Après, je peux comprendre qu'il y ait des anciens ou qu'il y ait des gens qui ont envie d'en sortir parce qu'ils ont déjà beaucoup donné ou parce qu'ils voient plus les inconvénients que les avantages, mais nous, au niveau où on en est, on y voit plus les avantages que les inconvénients encore, très sincèrement.
Guillaume Erard : La France a un très fort ratio professeurs/élèves et un grand nombre d'enseignants professionnels. D'un autre côté, on sait aussi que le nombre de licenciés est en diminution. Ce système est-il viable sur le long terme ?
Hélène Doué : Oui, oui, c'est vrai qu'on a tendance à dire qu'il y a trop de chefs et pas assez d'élèves. Je pense qu'une des solutions c'est vraiment de pas attendre que les élèves viennent. Moi, je suis allée travailler pendant 10 ans avec des jeunes autistes dans un Institut Médico-Educatif. Il y a l'aïkido pour les enfants, bien sûr, et je pense qu'il y a moyen de diversifier pas mal les publics qu'on touche, mais il faut aller les chercher. Pareil dans les politiques publiques, le sport santé, le sport pour les femmes, le sport en entreprise, tout ça, c'est vraiment des missions qui sont très importantes pour la politique du sport en ce moment, donc il faut que les enseignants prennent le problème à bras le corps et n'hésitent pas à faire des démarches, à prendre leurs petits papiers sous le bras pour aller ouvrir des clubs parce qu'il n’y a pas des clubs d'aïkido partout. Souvent, on a tendance à attendre qu'il y ait un prof qui s'en aille d'un dojo pour prendre sa place. Et bien non, « va dans la ville d'à côté, il n’y a certainement pas d'aïkido », et C’est souvent le cas ! Il y a une forte densité de population mais il n'y a pas de club d'aïkido, donc pourquoi ne pas faire les démarches pour en ouvrir un ? Et puis après, je pense qu'il faut changer de profil, alors pas être VRP de l'aïkido, mais il ne faut pas hésiter à aller mouiller la chemise pour aller travailler avec d'autres publics, aller les chercher parce qu'il y a une vraie richesse à développer pour soi-même en tant qu'enseignant.
Tout ça va peut-être amener des gens qui vont aller venir pratiquer en club après, si on estime que c'est la pratique de club notre base de licenciés, et c'est ça qui compte pour les chiffres fédéraux, toutes les missions qui vont être menées par les enseignants qui vont, chacun pour soi, en fonction de ses affinités, aller chercher de faire dans n'importe quel endroit, ça peut être en maison de retraite, ça peut être en entreprise… Il y a beaucoup de coachs qui se lancent dans l'aïkido... On peut mixer des concepts, peu importe, du moment que le message de l'aïkido est véhiculé, moi j'ai envie de dire que c'est bon à prendre parce que ça nous donne de la visibilité. De toute façon, on n'est pas une discipline à compétition, on va difficilement passer à la télévision, donc il faut qu'on trouve nos moyens d'avoir nos propres médias et nos propres moyens de se faire connaître parce qu'une fois que le message est planté, souvent, ça développe des choses. Je pense que c'est comme ça que les nouveaux enseignants qui auraient peut-être tendance à se dire que « Ça sera bien quand on va me donner un dojo ». Non, il va falloir aller le chercher, c'est peut-être ça que notre génération et les générations d'après auront à faire comme travail.
Guillaume Erard : Est-ce que le problème démographique de l’aïkido est dû au fait que les gens ne savent pas que cela existe, ou est-ce dû au fait qu’ils en ont une vision inexacte ?
Hélène Doué : Je crois que c'est l'idée que les gens ont dans la population de l'aïkido qui n'est pas exacte parce qu'on est répertoriés comme les gens avec un hakama et un bâton. Or on se tue à dire que souvent, en France, les trois quarts de la pratique, c'est à mains nues, donc il y a une image qui est complètement délirante, souvent, qui est héritée de je ne sais pas quoi qui fait qu'on est les gens avec les bâtons, au mieux. Donc il faudrait qu'on modernise un petit peu plus et qu'on alimente de termes peut-être un peu plus concrets l'imaginaire des gens. C'est vrai que les gens ont souvent comme idée les trois arts martiaux principaux : judo, aïkido, karaté, oui. Et au-delà de ça, l'aïkido ça commence à être un peu flou quand on doit y mettre des mots, donc il faudrait peut-être qu'on arrive à préciser un peu pour que les gens en aient est une idée plus claire et que ça fasse un peu plus son chemin, oui. Pour les parents, pour mettre leurs enfants à l'aïkido, pour les gens en entreprise, pour plein de choses, les gens qui travaillent à l'hôpital... Après, il y a des questions de moyens, mais les valeurs qui sont portées par l'aïkido, les moyens d'action qui sont mis en oeuvre, la pédagogie de l'aïkido, elle est utile sans être dénaturée, parce que ce n'est pas la peine de prendre nos concepts et puis d'en faire des mots-valise, mais je pense qu'il y a moyen de les transmettre de manière assez authentique, mais de manière un peu moderne pour que ça parle aux gens aujourd'hui et qu'ils en aient une image un peu plus réaliste que ce qu'ils en ont aujourd'hui.
Guillaume Erard : Au Japon, la plupart des budo sont vus par les gens principalement comme des méthodes de développement personnel. Qu'en est-il en France ?
Hélène Doué : Alors, j'aurais tendance à dire qu'en France, le karaté et le judo ont été beaucoup, beaucoup mis en avant par le biais de la compétition. Donc, en fait, on a tendance à oublier que ce sont des systèmes d'éducation au même titre que l'aïkido. Du coup, quand on parle d'aïkido et qu'on dit que c'est un système d'éducation et, a fortiori, quand on parle aux collectivités publiques, aux mairies, à l'Etat, au ministère des sports, quand on leur présente comme système d'éducation, ça leur parle très directement, alors que le judo et le karaté devraient leur parler tout autant. C'est une vraie problématique pour les judokas et les karatékas parce qu'ils ont l'impression d'être dénaturés, et eux-mêmes le disent souvent, ils disent : « Nous on parle du judo enfants, on a 95 % de nos effectifs c'est des enfants, on nous parle de la compétition, on nous parle des vedettes du judo. » Le karaté pareil et c'est vrai qu'il y a eu des tentatives souvent de revenir à quelque chose... Alors ils ont nommé ça légèrement différemment pour mettre ça à côté de la compétition, mais les gens n'identifient pas du tout, ils pensent que c'est une discipline à part, ils pensent pas du tout que c'est lié au judo ou karaté. Nous, quand on apporte notre argumentaire qui pourtant devrait être le même argumentaire pour tous les budo, eh bien là, on a l'écoute, d'une manière générale, du système éducatif, de l'école, du ministère des sports, parce que : « Ah, vous, vous apportez des valeurs, vous structurez les gens... » Oui, et donc souvent on le présente comme ça et c'est ça qui fait la différence, ce qui ne devrait pas.
Guillaume Erard : De la façon dont il est enseigné aujourd’hui, l’aïkido n’est ni une méthode rapide, ni particulièrement efficace pour aborder le combat, et les gens le savent de plus en plus. Est-ce une bonne ou une mauvaise chose pour l’aïkido ?
Hélène Doué : Je pense que c'est à première vue sa faiblesse, et en second temps sa force, parce qu'en fait, il y a beaucoup de gens qui s'inscrivent au krav maga ou qui s'inscrivent au MMA ou à la boxe, qui ont l'impression que ça va être un système... on leur vend comme un système rapide, efficace en peu de leçons, tout de suite applicable dans la rue, qui donne une confiance en soi et une martialité terrible. Et en fait, les gens, au bout de quelques cours, ils se font mal, ils n'apprennent pas si vite que ça. Apprendre à donner un coup et avoir de l'efficacité, ou ne serait-ce qu'à en recevoir un, il faut en prendre un certain nombre et ils sont pas forcément prêts à les recevoir directement. Donc on vient souvent nous voir dans un second temps en nous disant : « Bon, j'ai ramassé là, au krav maga, est-ce qu'on pourrait pas y aller un peu plus tranquillement ? » Et donc là, oui, là on peut développer notre argumentaire et il touche sa cible.
Par contre, quand on présente les chose à des gens qui veulent aller un peu plus vite, et on leur dit : « Attendez ça va être un peu plus long, il va falloir apprendre à rouler, va falloir apprendre à donner des coups, va falloir... » Il faut leur dire qu'ils vont pouvoir prendre du plaisir assez rapidement à partir du moment où ils vont savoir chuter, qu'ils ne vont pas se mettre en danger et qu'ils vont pouvoir faire quelques mouvements, ils vont commencer à prendre du plaisir. Mais les premiers cours, on ne peut pas leur dire qu'ils vont vraiment avoir l'impression de s'exprimer énormément. Ceux-là, généralement, vont voir d'abord quelque chose de plus immédiat, soit finalement ils se disent : « Bof, de toute façon, c'est pas pour moi », soit ils reviennent, donc c'est peut-être une faiblesse a priori, mais c'est ce qui fait la force du système sur le long terme, parce que les gens voient bien que quelle que soit l'activité qu'ils font, sans effort et sans longueurs, ils n'arrivent à rien, que ce soit jouer du piano, danser, il n'y a rien qui est immédiat, donc généralement ça les remet assez rapidement face à la réalité. Après ils achètent ou ils n'achètent pas le concept, mais c'est une force en second temps, ça, il faut savoir l'utiliser comme ça.
Guillaume Erard : La perte d’intérêt est-elle due au fait que la self-défense est une priorité dans la vie de beaucoup de gens aujourd'hui ?
Hélène Doué : Oui, moi je pense qu'il y a plus de demandes d'applicabilité parce que le contexte est plus anxiogène. Il y a des gens qui viennent, des mamans qui viennent, qui amènent leurs jeunes filles adolescentes parce qu'elles ne veulent pas qu'il leur arrive du mal. Moi en plus j'habite à Paris, donc c'est un peu particulier avec les attentats. Le contexte est plus anxiogène donc il y a une volonté de pouvoir se défendre, de pouvoir donner le change rapidement, ce qui à mon sens était peut-être plus fantasmé ou plus idéalisé dans les années 70-80, on avait l'idéal du maître qui sait se défendre, mais c'était quand même très mystique, très idéaliste. Là, les demandes sont très pragmatico-pratiques, on n'est pas du tout dans l'imagé, on est vraiment dans du concret, on veut savoir se défendre, se battre, et maintenant.
Guillaume Erard : Quand les gens viennent dans ton dojo pour apprendre à se battre, les décourages-tu de s'inscrire ?
Hélène Doué : Ça va dépendre des profils des gens, mais si les gens sont dans une logique on va dire belliqueuse, ils vont au départ perdre leur temps à faire de l'aïkido parce qu'ils vont vouloir se bagarrer avec tout le monde mais ils vont être frustrés parce qu'ils auront l'impression de ne pas avoir pu exprimer leur potentiel. Donc peut-être que ces gens-là, oui, dans un premier temps, il faudra les orienter vers quelque chose de plus immédiat. Alors il y a des tentatives en France de cours de self-défense-aïkido, mais je ne suis pas sûre que ce soit la meilleure des solutions parce que c'est pas notre cœur, ce n'est pas notre sujet. Nous on propose quelque chose pour éviter les conflits, avoir une sérénité et une maîtrise, pour ne pas aller se mettre dans les ennuis ou savoir résoudre les conflits avant qu'ils ne prennent des proportions trop engagées. On est un peu en amont de la bagarre nous. Cependant, il faut continuer à dire aux gens que oui, il y a une martialité, et si on doit aller jusqu'au bout dans une relation de conflit, peut-être qu'il faudra aller jusqu'au bout. Il ne faut pas complètement évacuer la notion de martialité de notre discipline, mais encore une fois, il faudra peut-être aiguiller différemment les gens pour ne pas qu'il y ait des erreurs de parcours. Ceux qui pour qui la bagarre, c'est le plus important, on va peut-être leur dire de ne pas faire de l'aïkido tout de suite. Je pense qu'il ne faut ni complètement décourager les uns, ni ne récupérer que les autres, c'est-à-dire qu'on a besoin de tous les profils sur un tatami, on a besoin de se bagarrer aussi dans nos modes de relation, mais il faut tous les profils. Moi je sais, j'étais extrêmement timide quand j'étais petite, c'est vrai que ça m'a appris à m'ouvrir complètement, sinon je ne serais pas en train de te répondre aujourd'hui ça serait catastrophique (rires). Je pense qu'il faut tous les profils.
C'est typiquement aussi les enfants qu'on reçoit à l'aïkido. Il y a des enfants très agités que l'aïkido va permettre de stabiliser, et de calmer, et puis il y en a d'autres qui sont très très craintifs et que ça va permettre d'ouvrir. A mon avis, il faut qu'on harmonise tout le monde, mais c'est un enjeu difficile. C'est notre travail de concilier tout le monde, des opposés parfois. C'est vrai qu'on a tendance à prendre les gens du point où ils en sont pour pouvoir les amener aussi loin que possible dans leur développement, tant humain que technique. Bon c'est vrai qu'on se charge d'une sacrée responsabilité... Comment dire ? Cette sensation que tu as, c'est peut-être aussi une question de progression dans la pratique, c'est peut-être un passage « obligé » pour certains de se comporter mal ou de se sentir arrivé avant d'être parti, c'est peut-être une étape de la progression, va savoir. Pour certaines personnes, et qui passe après ou qui ne passe pas, parfois. Peut-être que c'est pas négligeable non plus, peut-être que ça fait partie aussi, à un moment, quand on se chahute avec les gens, qu'on a l'impression de prendre le dessus... Les personnalités de chacun peuvent ressortir. C'est vrai que quand on fait des arts martiaux, on dit souvent qu'on on est un peu nus dans la pratique, que notre personnalité ressort beaucoup, donc il y a forcément des excès qui vont ressortir, et puis des choses qui vont s'exprimer qui étaient un peu enfouies, donc c'est une harmonisation systématique des choses qui sont un peu trop présentes, des choses qu'il faut qu'on cultive. On dit toujours que nos qualités, on les a, mais il faut surtout essayer de travailler ce qui nous fait défaut. Bon, peut-être que c'est un passage aussi de la progression de chacun, on a peut-être des moments où on n'est pas très sympa dans la pratique ou rugueux... Il y a aussi des caps à passer donc c'est un sacré mélange. C'est là que le travail de l'enseignant est compliqué parce qu'il faut qu'il fasse la part entre : « Est-ce que c'est une phase de son développement ? », «Est-ce que c'est un trait de sa personnalité ? » C'est un jeu un humain subtil, oui.
Guillaume Erard : Quand on considère la place importante qu'a l’aïkido dans ta vie, est-ce que tu ressens parfois le besoin de prendre une distance avec cet environnement ?
Hélène Doué : Oui, moi, parallèlement, je fais du yoga. Fabrice fait du zen à côté depuis des années, donc on a aussi des activités qui sont séparées. On a aussi une constante entre nous de se dire que si on voit que l'autre commence à se laisser aller, on n'hésite pas à se botter les fesses mutuellement, à se rappeler à l'ordre, on va dire. Alors, évidemment, je pense qu'on se le dira gentiment, mais oui, on veille l'un sur l'autre. Effectivement, il faut aussi surveiller de pas être effectivement en noyau fermé, comme tu dis, mais d'avoir un peu de champ pour pas être à gamberger et se croire unique au monde. Chacun veille l'un sur l'autre, on se le dit toujours, on se l'est toujours dit. Parfois, en contre-exemple de certaines personnes qu'on voit évoluer, parfois des gens qu'on connaît très bien ou qui ont pratiqué avec nous à la même génération, et on se dit : « Oh la, lui, il prend une direction... Rappelle moi de pas être comme ça si tu me vois évoluer dans ce sens là ! » Après, on a la chance d'évoluer dans le même sens avec Fabrice, mais on se dit que c'est une chance parce qu'on pourrait aussi complètement diverger sur nos chemins de choix, d'envie... Mais pour l'instant on reste très cohérents, mais on est vigilants quand même, enfin, on essaye d'être vigilants l'un par rapport à l'autre et aussi de garder des choses complètement en dehors de l'aïkido.
Merci à Inagaki Shigemi Shihan, Kei Izawa et Wilko Vriesman pour leur aide. Transcription par Guillaume d'Andréa.