Olivier Gaurin est l'un des pratiquants francophones les plus célèbres. Son parcours atypique et son aisance avec les mots ont fait de lui l'une des voix les plus portantes de notre art martial. Olivier Gaurin vit au Japon depuis de nombreuses années, il a eu la chance de pratiquer sous la direction des plus grands maîtres dont Ueshiba Kisshomaru, Osawa Kisaburo et Yamaguchi Seigo Sensei. Il parle le japonais couramment et possède une compréhension profonde du Japon et de sa culture qu'il met volontiers à la disposition des autres pratiquants puisqu'il est l'auteur de trois livres sur la pratique de l'Aikido et prépare actuellement son quatrième. J'ai retrouvé Olivier Gaurin un soir à son appartement de Tsukishima à Tokyo où nous avons discuté pendant plusieurs heures de son parcours martial et de sa pratique actuelle autour d'une pizza maison préparée par le « capitaine » lui-même.
Guillaume Erard : Comment as-tu commencé l'Aikido ?
Olivier Gaurin : Je faisais de l'escrime depuis l'âge de cinq ans, j'en faisais beaucoup, mais au bout d'un certain temps j'ai eu une déformation osseuse qui m'a forcé à arrêter. Je crois que c'était à l'âge de 14 ans, on pensait à l'époque que c'était un cancer osseux, mais en fait c'était dû à la pratique de ce sport qui sollicitait trop un côté du corps par rapport à l'autre. J'ai donc dû arrêter et faire beaucoup de rééducation. Après cela il a fallu penser à un autre sport, la condition étant qu'il utilise des deux côtés du corps de façon symétrique. On m'a conseillé la natation, mais cela ne m'intéressait pas vraiment car je voulais continuer les arts martiaux. J'ai pensé faire du kendo, mais là aussi la pratique restait assez unilatérale puisqu'une main est en avant de l'autre et les médecins ont refusé. J'ai donc dit à mon père que je voulais faire de la boxe ou du karaté, et nous sommes allés assister à un cours de karaté dans un dojo près de chez nous. Après cinq minutes mon père dit : « Mon fils, ça, ce n'est pas pour toi, rentrons à la maison », et nous sommes partis. Le dojo Budo XI de la rue Servan dans le 11e arrondissement à Paris proposait des cours d'Aikido. J'ai donc traîné mon père pour aller voir un cours là aussi. Nous nous sommes assis. Puis au bout d'une heure à observer le professeur qui n'était autre que Maître André Nocquet [Note : le premier uchi deshi étranger du fondateur de l'Aikido, lire la biographie d’André Nocquet], mon père a dit : « Ça, oui, je suis d'accord : tu peux le faire », et d'emblée il m'a inscrit. J'ai donc commencé l'Aikido avec Maître Nocquet, tout à fait par hasard, cela devait être autour de 1975-1976, et j'avais donc quelque chose comme 15 ans. En fait Me Nocquet est resté très peu de temps au club, et il est parti trois mois après mon inscription. C'est Jacques Mathieu qui a repris les cours après lui.
Guillaume Erard : Quelle fut la cause du départ d'André Nocquet ?
Olivier Gaurin : Je ne sais pas trop. Je crois que ça avait à voir avec la séparation de l'Aikido de la fédération de judo et la création de groupes distincts. Je pense que c'est pour cela qu'André Nocquet est parti puisque de son côté, Jacques Mathieu était partisan de cette nouvelle fédération avec des gens comme maître Tamura. Je ne m'y suis pas tellement intéressé à l'époque puisque j'étais jeune, et je n'ai donc vu André Nocquet que trois mois. C'est lui qui m'a appris mes premières chutes, et c'est à peu près tout. Pour moi c'était un homme imposant qui avait du charisme, une espèce de grizzli sympathique que tout le monde regardait émerveillé. Je ne savais pas à l'époque qui il était. Pour moi c'était un hasard de l'avoir rencontré et ce n'est que bien plus tard que j'ai appris qui il était vraiment, et ce qu'il a fait pour la dissémination de l'Aikido français, européen, et même japonais. Mais tout ceci a été chamboulé avec les divers remaniements structurels de l'Aikido en France de l'époque. Je crois qu'il a beaucoup souffert de toutes ces manigances... Jacques Mathieu, qui était kinésithérapeute, était intéressé par le Japon et il nous passait régulièrement des films anciens d'Aikido, dont l'un en particulier, en couleurs, avec O Sensei. À la vue de ce film je me suis écrié « Moi, c'est ça que je veux faire ! », et tout le monde a rigolé... mais pas moi.
André Nocquet et Moriheï Ueshiba au Hombu Dojo de Tokyo en 1956. Le partenaire d'entrainement de Nocqet Sensei dans cette vidéo est Tamura Nobuyoshi Sensei.
Ce que faisait Christian Tissier était assez indescriptible, quelque chose d'incomparable, de très brillant par rapport à ce qui se faisait chez les autres Sensei que j'avais pu voir Guillaume Erard : Comment as-tu rencontré Christian Tissier ?
Olivier Gaurin : Jacques Mathieu avait été au Japon pendant un mois ou deux, et là-bas il avait rencontré Christian Tissier. C'était d'ailleurs juste avant le retour de ce dernier. Lorsque Christian Tissier est rentré en France, Jacques Mathieu l'a invité à donner un cours hebdomadaire à son dojo de la rue Servan et c'est là que je l'ai rencontré. J'y ai découvert un Aikido que je ne connaissais pas, quelque chose de très dynamique, de très beau, quelque chose qui avait du panache. Ce que faisait Christian Tissier était assez indescriptible, quelque chose d'incomparable, de très brillant par rapport à ce qui se faisait chez les autres Sensei que j'avais pu voir. Une fois que Christian Tissier a ouvert son dojo à Vincennes je suis allé m'y inscrire et j'ai fait partie de ce petit noyau d'élèves qui furent les premiers à s'entraîner là-bas avec lui. Je me suis entrainé à la fois à Vincennes et au dojo rue Servan pendant plusieurs années jusqu'à ce que ce dernier ne brûle dans un incendie, et que je finisse donc à ne m'entraîner plus qu'à Vincennes.
Guillaume Erard : Pour restituer le contexte, qui était à Vincennes à l'époque ?
Olivier Gaurin à 17 ans pratiquant le Iaïdo
Olivier Gaurin : Je me souviens bien d'Alain Verdier, Jean-Paul Nicolaï, Pascal Norbelly, Yanick Soulier, et Gérard Dumont. Il y avait aussi des gens comme Jean Motte et Dominique Mazereau, quelques années plus tard, Jean-Michel Mérit. Je me souviens aussi de bien d'autres visages et d'autres pratiquants, mais leurs noms m'échappent. Ces gens constituaient le noyau dur des débuts de Vincennes. C'était vraiment un petit noyau d'élèves et Christian Tissier était très actif, là, au milieu. C'était vraiment un dojo très intéressant, plein d'énergie et d'enthousiasme. Tout le monde voulait vraiment apprendre et s'entraîner. On était très jeunes, sans grande intelligence certes, un peu insouciants peut-être, mais on avait vraiment beaucoup de désir. Ça a d'ailleurs peut-être un peu gêné Christian Tissier puisque finalement, on était trop idéalistes et insouciants. Mais j'ai vraiment de très bons souvenirs de ce dojo. C'était quelque chose d'assez fabuleux car Christian Tissier était non seulement très généreux, mais également très affûté au niveau technique. Malheureusement, tout cela a ensuite explosé.
Guillaume Erard : Quelles étaient ces raisons de ce changement ?
Olivier Gaurin : Principalement des raisons de pouvoir ou même commerciales. Christian Tissier voulait étendre ses capacités d'enseignement, il était très ambitieux, très intelligent. Je crois qu'en rentrant du Japon, il a voulu dès le départ marquer l'Aikido français de son empreinte. Je trouve extraordinaire ce qu'il a fait, mais notre petit groupe a de fait essuyé les plâtres d'or de cette ambition. C'est la vie.
Guillaume Erard : Tu as effectué la plus grande partie de ton cursus d'Aikido en France au dojo de Vincennes n'est-ce pas ?
Olivier Gaurin : Oui, on peut dire cela : pratiquement tout à Vincennes. On était un groupe de jeunes, tous à peu près du même âge, nous nous entraînions le plus possible, et faisions à peu près tout ce que Christian Tissier disait. Ensuite ça a changé. Patrick Bénézi et d'autres sont arrivés avec une autre politique qui s'est mise en place au moment de la constitution de la FFAAA et de la séparation avec la FFAB. En fait, ces problèmes structurels et de pouvoir ont amené de la politique à Vincennes, là où il n'y en avait pas du tout. Avant, on faisait des choses très intéressantes. Christian Tissier nous avait présenté de nombreux professeurs d'autres disciplines comme le Muay-Thaï. Je me rappelle aussi d'un cours d'Aikido avec Terry Dobson dans la petite salle de Vincennes, quelque chose d'absolument exceptionnel. C'est là d'ailleurs que je me suis dit : « Christian Tissier est vraiment fantastique, mais il y a peut-être plus encore à découvrir derrière tout cela... ». Comme chez maître Yamaguchi qu'il nous avait présenté peu après son retour en France, chaque personne était l'expression d'un monde à lui tout seul. Je crois que ce sont ces mondes qui m'intéressaient au-delà des personnes qui les représentaient.
Guillaume Erard : Quelle était la dynamique des pratiques en France à l'époque, y avait-il un clivage de styles comme on le connaît aujourd'hui ? À ce moment-là il n'y avait pas de style Christian Tissier comme aujourd'hui où les clones sont légion
Olivier Gaurin : Christian Tissier donnait beaucoup de stages pendant les week-ends ou les vacances scolaires, un peu partout en région parisienne, et très rapidement dans le reste de la France. Autant que possible, ceux d'entre nous qui le pouvaient le suivaient partout où il allait. Ça permettait de voir beaucoup de gens, beaucoup d'Aikido différents. En plus de cela, on faisait aussi d'autres stages, avec entre autres maître Tamura, qui était « LE » tenant de l'enseignement de l'Aikido en France et en Europe à l'époque. À ce moment-là il n'y avait pas de style Christian Tissier comme aujourd'hui où les clones sont légion. La pratique était plutôt difforme en France. Nous, nous étions seulement : « les élèves de Christian Tissier ». Nous apprenions de lui, mais contrairement à ce qui se passe depuis des années en France, nous n'étions pas des reproductions de l'Aikido de Christian. D'abord parce que nous étions loin de son niveau technique, mais aussi et surtout parce qu'avec une grande intelligence, Christian nous laissait une grande liberté. En France à l'époque, il n'y avait pas de style marqué : les gens faisaient un peu tout et n'importe quoi en suivant les Sensei qu'ils pouvaient approcher. Nous, nous arrivions avec un savoir un peu différent, car nous suivions Christian Tissier, qui était lui-même encore très influencé par les enseignements des maîtres Masuda Seijuro, Osawa Kisaburo, Yamaguchi Seigo, Ueshiba Kisshomaru en Aikido, et Inaba Minoru en kenjutsu. Nous avions donc juste l'orgueil de nous dire que ce que l'on faisait était un peu plus juste que ce que les autres faisaient parce qu'on était plus proche de la source Aikikai au niveau technique. Mais c'est normal, je crois, car on était jeune et qu'on aimait vraiment ce qu'on faisait. Sans mauvais esprit ni jugement gratuit sur les autres, l'enseignement de Christian c'était un peu notre fierté, notre « trésor de guerre » à nous (sourires).
Olivier Gaurin et Masuda Sensei à l'Aiki Jinja
Ce qui était formidable à l'époque, c'était d'avoir quelqu'un de généreux et de paternaliste comme Christian Tissier pour guider nos pas dans l'Aikido. Même au moment où il est revenu du Japon à l'age de 24 ans, Christian était quelqu'un de très mûr. Et je suis sûr qu'il avait déjà en tête tout ce qu'il voulait faire par la suite au niveau de l'Aikido français et même international. Christian, vous savez, c'est quelqu'un de tout à fait déterminé, quelqu'un qu'on ne peut pas arrêter : c'est un véritable tigre. Et pour nous, plus que notre Sensei, c'était un peu le grand frère « Aniki », qui nous apportait quelque chose de lumineux dont on avait besoin : une direction !
Guillaume Erard : Qu'est-ce qui t'as inspiré de partir au Japon ?
Olivier Gaurin devant l'Aikikai de Tokyo
Olivier Gaurin : En fait, dès le premier jour où j'ai vu Christian Tissier, il s'est passé quelque chose, je suis resté béat, je me suis dit que ce n'était pas possible d'avoir un tel panache. En fait, au moment où nous faisions juste des cabrioles, il nous a littéralement ouvert une porte vers un autre monde. Moi, évidemment, j'ai tout de suite eu envie de connaître ce monde et de savoir où il avait appris toutes ces choses. Alors je me souviens, après quelques années d'entraînement à Vincennes, je suis allé le voir dans le bureau-comptoir au cercle et je lui ai dit : « Voilà, j'ai l'intention de partir au Japon, peux-tu me dire comment faire au mieux ? ». J'avais 18 ans. Lui m'a regardé avec un air amusé et il m'a dit : « C'est bien, mais tu as combien sur ton compte en banque ? ». J'avais économisé tout ce que je pouvais et j'avais réussi à réunir 3 500 francs. J'allais passer le Bac, j'étais lycéen, et c'était une somme importante pour moi. Il m'a répondu : « Reviens me voir quand tu en auras le triple ». Sa réaction m'a complètement découragé et je me suis dit qu'il fallait réunir d'autres conditions et que je prendrais donc mon temps. En fait j'ai mis près de dix ans avant de partir puisque j'y suis allé à 27 ans, après avoir fini mon armée, et mes études avec une maîtrise de philosophie. Je suis donc parti pour trois mois. Entre-temps, évidemment, j'avais bien vécu en Aikido, j'étais déjà troisième Dan, et j'avais rencontré pas mal de monde. Du coup, je n'avais plus autant le besoin d'y aller. Et puis, il est vrai que Christian Tissier satisfaisait à l'époque pratiquement toutes mes attentes en Aikido.
Guillaume Erard : Partais-tu pour l'Aikido uniquement ou bien pour le Japon lui-même ?
Olivier Gaurin : Les deux évidemment, mais surtout pour l'Aikido. C'était pour moi comme un point phare. En plus du Muay-Thaï, je faisais aussi du Iaïdo et du Kendo au Dojo de la rue Servan, au début avec les gens de l'équipe de France comme Delorme, Lopicolo, Doucet, Hamot, etc. puis, après à son retour du Japon, avec Jean-Pierre Reniez. Le Japon représentait donc un ensemble martial qui correspondait à ce que j'aimais. Je me souviens que j'étais obligé de manger des bananes et des pommes chips pour survivre. Mais je m'entraînais énormément tous les jours. Je ne dirais pas cinq heures par jour, je trouve stupide de dire cela, car certains jours on est blessé ou on n'arrive pas à se lever, mais je m'entraînais vraiment beaucoup. Et donc, suivant les conseils de Christian Tissier, j'ai économisé le maximum d'argent possible. Je gagnais très bien ma vie puisque tout en étant étudiant en philosophie à l'Institut Polytechnique de la fac de Saint-Denis, je travaillais la nuit comme videur aux Bains Douches à Paris. Et je me suis dit : « Je vais trois mois au Japon, je fais tout ce dont j'ai envie, et je dépense tout mon argent s'il le faut ».
Donc une fois là-bas, j'ai fait tout ce que j'ai voulu, et j'ai vu tout ce qui m'intéressait. Je suis allé voir les temples à Kyoto, les représentations de Kabuki, des amis un peu partout dans le pays, et évidemment, j'ai fait beaucoup d'Aikido à l'Aikikai. J'ai tout fait pour contenter le désir que j'avais du Japon sur tous les plans et au bout de trois mois d'orgie culturelle, je n'avais plus un sou. Ainsi, heureux, j'étais prêt à rentrer, j'avais fait tout ce que je voulais, j'avais mon billet d'avion pour le retour et mon boulot de videur m'attendait à Paris. La vie était belle et je me disais : « Je reviendrai... ». Mais deux jours avant de rentrer, j'ai contacté un ami japonais que je n'avais pas encore eu l'occasion de voir, et je lui ai dit que je repartais bientôt en France. C'était un designer célèbre qui gérait plusieurs bars et restaurants sur Tokyo et dans le reste du Japon et il m'a dit qu'il trouvait dommage que je parte si vite vu que j'étais venu pour les arts martiaux. Il m'a dit de passer à son bureau avant de partir et là il m'a demandé si je ne voulais pas rester. Il m'a proposé un emploi, un logement un visa, et m'a même prêté de l'argent. Il m'a dit que c'était en quelque sorte : « une occasion unique à prendre ou à laisser ». Je me souviens qu'une de ses secrétaires m'avait apporté une petite coupe de thé vert. Quand il m'a posé cette question, j'ai eu besoin de temps, j'ai pris le thé et l'ai bu d'un seul trait. Mais ce thé était bouillant et il m'a brûlé toute la bouche.
Curieusement, je pense que ce retour à la réalité m'a poussé à dire oui sans une seule grimace. C'était quelque chose de très bizarre, ce genre de décision instantanée ou presque, due à la douleur, due à ce thé incandescent qui me montrait physiquement que j'avais beaucoup à apprendre ici, mais au moins que je savais déjà résister au thé brûlant japonais ; et donc que c'était faisable ! Contrairement à ce qu'il m'avait dit, ce travail qu'il m'avait proposé ne commença pas avant trois mois. Donc je pouvais faire beaucoup d'Aikido. Je n'avais pas beaucoup d'argent à disposition et je devais payer quand même le logement. Je me souviens que j'étais obligé de manger des bananes et des pommes chips pour survivre. Mais je m'entraînais énormément tous les jours. Je ne dirais pas cinq heures par jour, je trouve stupide de dire cela, car certains jours on est blessé ou on n'arrive pas à se lever, mais je m'entraînais vraiment beaucoup. Donc ça a commencé comme ça le Japon pour moi : un coup de bol... de thé brûlant m'arrachant la gueule, et aussi beaucoup d'entraînement.
Olivier Gaurin et Guillaume Erard pratiquant à Tokyo<
Guillaume Erard : Et à partir du moment où tu as commencé à travailler, quel était ton rythme d'entraînement ?
Olivier Gaurin : Je travaillais le soir jusqu'à quatre heures du matin. Après le travail, je partais directement à l'Aikikai pour les deux cours du matin et je rentrais dormir à la maison. Si possible j'allais au cours de 15 heures et juste après, je repartais travailler. C'était vraiment très dur, mais c'est comme ça que ça fonctionnait. C'était très méthodique, presque invariable : été comme hiver, pluie, neige, pleine lune ou soleil rayonnant. Le Japon c'est toujours très dur, je ne connais personne pour qui ça a été facile, même pour Christian Tissier, bien qu'il ait été beaucoup plus facile de trouver un emploi à son époque. Quand je suis arrivé en 1986, c'était juste avant l'éclatement de la bulle financière et pas mal d'argent circulait, cependant, après, ça a été beaucoup plus dur. Mais bon, quand on a vécu des phases difficiles et qu'on pratique un art martial, on sait gérer ce genre de difficultés. C'est comme ça que je vois le Do, comme une vitalité qui aide à ne pas laisser tomber. Avant l'éclatement de la bulle économique, j'étais passé à mon compte comme designer, mais ensuite, j'ai tout perdu et je suis donc reparti travailler en restauration. C'est un métier que je connais bien et que j'aime. Je n'ai jamais voulu enseigner le Français même si j'avais tous les diplômes qu'il fallait, car je voulais éviter d'être dans un milieu français justement.
Guillaume Erard : Quels instructeurs étaient là quand tu es arrivé au Japon ?
Olivier Gaurin : Il y avait tous les anciens Sensei, dont Ueshiba Kisshomaru Doshu et Yamaguchi Seigo Sensei qui m'ont beaucoup marqué. Il y avait aussi Osawa Kisaburo Sensei qui était le pilier, le directeur technique de l'Aikikai, ainsi que Masuda Seijuro Sensei que j'aime encore beaucoup, et Watanabe Nobuyuki Sensei, l'indescriptible magicien de l'aiki. Il y avait aussi Arikawa Sadateru Sensei qui était vraiment formidable, même s'il faisait très mal et même si je ne le comprenais pas bien dans ses techniques, ni non plus ses élèves d'ailleurs. Shibata Ichiro Sensei était là également le jeudi après-midi puisqu'il remplaçait Chiba Kazuo Sensei qui venait de partir aux États-Unis. Avec Shibata Sensei ça dépotait un maximum : il est devenu très important pour moi à cette période où il y avait encore Gabriel Valibouze à l'Aikikai [un élève proche des maîtres Chiba Kazuo et Shibata Ichiro ayant passé 6 ans à l'Aikikai de Tokyo]. Shibata Sensei a émigré lui aussi aux États-Unis quelques années plus tard. Il y avait aussi et déjà Endo Seichiro Sensei qu'il est inutile de présenter tant c'est devenu une sorte de « monstre sacré » en Aikido. Endo Sensei était à l'époque mon mentor à l'Aikikai puisque Christian Tissier m'avait présenté à lui lors de l'un de ses stages en France, juste avant que je ne parte au Japon. Il y avait enfin Sasaki Masando Sensei, le prêtre Shinto aux mille et un jeux de mots que j'aimais beaucoup. Mais je ne comprenais rien à ses cours parce qu'il parlait tout le temps.
À l'époque, il faut dire, je ne parlais pas le japonais. Peu de gens comprenaient en fait les cours de Sasaki Sensei, car il faisait beaucoup de jeux de mots avec des niveaux de langages différents dans son japonais, un peu comme les conteurs de Manzaï d'Osaka. Dans un de mes livres, j'ai traduit ses trois derniers mois de cours à l'Aikikai, mais j'en ai vraiment bavé. C'était difficile. Le japonais est une langue à tiroirs et qui fonctionne en contexte, avec des niveaux de langue mêlés, et même dans le choix des caractères à la prononciation pourtant identique, on peut avoir des différences de nuances extrêmes et déroutantes.
Olivier Gaurin et Sasaki Sensei
Guillaume Erard : Tu suivais donc tous ces cours et j'imagine que tu faisais de ton mieux pour reproduire ce que l'on y démontrait, mais y avait-il un professeur en particulier que tu essayais consciemment d'émuler ? L'Aikikai, c'était difficile puisque chaque Sensei montrait des choses différentes et que chacun d'entre eux était formidable pour moi et à sa façon.
Olivier Gaurin : Je ne voulais pas être l'élève d'un Sensei en particulier, mais de tous les Sensei en général. L'Aikikai, c'était difficile puisque chaque Sensei montrait des choses différentes et que chacun d'entre eux était formidable pour moi et à sa façon. La plupart du temps, j'aimais, mais je ne comprenais pas. À chaque fois c'étaient des amours différents et des incompréhensions différentes. Par contre, j'étais le seul à l'Aikikai à pouvoir imiter chaque Sensei comme un singe savant. C'était un peu un jeu pour moi à l'époque. Je savais comment chacun faisait sur chaque mouvement. Je pense donc qu'il faudrait inverser la proposition et demander : « Quels sont les cours que je n'aurais ratés pour rien au monde ? » Pour moi c'était le cours du matin du Doshu, et celui de Yamaguchi Sensei le mardi matin. Ils ne m'ont jamais dit que j'étais leur élève, mais ils étaient pour moi des modèles, mes références, ma raison de rester au Japon aussi.
Article de journal japonais sur Olivier Gaurin pratiquant le Muay-Thai
Guillaume Erard : Le fait que tu allais voir ces deux professeurs en particulier était-il dû à l'influence de Christian Tissier ?
Olivier Gaurin : Oui évidemment, l'influence de Christian Tissier était claire puisque c'est lui qui nous avait présenté Yamaguchi Sensei en France, et que son Aikido était en fait une émanation directe de celui de Ueshiba Kisshomaru. En plus de cela, pour moi, Yamaguchi Sensei était la représentation la plus profonde d'un type d'Aikido qui s'appelle le Nagare. On ne le sait pas, mais le « Nagare », ou : « l'utilisation dynamique des intentions d'un agresseur potentiel », est la caractéristique typique de l'Aikido développé après la mort du fondateur. Cette « utilisation en dynamique de l'Aiki », c'est ce qui fait en quelque sorte la particularité de l'Aikido dit « moderne ». Et à l'Aikikai, l'accent a très vite été mis sur ce versant unique de l'Aiki. On peut aujourd'hui en voir les effets positifs et négatifs. Je me suis pris pas mal de coups de la part de Ueshiba Kisshomaru, mais je ne les voyais jamais arriver. En fait, Ueshiba Kisshomaru Sensei représentait pour moi un phénomène très mystérieux. Dans son cours du matin, il m'a très rapidement pris au milieu comme partenaire, dans un ordre décroissant après les uchi deshi, certes, mais avant pas mal de Japonais.
Donc il y a eu très rapidement une relation qui s'est créée avec lui, un « déclic ». Il n'était pas mon Sensei au sens propre, car on ne peut pas dire du Doshu qu'il est notre Sensei, mais il venait souvent me corriger personnellement, et me montrait certaines choses – je le voyais bien - qu'il ne montrait pas aux autres. Il était d'une extrême gentillesse malgré sa sévérité. L'autre chose, c'est que quand je me retrouvais avec lui au milieu du tapis devant tout le monde, j'étais perdu. À l'époque je faisais d'autres sports, dont de la boxe de façon assez intensive mais à chaque fois, avec lui, j'avais l'impression d'attaquer un fantôme. Il était déjà vieux et chétif et moi je faisais 75 kg et j'étais en pleine forme. Ça m'a vraiment intrigué, car à chaque fois j'attaquais, je tombais sur du vide. Je me suis aussi aperçu que les uchi deshi chutaient avec lui de façon très particulière, et j'ai eu envie d'apprendre parce que c'était beau et à mon sens justifié. Je me suis pris pas mal de coups de la part de Ueshiba Kisshomaru, mais je ne les voyais jamais arriver. Les uchi deshi eux, ne prenaient pas de coups, donc je me suis dit : « Bon, je ne vais pas me prendre des beignes tout le temps, je ne vais pas rester comme un couillon sans rien faire au milieu de ce cirque », et j'ai donc appris comme ça, en voulant faire mes chutes de la même façon que les faisaient des gens comme Osawa Hayato – le fils très talentueux de Osawa Kisaburo - ou Yokota Yoshiaki Sensei, ou les uchi deshi de l'époque (Kuribayashi Takanori Sensei, Horii Etsuji Sensei, etc.). C'était un apprentissage gratifiant pour moi, car en plus de ma volonté irrésistible d'apprendre, je sentais qu'Ueshiba Kisshomaru Sensei voulait m'enseigner. C'était un peu la même chose qu'avec Yamaguchi Sensei en fait, il y avait cet intérêt mutuel, un peu complice. Sans cela, on « vole » la technique, mais ça reste très superficiel puisqu'il n'y a pas cet échange de complicité très intime de cœur à cœur.
Guillaume Erard : Te sentais-vous privilégié d'avoir ce rapport avec tes professeurs ?
Olivier Gaurin : Il y a évidemment beaucoup de gens qui ont eu accès à ce phénomène et je ne ramène rien à moi ici, ne vous trompez pas. On peut citer beaucoup de gens comme Christian Tissier, Alain Verdier, Bernard Palmier, Bruno Zanotti, Philippe Gouttard, Philippe Granger et de nombreux autres plus ou moins connus.
Guillaume Erard : Pourtant, malgré ces bases communes, on ne peut pas dire que l'Aikido de tous ces gens soit similaire non ?
Olivier Gaurin : L'Aikido, cela ne veut pas dire qu'on fait tous la même chose justement. Et c'est justement l'expression de la profondeur de l'Aikido japonais : on n'enseigne pas l'Aikido là-bas à quelqu'un pour qu'il fasse la même chose que tout le monde, mais pour qu'il entrevoie les possibilités pour faire pour lui-même. Je pense que c'est quelque chose que l'on ne trouve pas en France : le Japon, c'est un Aikido sur mesure en quelque sorte. Pour donner une image : en France on fait dans le prêt-à-porter, dans le catalogue, c'est-à-dire dans la production industrielle de l'Aikido. Au Japon, passé l'apprentissage des bases, ça devient très vite et presque toujours du sur-mesure, de la haute couture, de l'artisanat très fin, du ciselage, du compagnonnage : le costume Aikido doit tomber impeccablement, sans un pli, sans un défaut pour chacun. Le costume Aikido ne doit pas partir en couille parce qu'il est mal adapté, ou carrément ridicule parce qu'issu de mauvais choix. On peut donc voir des points semblables dans les bases, mais aussi des différences, car l'Aikido est adapté à chaque personne, chaque pratiquant ou enseignant de façon presque intime, facile à porter et à utiliser. Je crois que c'est ça l'idéal japonais en arts martiaux. Et c'est ça que j'ai appris de Ueshiba Kisshomaru et de Yamaguchi Seigo Sensei : essayer de toujours faire de la haute couture en Aiki, c'est-à-dire : un Aiki qui tombe bien dans toutes les circonstances.
Guillaume Erard : Je pense que pas mal de monde risque de mal prendre cette distinction que tu fais, quel est pour toi l'intérêt de cet Aïkido « sur mesures » par rapport à celui pratiqué en France que tu considère comme « industriel » ? soit on suit un Sensei et on devient un peu son alter ego au niveau de l'idée que l'on se fait de l'Aikido ; soit, comme moi, mais très peu le font, car c'est assez ingrat, on adopte ce que les Japonais appellent La Voie de la Disgrâce
Olivier Gaurin : Celui qui ne comprend pas cela, celui qui pense qu'il est à lui tout seul le représentant de l'Aikido plutôt que d'un Aikido, a loupé quelque chose de grand, d'indispensable, le principal peut-être : il a loupé le fait que son Aikido n'est que la représentation désignée de sa propre personne. Mais et certes : cela permet de savoir qui est qui dans le fond de son âme, de sa pratique, de son enseignement. Une personne avertie des choses de la haute couture n'est pas dupe de l'Aikido qu'untel exprime ou enseigne. Les carences, les dérives, les inventions techniques, les erreurs de base, les révisionnismes, les fabulations, etc., se montrent sous un jour très cru : Souvent le jour de l'ignorance qui se prend pour une maîtrise, qui se veut maîtrise, qui s'est faîte maîtrise ! Mais en fait, la vraie maîtrise à mon sens est beaucoup plus humble que cela.
Guillaume Erard : Ce sont donc Ueshiba Kisshomaru Sensei et Yamaguchi Seigo Sensei qui ont formé ton œil ?
Olivier Gaurin : Ces deux Sensei étaient mon humble base de travail ; mais j'essayais de suivre tous les autres Sensei avec un point particulier pour Osawa Kisaburo Sensei. Comme pour beaucoup de Sensei anciens de cette époque, je crois que peu de gens ont compris ce qu'il faisait. C'était un Aikido très intéressant, à la fois très souple, mais dans une mentalité stable, avec un masque très sympathique comme souvent ici. Osawa Kisaburo Sensei, c'était un peu comme une pêche moelleuse avec un gros noyau indestructible dedans (rires). Évidemment Arikawa Sensei, Watanabe Sensei et même Endo Sensei avaient aussi mes faveurs de l'art, cela me semblait et me semble encore évident aujourd'hui. Ce panorama d'Aikido divers et varié m'a ouvert l'esprit sur l'Aikido lui-même parce qu'en fait, il y a trois façons de faire au Japon : soit on suit un Sensei et on devient un peu son alter ego au niveau de l'idée que l'on se fait de l'Aikido ; soit, comme moi, mais très peu le font, car c'est assez ingrat, on adopte ce que les Japonais appellent La Voie de la Disgrâce [« Fuhyô no Michi » (不評の道), ou : « la voie de l’impopularité »].
Il s'agit de suivre le plus de Sensei possible, sans être directement affilié, sans être reconnu, et on se construit par rapport à toutes ces informations contradictoires que l'on obtient. La troisième voie est un mélange des deux : on suit un Sensei en principal, comme d'un mentor techniquement exclusif, et les autres Sensei... en forme d'application de pratiques. A mon sens je pense que c'est cette Voie de la Disgrâce qui est la plus intéressante au niveau technique ou éthique, parce que comme on suit des enseignements contradictoires, on reste très longtemps sur la tangente de ce que j'appelle : l'appropriation, sans entrer dans son travers. C'est-à-dire sur la tangente de la mise sous tutelle technique absolue, dictatoriale du « Moi j'ai raison, les autres ont tort ».
Guillaume Erard : Mais alors, comment s'y retrouver dans cette multitude d'enseignements ?
Olivier Gaurin : Finalement, on en arrive à se demander qui a raison plus que les autres puisque tous montrent des choses différentes, mais qui semblent toutes pertinentes. Et pourtant, ils enseignent tous de l'Aikido ! Au bout d'un moment, on finit par chercher non les points de divergences, mais les points communs entre ces enseignements. C'est là que ça commence à devenir intéressant. Je pense que le plus souvent possible, il faut se louer les uns les autres, reconnaître que les gens sont fabuleux, dans leur milieu, dans leur monde. Maintenant, est-ce que l'on peut s'approprier ce monde-ci ou celui-là ? Est-ce que moi je peux m'approprier le monde de Christian Tissier comme l'ont fait certains, le reproduire tel quel ; ou à l'inverse aussi me faire approprier par le monde de Christian Tissier, de Tamura Sensei, ou de Yamaguchi Sensei... je ne sais pas.
Peut-être que ça ne m'intéresse pas vraiment comme type d'opération parce que appropriation, ça veut dire propriété n'est-ce pas... C'est peut-être un défaut, mais je ne me sens jamais, ni ne pense à autrui comme des objets qu'on peut posséder, mais par contre je pense qu'il y a des choses intéressantes à voir, à ressentir, à échanger, et à intégrer de chez tous ces gens exceptionnels qui nous entourent. « Prenez leurs qualités, pas leurs défauts », devrait être le mot d'ordre en fait. Je pense sincèrement qu'il faut développer son propre Aikido, certes sur des bases communes, et bien évidemment sur des hypothèses de travail pertinentes, historiques qui manquent cruellement le plus souvent, mais cela doit rester son Aikido à soi, ou ce qui me tient à cœur. C'est ce métier de l'aiki qui est si difficile à obtenir. Souvent ça se révèle au Japon quand un Sensei meurt. Moi j'ai de la chance dans mon malheur, parce que par exemple, Yamaguchi Sensei et Kisshomaru Sensei sont décédés et donc tout en continuant de suivre leur fil, je suis encore plus libre dans mon Aikido. Il se construit désormais comme un vin qui mûrit doucement en fût de chêne, librement bien que cadré par un contenant sécurisant, bonificateur... Or cadré, c'est très différent de stylisé ou même, mis en moule..
Guillaume Erard : Tu parles de cadrage ; j'ai l'impression que quand on suit régulièrement les cours d'un Sensei japonais, on est un peu dans un carcan, on est dans une perspective d'études très enrichissante certes, mais il est attendu de nous que nous reproduisions ce qu'il montre.
Olivier Gaurin : Au Japon ce que l'on demande c'est bien de l'imitation mais il ne s'agit que du premier niveau de la compréhension de l'art. Il existe d'autres niveaux. Au deuxième niveau, le Sensei n'attend alors pas que l'on fasse exactement ce qu'il montre. Ce qu'il veut, c'est qu'en imitant ce qu'il fait, l'élève en comprenne le sens. Je me souviens par exemple de Yamaguchi Sensei, et les deux seules fois où je me suis fait engueuler sur le tapis et qu'il était hors de lui, c'était parce que je l'imitais ; ses techniques, ses mimiques, etc. Comme je te le disais précédemment, j'arrivais à imiter tous les Sensei et bien que tout le monde trouvait ça formidable, ce n'était pas ce que les Sensei cherchaient. En fait ils s'en foutent complètement, ils savent bien que toi tu n'es pas pareil qu'eux quand tu fais 1m 80 et qu'eux font à peine 1m 50, comme moi avec Kisshomaru Sensei. Par contre, ce que je peux faire c'est comprendre leur Aikido, comment ils font les choses et c'est ça qu'ils veulent que l'on comprenne. La technique d'Aikido est une coque et ce qui vit à l'intérieur, le cœur, c'est soi. Donc au départ effectivement, l'Aikido japonais c'est de l'imitation, pas de l'imitation pour faire de l'imitation, mais pour comprendre ce qu'on tente d'imiter. Donc si les gens restent sur l'optique « il suffit d'imiter et ça va venir », il y a effectivement des choses qui vont surgir, mais rien de forcément profond ou cohérent. C'est ça le problème justement.
Donc par exemple pour l'Aikido de Christian Tissier c'est la même chose, si on imite son Aikido c'est formidable, mais uniquement si on comprend le sens qu'il donne à ce qu'il fait et comment il en est arrivé là. Autrement on est juste un bon mime avec un Aikido complètement creux. La technique d'Aikido est une coque et ce qui vit à l'intérieur, le cœur, c'est soi. Dans cette coque, il y a des points importants, des points de compréhension des mouvements et c'est ceux-là que les Sensei cherchent (puisque ces points ont disparu avec l'histoire), et ce sont paradoxalement ces points également qu'ils veulent qu'on mette en branle. Après, la forme, le style, c'est comme en musique, chacun le sien. On peut avoir la même partition, la même technique, mais l'interpréter différemment. Ce n'est pas un problème en soi, c'est plutôt une bonne chose.
Guillaume Erard : Étais-tu à Tokyo lorsque Yamaguchi Sensei est décédé ?
Olivier Gaurin : Oui j'étais là, il a fait son dernier cours le lundi soir et le lendemain matin, au cours de huit heures, tout le monde l'attendait, mais il n'est pas revenu. Il n'avait jamais manqué de cours jusque-là. C'est une histoire un peu triste, on aurait bien aimé qu'il vive plus longtemps [Olivier Gaurin est visiblement ému]... Quand il est décédé, j'ai arrêté l'Aikido pendant trois mois, c'était vraiment un choc et je ne voulais plus retourner à l'Aikikai. Il y a eu ses funérailles auxquelles ont assisté quelques Français, dont Christian Tissier et Bernard Palmier. Pour moi celles-ci furent suivies d'un grand vide, un véritable trou noir. Je n'avais plus envie de faire de l'Aikido... jusqu'au jour où je l'ai vu en rêve, Yama, oui : il m'engueulait, pour la troisième fois ! Il me disait que j'étais un imbécile de m'arrêter après 12 ans à m'entraîner tous les jours avec lui toujours dans son ombre. Moi j'avais envie de lui répondre qu'il n'aurait pas fallu qu'il meure, mais il m'a dit avant que je puisse dire quoi que ce soit – c'était un rêve, n'est-ce pas - qu'il fallait que je continue, que je reproduise, bonifie et engendre ce que j'avais appris avec lui, avec eux, avec tous. C'était un rêve, ça veut donc tout dire et rien du tout en même temps, mais rêve ou pas, ce rêve m'a remis en place. Le matin en me réveillant j'ai donc décidé de me rendre au Hombu Dojo et là-bas, Ueshiba Kisshomaru faisait son cours comme d'habitude, comme si rien ne s'était passé. Personne n'en parlait et ça m'a tellement choqué que c'est là que je me suis dit qu'il ne fallait pas que le peu que j'avais intégré ne disparaisse.
Guillaume Erard, Olivier Gaurin et Christian Tissier Shihan au 70e anniversaire de l'Aikikai
Guillaume Erard : Cela me fait un peu penser au récent décès de Tamura Nobuyoshi Sensei et de Seiichi Sugano Sensei. J'ai eu pas mal de courrier de gens d'Europe qui m'expliquaient qu'ils en voulaient à l'Aikikai de ne pas avoir fait de cérémonie pour ces professeurs.
Olivier Gaurin : C'est propre au Japon. Au Japon il y a des cérémonies, par exemple des funérailles, où des choses sont dites et faites par des officiels, de façon officielle, mais il y a aussi les coulisses que l'on ne voit pas, là où se passent les choses les plus importantes. L'officiel exprime ce qui doit rester formel, mais au Japon l'affectif personnel, lui, n'est jamais mis en avant. La seule démonstration d'affection que nous ayons vue pour maître Yamaguchi était sous la forme d'un très touchant mais très court article du Doshu Ueshiba Kisshomaru. Pour Tamura Sensei, je n'étais pas en France donc je ne sais pas ce qui s'est passé durant ses funérailles, ce que l'Aikikai a fait ou pas. Par contre, ce que j'ai vu c'est qu'au Japon il s'est passé des choses. Déjà, ici, la mort n'est pas vécue de la même manière qu'en Europe. Il était évident que Tamura Sensei n'allait pas vivre encore très longtemps, il était malade depuis un moment, on le savait, et lui-même, dans son attitude, la dernière fois qu'il est venu à Tokyo, il savait très bien que ce serait peut-être son dernier séjour. Durant ce séjour il s'est passé des choses, pas via des mots, mais par des attitudes, des regards, et tout ça, c'est très fort au Japon. Il ne faut donc pas être paranoïaque, ce n'est pas du tout un problème de reconnaissance. Ce n'est pas le jour où les gens vont mourir que l'on va les reconnaître ou leur donner un Dan : on n'est pas des militaires sacrifiés à qui on donne des titres posthumes. L'Aikido c'est plus vaste : dans l'aspect cosmique de l'Aikido, la mort de maître Tamura prend juste sa place dans le grand organigramme de l'histoire de l'Aikido, tout comme la mort de Tohei Sensei, etc.
La mort n'est pas vécue comme une fin, ni forcément non plus comme un nouveau début. C'est ce qui s'est passé pour moi lorsque Yamaguchi Sensei est décédé, et je souhaite aux élèves de Tamura Sensei de faire de même ; de construire à partir de ce qu'il leur a apporté. Donc au final, le plus important n'est pas quand et comment il est mort, mais a-t-il bien joué son rôle dans toute cette machinerie universelle ? Il faut donc bien comprendre et accepter que les choses se passent d'une façon différente de ce que l'on attend, nous. Au Japon, la face apparente est toujours différente du fond.
Guillaume Erard : Ça me fait penser à ce qui s'est passé suite à la catastrophe du Tohoku. On a peu vu de grandes cérémonies, mais à la place, beaucoup de célébrations annuelles ont été annulées, y compris à l'Aikikai avec par exemple la célébration des 80 ans du Hombu Dojo et des 70 ans de la fondation Aikikai, ou bien celle du Shinobukai. Au lieu des cris et des larmes, on est plutôt dans le respect silencieux par la non-action.
Olivier Gaurin : Oui je pense que c'est quelque chose de caractéristique du Japon. En France on est latin, on a beaucoup d'affects qui doivent sortir. Au Japon c'est le contraire, on est spécialistes de ne pas montrer l'affect, ses peines, ses chagrins ou même ses joies, à moins d'être saoul puisqu'on a une excuse pour sortir de cette emprise sociale du non-dit. Pour tout ce qui est important, par exemple Fukushima, les officiels mettent en place un paravent de communication, ils cachent l'information parce qu'il ne faut pas parler du malheur des gens et de la désespérance, ou même des erreurs faites. C'est incroyable la pression quand on achète à manger, mange-t-on sain ? D'où viennent les légumes ? C'est terrible de vivre avec cette pression-là [voir l'article de Guillaume Erard sur la contamination des aliments au Japon].
Mais les Japonais on cette dignité qui dit « ça ne fait rien, c'est comme ça, il faut faire avec et montrer qu'on surpasse cette préhistoire de l'humanité où on est obligé de montrer quand on est en colère ou qu'on est triste ». C'est quelque chose que je respecte beaucoup. Avec un bokuto je ne me sens pas amoindri, mais au contraire je suis rassuré par l'idée que je ne tuerai peut-être pas. On reste dans le Do. Pour l'Aikikai c'est la même chose, on a affaire à une machine un peu froide, mais qui, par-derrière, fait énormément de choses qu'on ne sait pas, même au bout de 25 ans. Il y a une rétention d'information énorme ; tout ce qui ne te concerne pas directement n'a pas à t'être livré. Tu viens par exemple en visa d'Aikido pour pratiquer : « Voilà les infos qui te sont nécessaires, tout le reste ne te concerne pas ». C'est : « laisse-nous faire ». Et c'est un système qui fonctionne bien tant qu'il n'y a pas de problème majeur. Dans le cas de Fukushima qui est un cas de vie ou de mort pour beaucoup et à long terme, le gouvernement dit « ne vous inquiétez pas, on s'occupe de vous » aux riverains. Mais là on se pose des questions sur ce système. Ces gens-là sont probablement sacrifiés, mais ça fait aussi partie du système.
D'ailleurs, quand on parle aux Japonais du Budo, la première chose qu'ils disent si on les connait bien, c'est que le Budo c'est « apprendre à bien mourir ». Ça me fait d'ailleurs penser à mon premier livre où j'avais écrit un chapitre sur la mort, que l'on a retiré à la deuxième édition, car en France, apparemment, il ne faut pas parler de ça. Au Japon, la mort est très présente historiquement pour les castes nobles, comme pour les plus modestes. Les nobles devaient aller à la mort sur le champ de bataille, et la vie d'un paysan pouvait être prise sans raison apparente et à tout moment. C'est un système de la mort que je n'aime pas et c'est pour ça que j'ai arrêté le Iaïdo à cause de l'idée de dégainer et trancher quelqu'un en un instant. Je ne vois pas le Do là-dedans, sauf si on décidait d'utiliser des bokuto en Iaïdo. Avec un bokuto je ne me sens pas amoindri, mais au contraire je suis rassuré par l'idée que je ne tuerai peut-être pas. On reste dans le Do.
Guillaume Erard : Pour en revenir à Yamaguchi Sensei, il avait une approche assez particulière de l'enseignement, pourrais-tu nous la décrire ? Il ne faut pas oublier que Yamaguchi Sensei, tout comme Arikawa Sensei avait, même indirectement, des bases très solides de Daito-ryu Aiki-jujutsu, de sabre aussi ou d'autres disciplines très pointues.
Olivier Gaurin : Yamaguchi Sensei était particulier en cela qu'il n'avait pas de « cour » comme tous les autres Sensei. Tous les Sensei, que ce soit au Japon, en France ou dans le reste du monde, ont une espèce de cour qui leur gravite autour. Yamaguchi Sensei n'encourageait pas du tout cela, au contraire. Il ne reconnaissait pas les courtisans qui voulaient lui graviter autour pour accéder à son enseignement ou à des grades. En ce sens, Yamaguchi Sensei était un pur, quelqu'un qui voulait garder l'Aikido intègre je pense. Son enseignement était à la fois très proche de ses élèves, fusionnel, mais aussi très glacial. J'ai l'impression qu'il n'aimait pas que les gens se considèrent comme ses élèves. Ainsi, quelqu'un qui se réclame de l'enseignement de Yamaguchi Sensei ment forcément, à part peut-être des gens comme Bruno Zanotti ou William Gleason. Après, beaucoup de gens ont appris et poursuivent ce qu'il a transmis, c'est vrai, mais ils ne s'en vantent pas. Il faut donc être très prudent lorsque l'on entend quelqu'un se réclamer de l'enseignement de Yamaguchi Sensei. Il ne faut pas oublier que Yamaguchi Sensei, tout comme Arikawa Sensei avait, même indirectement, des bases très solides de Daito-ryu Aiki-jujutsu, de sabre aussi ou d'autres disciplines très pointues. Alors ça y ressemble un peu oui. Mais Yamaguchi Sensei était si complet dans son art qu'il sera toujours très difficile de dire venir jouer sur son terrain de jeu. Personnellement, c'est seulement lorsque j'ai commencé l'étude du Daïto-ryu Aiki-jujutsu que j'ai compris pourquoi Yamaguchi Sensei faisait ses mouvements comme ceci ou comme cela. Lui avait des bases historiques qui construisaient son Aikido. Et il n'était pas le seul à l'Aikikai, mais très peu de gens savent cela, même de ceux qui se réclament de ces anciens Sensei aujourd'hui.
Guillaume Erard : Mais alors, quelle est la place du Daïto-ryu dans l'Aikido ? Est-ce juste un ancêtre ou bien est-ce une base technique ?
Olivier Gaurin : Beaucoup de gens ne veulent pas l'admettre, mais techniquement parlant, Moriheï Ueshiba Sensei n'a jamais cessé de faire du Daïto-ryu toute sa vie. Même aujourd'hui, les gens du Daïto-ryu disent qu'ils font de l'Aikido [le mot « Aikido est souvent employé au lieu de Aiki-jujtusu comme dans le documentaire sur le Daito-ryu du Takumakai publié ci-dessous]. Une technique de Daito-ryu, si elle est exécutée parfaitement, ne permet pas la chute et donc, même les techniques de Daito-ryu ont été modifiées pour permettre un entraînement continu afin que tout le monde ne finisse pas à l'hôpital. Les puristes du Daïto-ryu disent donc que dans ce contexte d'étude, ils font de l'Aikido. Les mouvements traditionnels du Daïto-ryu sont en effet très cruels et destructeurs, rien à voir même avec leur pratique actuelle. Il y a un dicton très connu en Daito-ryu qui dit « une seconde, un tatami », c'est-à-dire que la technique dure une seconde après le contact et qu'on a juste besoin d'un tatami d'espace pour l'exécuter. Il n'y a donc pas de grande projection, ce n'est pas spectaculaire du tout, et l'ennemi est soit mort, soit en incapacité totale de se battre.
Certains élèves de maître Ueshiba connaissaient donc assez bien ces mouvements que leur maître avait appris avant-guerre, avant que le Daito-ryu ne s'adoucisse. Comme je viens de le dire, j'ai compris cela depuis que je pratique le Daito-ryu, mais les élèves de Yamaguchi Sensei qui n'ont pas ou peu étudié le Daito-ryu ne sont pas à même de comprendre pourquoi il faisait ce qu'il faisait. Alors certains Sensei, à force d'enseigner des choses qu'ils ne comprennent pas et de chercher inlassablement, retrouvent de temps en temps des points techniques fondamentaux, c'est vrai. Mais vu qu'ils ne savent pas identifier les points importants, ils les accentuent trop comme si c'était là que se tenait la vérité, ou ils les oublient rapidement, ou bien ils les mélangent avec des points qui ne sont pas, eux, primordiaux. C'est donc un peu le foutoir en Aikido aujourd'hui. Et c'est le problème de l'Aikido actuel ; cet Aikido n'a plus de repères, plus de bases Aiki. Chacun y va donc de sa petite cuisine.
Documentaire sur le Daito-ryu Aiki-jujutsu du Takumakai présenté par Olivier Gaurin et réalisé par Guillaume Erard
C'est Kisshomaru Sensei principalement qui a effectué cette coupure historique avec le Daito-ryu Guillaume Erard : Mais alors, comment retrouver l'Aikido véritable ?
Olivier Gaurin : Je me suis posé cette question pendant des dizaines d'années, et la seule façon que j'ai trouvé de retrouver ces points est d'aller chercher méticuleusement à la source historique de chaque mouvement dans le Daito-ryu, l'origine fondamentale de l'Aikido. Et, bingo : car une fois qu'on commence à comprendre le Daito-ryu, on comprend la magie de l'Aikido d'O Sensei.
Guillaume Erard : Quelle est donc la cause de cette perte de repères de l'Aikido moderne ?
Olivier Gaurin : C'est Kisshomaru Sensei principalement qui a effectué cette coupure historique avec le Daito-ryu, mais même si je comprends pourquoi il a fait ça, je pense que c'était un peu maladroit de sa part. Si on sépare quoi que ce soit de son histoire, cet objet ou ce propos devient orphelin, et un orphelin... et bien ça se cherche. Ainsi l'Aikido se cherche depuis la mort d'O Sensei. À la mort d'O Sensei, les gens ont perdu leur dieu, leur repère qui faisait que la magie fonctionnait. Ils ont commencé à chercher de nouveaux totems et l'Aikido est parti dans tous les sens comme un Petit-Poucet perdu dans les bois. Les élèves sont donc obligés de suivre des professeurs qui avancent... en aveugles. Tamura Sensei dans une interview très importante à mes yeux a parlé de cela autrefois. C'était à la fois très lucide et très courageux de sa part. Je pense qu'il faut donc réintroduire le Daito-ryu dans l'histoire de l'Aikido.
Guillaume Erard : Pourquoi, selon toi, Kisshomaru Sensei a-t-il décidé de couper les liens avec le Daito-ryu ?
Olivier Gaurin : Je n'ai pas dit que c'était Kisshomaru Sensei qui avait pris cette décision. À mon sens, cela a commencé avant la mort de Moriheï Ueshiba et ce pour plusieurs raisons. Tout d'abord, Moriheï Ueshiba avait divers problèmes avec Takeda Sokaku, financiers ou autres. En particulier, O Sensei ne pouvait pas enseigner le Daito-ryu sous ce nom là puisqu'il ne possédait pas d'autorisation d'enseigner. Il était qualifié techniquement, mais Takeda Sensei n'a pas voulu lui donner le Menkyo-sho. Le seul qui l'ait eu du vivant de Takeda est d'ailleurs Takuma Hisa, le fondateur du Takumakai, les autres ayant reçu leur Menkyo kaiden de Takeda Tokimune, le fils de Sokaku. Ueshiba Sensei ne pouvait donc pas enseigner le Daito-ryu et à la fin de la guerre, il a déposé le nom Aikido au ministère japonais de l'Éducation et il a appelé son enseignement comme ça. Ce n'est pas sans rappeler ce qui s'est passé entre le Jiu-jutsu et le Judo puisque Kano Jigoro et O Sensei se connaissaient très bien. Dans les deux cas, la rupture n'était pas forcément technique au départ. Je l'ai dit plus tôt ; O Sensei a pour moi fait du Daïto-ryu à des niveaux différents tout au long de sa vie. Certaines différences ont donc émergé avec le temps au fur et à mesure qu'O Sensei a développé l'aspect conceptuel de son art.
Le challenge pour Ueshiba Kisshomaru fut de faire reconnaître l'Aikido comme art éponyme et l'Aikikai comme la source de l'Aikido Plus tard, lorsqu'O Sensei est mort, un problème de stabilisation et de transmission s'est posé pour l'Aikido en tant qu'art autogène. L'une des façons de faire était de couper avec l'Histoire de l'Aiki-jutsu. C'était évident, car à partir du moment où on pouvait dire : « l'Aikido c'est nouveau, on l'a inventé », on n'avait alors à rendre de comptes à personne. La rupture, bien qu'ancienne, fut donc consommée à ce moment-là. Les liens d'amitié sont restés, mais techniquement, philosophiquement, et au niveau du business et des territoires, on est parti sur des bases nouvelles. Le challenge pour Ueshiba Kisshomaru fut de faire reconnaître l'Aikido comme art éponyme et l'Aikikai comme la source de l'Aikido. Il dut élaborer une entité reconnaissable, praticable par tous, et qui soit universelle. Il a donc développé une méthode, une nomenclature et un répertoire technique, via par exemple les ouvrages qu'il a écrits. Après, tous les autres Sensei de l'Aikikai se sont retrouvés dans cette mouvance de définition de l'Aikido afin que celui-ci devienne la norme. Or, cette tentative d'identification a toujours lieu actuellement et chaque Sensei dans le monde essaie de définir cette norme à sa façon, avec les éléments de connaissances dont il dispose ou non.
Documentaire sur Chiba Tsugutaka, le maître de Daito-ryu d'Olivier Gaurin
Guillaume Erard : On peut donc penser que ce changement vers l'Aikido moderne qu'on incombe souvent à Kisshomaru Sensei se situe donc bien dans la prolongation directe de celui entamé par son père. Doit-on également comprendre que même les élèves d'O Sensei les plus avancés comme Toheï ou Hikitsuchi Sensei ont accepté de suivre cette mouvance ?
Olivier Gaurin : Absolument. Ce qu'il faut comprendre c'est que le Daito-ryu est un jutsu, c'est une technique très claire dans ses définitions et très ancienne dans son origine bien qu'elle fut mise à jour par Takeda Sokaku Sensei d'une façon très personnelle ; donc la référence est claire. Pour l'Aikido c'est différent. Techniquement, les bases sont le Daito-ryu puisque c'est de l'Aiki mais le Do quant à lui, et bien qu'on pense généralement le contraire, ce n'est pas grand-chose, c'est juste une façon pédagogique et amicale d'enseigner l'Aiki, tout comme le Judo est une façon pédagogique d'enseigner le Ju. O Sensei lui-même a redéfini son art en fonction de ces bases de Daito-ryu mais aussi des bases d'armes personnelles, des bases martiales Chinoises, des bases culturelles philosophiques de l'Omoto Kyo et des bases carrément politiques, c'est-à-dire morales, via ses liens avec le gratin politique, lettré et militaire de l'époque. L'Aikido était donc un melting-pot, une sorte de mélange effervescent que lui seul peut-être comprenait vraiment dans sa complexité. Cette complexité est la raison pour laquelle ses élèves étaient incapables de bien comprendre ce qu'il faisait. L'Aikido s'est développé un peu comme une boule de neige qui dévale la colline. D'ailleurs, c'est la raison pour laquelle il est dangereux de le fixer dans une époque. On dit par exemple que Saïto Sensei a reçu plus que les autres, je veux bien, mais ça reste dans une période très circonscrite par rapport à sa longue évolution. À la mort d'O Sensei, il y a eu une espèce de trou noir, cette complexité a bouleversé tout le monde puisqu'on se demandait : « Que faire de tout cela ? ». Même au niveau purement technique, O Sensei continuait de faire du Daïto-ryu version Aikido, il n'enseignait plus les bases mêmes du Daïto-ryu après la guerre comme avant, du moins de façon plus ou moins directe (en tant que telles) ; et même des gens comme Yamaguchi ou Watanabe Sensei qui, bien qu'ils démontraient une connaissance assez approfondie des bases de Daito-ryu, ne savaient pas qu'ils les possédaient, car elles leur ont été enseignées indirectement.
Guillaume Erard : Donc l'Aikikai a servi à rassembler les diverses interprétations sous la même enseigne c'est bien ça ?
Olivier Gaurin : Oui, il s'est passé plein de discussions et même de clashs, mais tout le monde s'accordait sur le fait qu'il fallait perpétuer ce qu'avait enseigné O Sensei. Ça a fait lien. Et ça s'est passé au sein de l'Aikikai mais aussi en dehors. L'Aikikai s'est formé via ses efforts pour rassembler coûte que coûte tous ces gens-là qui étaient perdus. Bien sûr, la filiation, le fait que le fils du fondateur enseignait à l'Aikikai est très important au Japon. Kisshomaru Sensei a su fédérer et administrer tout cela en plus de son travail sur la dissémination technique. Le problème des arts martiaux en général est toujours un problème de succession. C'est typiquement japonais pour un Sensei de vouloir transmettre son art, mais traditionnellement, un Sensei ne montrait presque tout ce qu'il savait qu'à deux ou trois élèves au maximum. Sur ces deux ou trois, un seul était habilité à disséminer cette voie. C'est ce qui s'est passé pour l'Aikido et Kisshomaru Sensei. L'Aikikai est également devenu plus important que les autres courants via son internationalisation. Pour cela, il a fallu créer un package facilement exportable. Ueshiba Kisshomaru est celui qui a posé les bases qui font que tout le monde sait ce qu'est Irimi-nage ou Sankyo, etc.
Guillaume Erard : Quelle est donc la pertinence du Daïto-ryu par rapport à l'étude de l'Aikido ?
Olivier Gaurin : Il y a un décalage énorme entre ce que faisait O Sensei et ce que faisaient ses élèves, mais pourtant presque tous ses élèves sont devenus des Sensei. L'art du fondateur s'est formé via une connaissance incroyable, presque encyclopédique, qu'il avait de son art, mais à la fin de sa vie, il a épuré tout cela et il ne faisait plus beaucoup de techniques. En fait il a tout synthétisé, intégré, compacté, concrétisé des techniques originales. Lui le pouvait, car il avait les bases pour pouvoir faire cela. Les élèves de la fin de sa vie par contre n'ont vu que la partie émergente ou résultante de son Aikido, ils l'ont jugé et ne l'ont appris que là-dessus. On a donc un problème de contenu. On a créé du contenant, mais le contenu a disparu et du coup les Sensei doivent réinventer du contenu, ne serait-ce que pour se sentir crédibles Certains ont quand même tenté de faire le chemin en sens inverse pour retrouver le pourquoi des choses que faisait O Sensei à l'époque (Arikawa Sensei par exemple). Ces choses par exemple sont bien visibles dans les vidéos ou les photos d'O Sensei, mais elles n'ont jamais été expliquées. Comme je l'ai dit plus tôt, tout le monde sait ce que c'est Irimi-nage mais personne ne sait comment il faut le faire.
C'est ça le paradoxe de faire de la nomenclature et du catalogue, on sait ce que c'est, mais personne ne sait comment faire, ni pourquoi on doit le faire comme ceci ou comme cela, ni même les raisons de ce mouvement. On ne sait pas d'où les mouvements viennent. Par exemple, peu de gens savent pourquoi on fait Kokyu-ho à genoux, pourquoi on attaque en Shomen-uchi ou même pire, d'où vient cette position de Hanmi si caractéristique et fondamentale à l'Aikido par rapport au Daïto-ryu. On a donc un problème de contenu. On a créé du contenant, mais le contenu a disparu et du coup les Sensei doivent réinventer du contenu, ne serait-ce que pour se sentir crédibles, ou – pardon pour le terme - : « vendables ».
Guillaume Erard : Mais est-ce que l'étude du Daïto-ryu est la seule voie ? Tu as mentionné Saïto Sensei dont certains élèves clament que leur maître a appris plus que les autres, et que leur Aikido est plus véritable. Quel est ton point de vue ?
Olivier Gaurin : En ce qui concerne l'Aikido de feu Saïto Sensei, il y a derrière l'Aikido du fondateur, et en lui-même en tant que personne, un autre vaste monde, comme un puzzle immense qui reste en grande partie à reconstituer. Rester sur l'apparence des choses ou sur l'apparence de ses éléments ne résout rien de la problématique de cette découverte. On en est encore au Moyen-âge de l'Aikido. C'est comme lorsqu'on pensait que la Terre était plate, la réflexion butant sur la distance à parcourir pour atteindre le bord où on allait tomber dans le trou, plutôt que de savoir si la Terre était ronde ou pas. On effectue la même erreur si l'on pense que l'Aikido s'arrête à ce que faisait O Sensei à telle ou telle époque. Au risque de déplaire, moi je préfère sur ce point prendre la place de Giordano Bruno et dire : « Prenez bien attention au fait que, sinon pour vous-même, votre nombril n'est pas le centre du cosmos ». Je respecte donc le travail de feu Saïto Sensei à sa juste valeur, et avec le respect d'un tout petit kohaï, car je pense qu'il a hautement participé à l'élaboration de l'Aikido actuel.
Cela ne m'empêche pas de penser qu'avoir appris plus que les autres est une notion qui reste complètement abstraite, ou du moins sujette à caution. Comment peut-on réellement juger de cela ? J'aimerais qu'on m'explique les critères, car vous êtes jugé par ce avec quoi vous jugez. D'autre part, cela ne m'empêche pas de penser que être plus véritable importe peu tant qu'il s'agit de dire : « ... plus véritable que les autres », ou « plus véritables que untel ou untel ». Car c'est par rapport aux principes de l'Aiki qu'on peut être plus ou moins véritable et non par rapport à des personnes, et encore moins par rapport à O Sensei. En ce sens, l'Aikido de feu Saïto Sensei était très véritable, mais pas plus que celui d'un autre, et de toute façon, très différent de l'Aikido d'O Sensei. Rien ne permet jamais de dire, a priori, ce qu'un élève retire d'un enseignement, ni en quantité, ni en qualité, à part en ce qui concerne le développement de son envergure humaine, de cœur. Regarde Abe Seseki Sensei qui reçut verbalement d'O Sensei un 10e dan : personne n'a compris pourquoi puisqu'il n'y connaissait finalement pas grand-chose dans les façons de faire de l'Aikido. Oui, mais c'était sur un autre plan qu'il était jugé par O Sensei, le plan du Kokyu ; un plan si indispensable à l'Aikido que ce 10e Dan était justifiable. Est-ce un hasard si Abe Sensei nomma son premier dojo : « Ameno Takemusu Juku Dojo »? C'est bien ça : « Takemusu » ! Il faut donc éviter l'appropriation. Par contre, dire qu'on ne peut pas facilement juger de l'acquis d'un apprentissage n'enlève rien à l'enseignement de feu Saïto Sensei qui était formidable... à sa mesure. De toute façon, O Sensei n'a plus voulu enseigner son Daito-ryu dès l'après guerre. Aucun élève d'après-guerre n'apprit jamais directement de lui, je dis bien : « directement » les anciennes techniques du Daïto qu'il avait hérité de Takeda Sokaku. Or, Saïto Sensei commença l'étude de l'Aikido en 1946 et que ce fut à Iwama, Tokyo, ou ailleurs au Japon importe donc peu. Arrêtons de dire des bêtises, remplaçons la vérité de tribunaux dirigés par la justesse de notre vision, et ces acquis de Saïto Sensei ou d'autres grands Sensei seront enfin profitables pour tout le monde.
Guillaume Erard : Je ne peux quand même m'empêcher de penser aux comparaisons techniques visiblement assez poussées que Philippe Voarino publie régulièrement [comparant point par point, via documents photographiques, les techniques d'O Sensei et celles de son fils]. Les bases manquantes de l'Aikido ne sont-elles pas identifiables par cette méthode ?
Olivier Gaurin : Je vais encore me faire des amis, mais là, c'est absolument évident que non. Ou du moins pas de cette façon. Voarino Sensei est sans doute un très bon Sensei, une personne de grande valeur, et il aime l'Aikido. Je n'en doute pas et ne veux rien dire de cela ici. Je lui offre même mes cordiales salutations. Mais pour moi ou pour des gens un peu avancés en Daito-ryu, monsieur Voarino est comme pratiquement tous les Sensei d'Aikido actuels : il ne connaît rien aux bases Aiki des mouvements originels. Le plus étonnant est que quelqu'un qui possède ces bases que tu dis ici manquantes peut voir en un instant si un pratiquant, quel que soit son niveau, les « sait » ou ne les sait pas. Mais le piège c'est que l'inverse n'est pas vrai : ce pratiquant-là qui ne sait pas, même en regardant très attentivement celui qui possède ces bases, ne saura pas reconnaître que celui-là sait, ni d'ailleurs ce qu'il sait. Comme une nasse à écrevisses, cette vision, cette possession du savoir est à sens unique ! On ne peut voir ainsi l'Aiki que quand on en connaît le « moteur ». Si on ne le connaît pas, alors le sens de ce qui se passe reste invisible, et on perd le fil réel du propos sur l'autoroute de l'ignorance. Des hypothèses de raisonnement fausses donnent forcément un résultat faux. C'en est même incroyable ! Et c'est pour cette raison que l'art d'O Sensei est toujours resté plus ou moins mystérieux à ses élèves et aux pratiquants d'Aikido alors qu'il fut toujours limpide pour les pratiquants de Daito-ryu un peu avancés. C'est vraiment très stupéfiant comme paradoxe ! Ensuite, je pense qu'il faut bien comprendre l'évolution de l'Aikido à travers le temps pour pouvoir comprendre comment l'Aikido de chacun s'est construit de telle ou telle façon. Voarino Sensei se permet de juger en effectuant des comparaisons, principalement entre les photos de Ueshiba père et Ueshiba fils sur des mêmes mouvements. C'est son hobby, sa petite vengeance contre l'Aikikai. Soit, mais tout est faux dans cette forme de raisonnement si l'on ne connait ni les bases originelles qui permettent de comprendre les photos du père, ni les raisons qui ont poussé le fils à développer ce qu'il a développé. Des hypothèses de raisonnement fausses donnent forcément un résultat faux. En clair, la question n'est pas de savoir qui a raison ou qui a tort ici, mais de savoir : pourquoi et comment le père arrivait à faire ce qu'il faisait et à l'inverse : pourquoi le fils montrait ce qu'il montrait comme il le montrait. Et tu remarqueras que ce sont deux propos différents par nature.
Comparer deux objets différent par nature donc, comme le fait Voarino Sensei, relève non de l'étude d'une véracité, mais d'un jeu de dupes intellectuel qui loupe sa cible, sauf si cette cible consiste à diviser le monde de l'Aiki, ce qui ne serait vraiment pas du bel ouvrage à mon sens. J'avais d'ailleurs plusieurs fois essayé de contacter Voarino Sensei pour lui indiquer de meilleures pistes à suivre au niveau technique mais il me répondit avec une superbe si ignorante et si arrogante à la fois que j'ai vite abandonné l'idée de tendre une main un tant soit peu secourable. Pensez : je serais tombé dans le trou de la fin de la Terre (sourires). Donc je ne suis pas Zorro, je laisse faire, et c'est très bien comme ça, car comme le disait adroitement il y a quelques centaines d'années un certain Jésus : « Pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu'ils font ». Il n'était pas fou le Jésus. Le temps fera son œuvre...
Guillaume Erard : Que penses-tu alors du discours sur la place des armes en Aikido ? L'Aikido de l'Aikikai se fait la très grande majeure partie du temps sans armes, et celui de Saïto Sensei est composé d'un tiers de taï-jutsu et deux tiers de buki waza, qui a raison ?
Olivier Gaurin : (Sourire)... Qui a raison ? Eh bien tout dépend de quel point de vue on se place. Il y aurait en effet beaucoup à dire en ce qui concerne le travail des armes, un livre n'y suffirait pas. Essayons de résumer ici encore : je crois que tout est une question de contexte. Par exemple : si feu Saïto Sensei avait pratiqué l'école Ono-ha (lire l'article d'Olivier Gaurin sur le sujet), je n'aurais pas forcément dit qu'il avait raison, mais : qu'il se plaçait dans la droite ligne historique du grand Aiki. Ceci dit, ce n'est pas non plus ce que fit Christian Tissier par exemple et c'est vraiment dommage. Saïto Sensei a pratiqué autre chose, un art des armes fabriqué, concocté par O Sensei pour O Sensei, pour son propre entraînement, dans sa propre démarche personnelle, et qu'O Sensei n'enseigna d'ailleurs lui-même jamais de façon vraiment régulière ou générale à l'ensemble de ses élèves. Donc, de quoi parle-t-on ici ? D'une méthode pédagogique mise au point par feu Saïto Sensei pour essayer de développer l'Aikido à sa façon par rapport à ce qu'il avait retiré lui-même d'un enseignement assez personnel reçu du fondateur à Iwama à la fin de sa vie ? Alors là oui, « bravo et pourquoi pas ? Merci du fond du cœur pour cette restitution, ce sauvetage, Saïto Sensei ». Mais bon, d'autres Sensei non moins fameux ont choisi d'autres points pédagogiques pour aborder ce que faisait O Sensei, sans démériter pour autant dans leurs résultats d'enseignement, et souvent d'ailleurs sans travail des armes.
Je pense par exemple à Tohei Sensei. Il ne faut donc pas tout mélanger et dire : « là c'est la vérité, et pas là ». Car cette histoire des armes dans l'enseignement de l'Aikido n'a rien à voir avec la vérité. c'est cela que j'aime bien à l'Aikikai, la raison pour laquelle je continue de m'y entraîner et c'est aussi pourquoi j'aimais beaucoup Ueshiba Kisshomaru, et que j'aime aussi beaucoup l'actuel Doshu : parce qu'en tant que pratiquant, ils vous laissent libres dans votre Aikido L'Aikikai en cela est presque plus cohérent, puisqu'il n'enseigne pas directement autre chose qu'un moyen de développer un Aikido que je qualifierais d'intime à chacun d'entre nous. La place des armes y est donc réduite à son strict minimum et c'est tout à fait logique parce que les armes, c'est... comment dire... c'est vraiment encombrant, trop compliqué et trop simple à la fois (rires). Ils ne sont pas fous à l'Aikikai : ils enseignent non ce qui doit être fait, mais : ce qui provoquera ce qui doit se faire. Et puis, si on veut étudier les armes au Japon, on a l'embarras du choix, on peut même encore directement aller étudier l'école originale Itto-ryu Ono-ha ou bien dans des écoles traditionnelles de bâton qui sont si nombreuses. Il y a les techniques de bâton de Kashima aussi et pourquoi pas ? Toutes celles-ci aussi peuvent construire un bon Aikido. Donc eux, à l'Aikikai, ils recentrent leur enseignement sur un art corporel. Ça marche mieux pour ce que veut faire l'Aikikai et c'est tout. C'est leur approche pédagogique et rien d'autre, mais ils n'empêchent personne d'aller étudier les armes, ou mêmes d'autres arts martiaux pour le bénéfice de l'Aikido en général, ni même d'aller à Iwama chez Saïto Sensei fils si on le veut. Et c'est cela que j'aime bien à l'Aikikai, la raison pour laquelle je continue de m'y entraîner et c'est aussi pourquoi j'aimais beaucoup Ueshiba Kisshomaru, et que j'aime aussi beaucoup l'actuel Doshu : parce qu'en tant que pratiquant, ils vous laissent libres dans votre Aikido, ils vous foutent la paix, ils n'imposent pas un type d'Aikido, ils vous insufflent juste de l'Aikido de façon vitale dans une forme neutre. Ils proposent, certes, mais sans vous imposer quoi que ce soit au niveau technique.
C'est énorme ça sur un tapis, c'est vraiment fondamental, constructif, c'est extraordinairement noble et sécurisant comme démarche. C'est très fort aussi culturellement parlant, même si cet Aikido paraît souvent à plus d'un pratiquant comme borborygmique ou vide de substance. Il paraît vide justement parce qu'il n'impose pas, parce qu'il l'est. Et ça dépasse largement les guerres de clochers. Et c'est pour ça que l'Aikikai, quel que soit son niveau technique, spirituel, multi-stylistique, sportif, conceptuel, ou autre, eh bien c'est l'Aikikai : chacun ici peut y trouver sa voie sans être embrigadé ou engoncé dans une sorte de sectarisme castrateur qui voudrait faire lumière pour les autres « à la place de... ». Il n'y a pas de morale ni d'embrigadement à l'Aikikai, juste de l'Aikido à travailler, à découvrir, pour l'Aikido lui-même. Les armes en Aikido, et contrairement à ce que certains veulent faire croire, ce n'est donc pas une question de raison ou tort, de vérité ou de mensonge. Ici, ce choix de l'enseignement des armes en Aikido, c'est juste une question de moyen pédagogique. Quel est l'intérêt de l'apprentissage des armes en Aikido sinon pour la mise en place chez le pratiquant des principes fondamentaux de l'Aiki, de ce moteur ? Et là, si ces clefs sont enseignées dans ce type de travail, alors on comprend ces choix, les possibilités de ces choix et dans ce cas : Oui, de mon point de vue aussi, le travail des armes est vraiment fondamental. Mais si c'est pour apprendre à faire des katas comme une majorette en poussant des beuglements de gladiateur avec l'air sérieux d'un vétéran des guerres civiles de l'ère Gentoku (1329-1331), autant faire majorette en minijupe tout en assumant qu'on a un sale caractère. Ce serait plus simple. Et il n'y a rien à rajouter à cela sinon que oui : il faut respecter ces choix de chacun en ce sens de la lucidité de la vision, et c'est tout. Mais attention et à l'inverse, chercher à les imposer ces choix comme des vérités fondamentales, comme des paroles d'évangile, comme un dogme intangible, renverse ce respect potentiel et cette validité potentielle, et alors c'est vraiment dommage, car l'Aikido une nouvelle fois se perd au lieu de se retrouver. Il ne faut pas confondre certaines pièces du puzzle avec le paysage que le puzzle doit montrer, ni avec le fond du puzzle, l'ensemble neutre et cartonné, incolore, des clefs, qui sert de support à l'ensemble et qui disparaît à la vue lorsque le puzzle est constitué. Ce sont tous en effet des objets interconnectés d'une manière profondément intima dans leur destination, mais différents par leur nature et dans leurs fonctions, formes, et propos. C'est qui fait qu'ils sont difficiles à appréhender de façon claire et juste en tant qu'élément et en tant que tout. Ce que faisait O Sensei en Aikido d'après-guerre est en fait des techniques de Daito-ryu de très haut niveau.
Guillaume Erard : La question que j'ai vraiment envie de te poser est que fort de cette réflexion, pourquoi continues-tu à aller à l'Aikikai plutôt que de faire du Daïto-ryu à plein temps ?
Olivier Gaurin : C'est une excellente question parce qu'en fait, pour moi, il n'y a pas de différence fondamentale. Ce que faisait O Sensei en Aikido d'après-guerre est en fait des techniques de Daito-ryu de très haut niveau. En Daito-ryu on commence par le jutsu de base, des techniques primaires qui font comprendre le sens de l'Aiki, mais de façon pratique et statique. C'est ennuyeux le Daito-ryu au début pour nous Aikidoka, on ne bouge pas et eux nous attrapent comme des bœufs pour nous faire mal. Cela crée par contre la nécessité de comprendre pourquoi ce que l'on fait ne marche pas, et pourquoi il vaudrait mieux que ça marche. Ce constat n'existe pas en Aikido, puisque si on résiste, on nous dit juste de faire autrement, de suivre, d'apprendre, qu'on est pas bon, qu'on est nul, qu'on n'est pas fort, etc. j'en passe et des meilleures. Pourtant, les techniques avancées de Daito-ryu sont des techniques de Nagare, dynamiques et sans confrontation. On le sait moins puisque très peu d'Occidentaux ont étudié le Daito-ryu assez loin pour en arriver là, mais je connais plusieurs Sensei japonais de Daito-ryu qui y arrivent très bien. O Sensei faisait ça à ce haut niveau, mais ses élèves ont donc été réduits à assister à cette forme très avancée du Daïto-ryu sans pouvoir passer par les bases inférieures pour les comprendre. Je vais te donner un exemple. Tu sais jouer de la guitare et moi pas. Tu as les bases.
Moi, je peux te demander de m'apprendre à jouer « La Comparcita » à la guitare et si j'y travaille bien, je peux peut-être y arriver. Par contre, si tu me donnes une partition ou si tu me demandes d'improviser un tango pour des danseurs, bah... je ne peux rien faire. Car tu ne m'as pas transmis tes bases musicales qui me permettraient de le faire. En Aikido c'est pareil : les élèves d'O Sensei à la fin de sa vie ont appris à jouer les mouvements qu'il leur montrait sans passer par les bases indispensables à faire de telles ou telles façons, ou dans telle ou telle situation. On a donc finalement des techniques qui ne marchent que dans certaines conditions de facilité ou de connivence, mais c'est tout. C'est ça qui a créé le problème fondamental de l'Aikido dit « moderne » : c'est un Aikido de Nagare qui ne marche pas si on s'arrête dans les mouvements où on tombe sur plus fort que soi. On est donc obligé d'inventer des trucs pour faire en sorte que cet Aikido marche quand même. Mais c'est très improbable de retomber sur les bases réelles et justes de cette manière. On a donc un décalage entre ce qui se fait et ce qui devrait se faire. Quand on regarde les grands maîtres de l'Aikido en France ou ailleurs, ils font un Aikido qui marche très bien mais qui n'est très souvent pas de l'Aiki ; et ce pour deux raisons : un bon Aiki est un Aiki qui marche par quelqu'un de plus faible sur quelqu'un de plus fort ; et au pire, un bon Aiki est quelque chose qui marche sur quelqu'un d'arrêté. Ces deux conditions-là ne sont jamais réunies dans l'Aikido français. Ce qui fait que, puisque ça ne marche pas si bien que ça, on en vient à confondre beaucoup de notions qui ne devraient pas l'être, comme vitesse et timing, force et puissance, douceur et faiblesse, etc. Il faut réfléchir ! Dans la situation actuelle de l'Aikido français et même mondial, comment une femme de 40-50 kilos peut-elle faire un mouvement d'Aikido sur toi qui en pèses 80 si tu ne t'allèges pas ou ne lui fais pas plaisir en acceptant ce qu'elle s'escrime à essayer de te faire ? On dit « oui, mais c'est pour apprendre ». Moi je veux bien, mais dans la rue, elle va apprendre encore jusqu'à quand au juste ; parce que là, le problème du poids – et ce n'est qu'un des paramètres d'une confrontation ici – ne va pas s'évanouir par miracle comme dans un conte de fées ? Alors on me dit : « Oui, mais l'Aikido, ce n'est pas se battre justement... » Et là je ris très fort quand je vois les majors de l'Aikido français passer leur temps à essayer de démontrer au quidam qu'ils sont plus forts que les autres. Car l'Aiki a pourtant été inventé spécifiquement pour des gens qui ne sont pas des combattants, des gens non affutés qui devaient apprendre à se défendre, dans les enceintes des châteaux par exemple. Tant qu'on n'est pas sur cette base-là du « un plus faible peut envers un plus fort », alors je suis désolé, mais on est encore très loin de l'Aiki.
Guillaume Erard : Y a-t-il donc un intérêt à étudier le catalogue technique ? je pratique à l'Aikikai parce que je peux y mettre en application le Daito-ryu que j'apprends
Olivier Gaurin : Oui, jusqu'au premier Dan. Après cela, il faut aller vers des profondeurs, comme par exemple arriver à l'efficacité, mais sans faire mal. Parce que quelqu'un qui fait mal en Aikido, quelqu'un qui blesse, c'est quelqu'un qui n'a rien compris à l'Aikido, ou c'est un maladroit. Si on ne fait que du catalogue creux, on n'a jamais la profondeur, on fait du catalogue creux toute sa vie. Et après alors ? Quand on a fini le catalogue, on vous donne encore un nouveau catalogue qu'on vient d'inventer pour ceux qui savent mimer le premier catalogue ? Ou de nouvelles pages à ajouter au catalogue précédent ? Alors par exemple, on commence à faire des trucs sur les mae-geri dans la dernière version du catalogue sorti dernièrement, etc. ? L'Aiki est un problème de principes, pas de catalogue. Un enfant de 14 ou 15 ans devrait être capable de passer une technique sur un adulte normalement constitué attaquant normalement. Et là : il n'y a pas photo.
Guillaume Erard : Je comprends. Pardonnes-moi, mais à la lumière de ta réponse, je me dois de reposer ma question, pourquoi pratiques-tu toujours à l'Aikikai ?
Olivier Gaurin : Alors (rires), je pratique à l'Aikikai parce que je peux y mettre en application le Daito-ryu que j'apprends, et de la même façon, je mets dans mon Daito-ryu l'Aikido que je pratique à l'Aikikai ; mais tout en préservant la nomenclature et le propos de chacun. Mieux que des amis, ce sont des arts frères, il n'y a pas de contradiction entre eux, seulement des limites à respecter, et donc je continue à l'Aikikai parce que j'y éprouve du plaisir dans cette relation historique vivante que je mets en pratique d'un côté comme de l'autre. Je me sens beaucoup plus proche ainsi de ce que faisait Ô Sensei ; et cela est mon propos en Aikido, depuis mon adolescence. De plus, en Daito-ryu ce sont beaucoup de détails à mettre en œuvre. C'est donc un peu fastidieux au début. Mais en Aikido par contre on bouge beaucoup sans avoir à réfléchir. Ça aussi, c'est tout à fait complémentaire et la combinaison des deux ensemble me plaît : cela crée un rythme, une sorte de musique aux mouvements. Le problème est qu'en Aikido, sans cela, on fait n'importe quoi et on saute comme les trois petits cochons qui jouent d'un air très sérieux à saute-mouton en pleine campagne, inconscients du loup. En Daito-ryu, le loup, c'est important : par exemple on ne t'apprend pas à chuter, tu chutes en dernier ressort, pour sauver ta peau. Et même, tu n'as pas le choix ! Le premier but de l'Aiki véritable en cela est un sens purement physiologique de nécessité, de survie : comment faire bouger un corps pour qu'il se structure de telle ou telle façon ou se déstructure à l'inverse de telle ou telle façon. Si on commence à l'inverse par la dynamique, le truc qui joue à saute-mouton dans tous les sens et qui épate la galerie, et bien on ne comprend pas l'essence de l'art, et ça devient vite très artificiel.
Guillaume Erard : Merci pour ces explications, as-tu un mot pour finir ?
Olivier Gaurin : Peut-être que l'Aiki est difficile à réellement intégrer. De plus l'Aikido, ses principes, ses détails, ses tours de main, eh bien ce n'est pas visible aisément. On ne peut d'ailleurs pas vraiment inventer ou réinventer par soi-même ce genre de choses. Car ce n'est pas forcément logique – du moins pas de notre ordre logique habituel, cartésienne : 1 + 2 = 3, oh que non ! C'est une logique purement systémique. - Cet Aikido passablement invisible est donc difficile à apprendre, peut-être même de plus en plus difficile à apprendre à mesure qu'il s'éloigne de ses origines réelles, des origines, je le répète : tout à fait historiques. Le problème actuel est que l'on se dirige actuellement sur un Aikido très égoïste : on projette pour être beau et charmeur (魅力: « Miryoku » en japonais, « la force de la fascination »), pour être fort et le montrer, mais c'est vraiment un Aikido de bas étage, un clientélisme vulgaire, de l'Aikido de kermesse, de marchands de cravates. Je suis sûr qu'on va même bientôt donner des notes comme en patinage artistique aux pratiquants – pas aux « Sensei » bien sûr, car eux, ils sont : « bien au-dessus de cela ». Sans parler des hauts grades qu'on achète ! Où allons-nous ? Ça devient de plus en plus la foire aux bestiaux. Il n'y a qu'à voir ce qui s'est montré dans les Combats Games en Chine dernièrement à Beijing, on a vraiment l'impression que la grenouille Aikido veut se faire plus grosse que le bœuf arts martiaux. Car finalement, dire que l'on est plus fort que l'autre en Aikido ou s'organiser pour l'être est le pire que l'on puisse faire en Aikido. Il faut être plus fort par rapport à ses propres défauts, dans son approche technique, dans sa condition physique, dans sa souplesse, dans ses connaissances et son savoir de l'art et de sa profondeur, dans sa gentillesse, dans son cœur, dans son respect des choses et des gens, mais jamais par rapport à autrui, ou pire : sur autrui. Et là, enfin on aborde autre chose, un autre monde, non plus un monde de compétitions illusoire, mais un monde de recherche permanente, de recherche d'un nouvel ordre d'équilibre, de ce que je pense voulait O Sensei : un placement humain digne de ce nom, oui, sortir de l'animalité qui est en nous, devenir enfin des êtres humains grâce à l'Aikido. Enfin, je crois, pour un monde de paix et de bonheur, quelque chose comme ça. La seule différence entre Aikido et Daito-ryu mis en pratique de façon réelle réside dans le fait que l'on préserve volontairement et de façon aimable le partenaire en Aikido, via les chutes aussi, qui empêchent des dégâts qui pourraient être irréparables. Au lieu de contrôler le partenaire au tapis, on l'envoie chuter pour qu'il se relève, mais en même temps, pour que son agressivité, elle, ne se relève pas. Enfin ce serait cela l'idéal n'est-ce pas ? Le répertoire technique de base, immense, lui, est le même, bien qu'en Aikido il ait été excessivement castré, mais c'est surtout le but qui est différent. La beauté du geste de l'Aikido vient du fait qu'à la différence du Daïto-ryu, on laisse la possibilité de la chute, ce qui ouvre la voie à la bonification de l'attaquant qui doit être heureux d'être encore en vie et lui-même hors de danger. On laisse passer l'attaquant sans heurts, sans le blesser. C'est vraiment l'Aikido d'O Sensei, mais il ne faudrait pas oublier que ça marche, et que ça a toujours marché, grâce aux principes et aux détails secrets du Daïto-ryu !
Photos en noir et blanc: collection personnelle d'Olivier Gaurin
Photos en couleur: Mégumi Fukuda