Soden : Le manuel technique secret du Daito-ryu Aiki-jujutsu

Soden : Le manuel technique secret du Daito-ryu Aiki-jujutsu

Le Daito-ryu Aiki-jujutsu (大東流合気柔術) est un art martial aux origines anciennes mais contrairement aux autres vieilles écoles japonaises (koryu, 古流), celles-ci sont mal documentées. Toutes ces vieilles écoles partagent cependant la même discrétion quant à ce qui est de diffuser leurs techniques. Même si Takeda Sokaku (武田惣角) a été le déclencheur de la diffusion plus large du Daito-ryu Aiki-jujutsu, il aura fallu attendre que son fils Tokimune (武田時宗) reprenne les affaires en main pour qu'un cursus standardisé voit le jour. Malgré tout, la nature de la progression technique et le temps considérable nécessaire à sa maîtrise font que peu de pratiquants accèdent aux enseignements profonds. Ainsi, au delà du niveau couvert par le Hiden Mokuroku (秘伝目録, les enseignements secrets, qui comprennent 118 techniques tout de même), il existe relativement peu de documents décrivant les techniques supérieures.

Il existe cependant une école, le Takumakai (琢磨会), formée par les élèves de Hisa Takuma (久 琢磨) et Nakatsu Heizaburo (中津 平三郎), qui dispose d'un recueil non seulement technique, mais aussi photographique, répertoriant ces techniques supérieures. Cependant, ce recueil n'est mis à la disposition que des pratiquants très avancés de cette école et peu de gens ont jamais pu poser les yeux sur sa version complète. Ce recueil s'appelle le Daito-ryu Aiki-budo Densho Zen Juikkan (大東流合気武道伝書全十一巻), plus connu sous le nom de Soden (総伝). Le regretté Stanley Pranin avait reçu une copie des mains de Hisa Takuma et depuis son décès, Josh Gold, le nouveau rédacteur en chef d'Aikido Journal, m'a confié la tâche de continuer le travail de Stanley sur les archives ayant lien avec le Daito-ryu Aiki-jujutsu. Je vous propose donc une introduction complète de ce document encore peu connu des pratiquants.

L'origine du Soden

L'origine du Soden se trouve dans la région du Kansai, au Journal Asahi d'Osaka. Un petit groupe du service de sécurité du journal s'est en effet entraîné au Daito-ryu Aiki-jujutsu pendant plusieurs années, d'abord sous la direction de Ueshiba Morihei (植芝 盛平), de 1934 à 1936, puis ensuite de celle son propre professeur, Takeda Sokaku, de 1936 à 1939. Après certains cours, quelques uns des élèves avaient pris l'habitude de répéter les techniques qu'ils avaient apprises et de se photographier, profitant du matériel photographique du journal. La légende qui circule au Takumakai veut que cela ait eu lieu après chaque cours, à l'insu du professeur, qui était emmené pendant ce temps-là au bain par Hisa Takuma, le chef du groupe. Plus de 1500 clichés ont été pris et soigneusement préservés dans des enveloppes. Quelques années plus tard, entre 1942 et 1944, Hisa Takuma, a organisé ces clichés au sein de plusieurs volumes, agrémentés d'explications sur comment effectuer les techniques. Un point important à garder en tète est que Takeda Sokaku n'a remis de Menkyo Kaiden (免許皆伝, document certifiant qu'un professeur a enseigné la totalité de ses connaissances à son élève) qu'à deux personnes dans toute sa vie. Hisa Takuma est l'un d'entre eux et cela le rend probablement la personne la mieux placée pour entreprendre ce travail.

Organisation du Soden

Un total de 547 techniques apparaissent dans le Soden, mais selon Mori Hakaru (森 恕), qui est l'actuel directeur du Takumakai, il en existait des centaines d'autres qui sont restées non-répertoriées, certaines leur ayant été enseignées par Hisa, d'autres pas. Il faut noter que bien que les clichés ont été pris par les membres du service de sécurité, et pas de photographes professionnels, la qualité de celles-ci est variable, mais globalement très lisibles.

Volumes 1 à 6

Cette section regroupe les techniques enseignées par Ueshiba Morihei sous le nom Aikido (合気道) dans les Volumes 1 à 5. La raison précise pour laquelle ce terme est utilisé ici est inconnue mais la période d’édition du Soden coïncide avec la popularisation de l'art de Ueshiba sous le nom Aikido, et de son dépôt en 1942 auprès du Dai Nippon Butokukai (大日本武徳会). Hisa aurait pu choisir d'opter pour ce nom pour le contraster avec les techniques de Takeda Sokaku contenues dans les volumes suivants.

Tout ce que je peux dire au sujet de l'emploi du titre "Aikido" est que c'est le moment où Ueshiba sensei a commencé à propager l'Aikido, et que ce nom est devenu très connu. C'est peut-être pour cela que que Hisa Sensei a utilisé ce nom. Mori Hakaru - Aiki News #129

Ueshiba se rendait chaque mois à Osaka pour enseigner et il envoyait également certains de ses élèves pour enseigner à sa place dont Yukawa Tsutomu (湯川 勉), Shirata Rinjiro (白田 林二郎), Funahashi Kaoru (舟橋 薫) et Shioda Gozo (塩田 剛三) et Yonekawa Shigemi (吉村 義照). Ce dernier apaprait comme l'uke de Ueshiba Morihei dans la démonstration de 1935 au Journal Asahi, ainsi que dans le recueil de photos prises au Noma Dojo l'année suivante.

Démonstration de Ueshiba Morihei au Journal Asahi (1935)

Les personnes démontrant les techniques sont Yoshimura Yoshiteru (吉村 義照) comme tori (取り) et Kawazoe Kuniyoshi (川添 邦吉), qui sert principalement uke (受け). Nakatsu Heizaburo est également visible en tant que uke sur quelques photos. Les photos de ces volumes ont été prises dans une salle de repos du journal couverte de tatami (畳), et le rideau de fond servait entre autre à cacher les futon (布団). Il est probable que cette salle faisait aussi office de dojo (道場) au début, avant que la pratique ne soit déplacée au poste de police de Sonezaki dans l'arrondissement Kita d'Osaka. Toutes ces techniques sont pour les débutants et les élèves de niveau intermédiaire. On note que les trois premières techniques du Volume 1 sont ippondori (一本捕), gyaku ude dori (逆腕捕) et kuruma daoshi (車倒) en position assise idori (居捕), qui sont aussi les premières techniques du premier kajo (ikkajo, 一カ条) du Hiden Mokuroku.

Extrais du Volume 1 du SodenTechnique issue du premier volume (tori : Yoshimura Yoshiteru, uke : Kawazoe Kuniyoshi)

Les techniques finales du Volume 5 contiennent les techniques contre plusieurs attaquants (taninzudori, 多人数捕) et c'est Nakatsu Heizaburo qui sert de second uke. Selon Hisa Takuma, les techniques de taninzudori ne seraient pas des vraies techniques martiales, mais des techniques utilisées en démonstration pour impressionner une audience de néophytes.

Les taninzudori ne sont pas des techniques de haut niveau, ce ne sont pas des techniques martiales, ce sont juste des mises en scène pour les démonstrations. Cela épate les gens qui ne savent pas ce que sont les vrais art martiaux et leur fait penser que le Daito-ryu est splendide. Ces techniques sont une forme de propagande. Propos de Hisa Takuma rapportés par Amatsu Yutaka (天津 裕) - Aiki News #129

Extrait du Volume 5 du SodenExtrait du Volume 5 montrant une technique de taninzudori (tori : Yoshimura Yoshiteru, uke : Kawazoe Kuniyoshi et Nakatsu Heizaburo)

Le sixième volume qui contient les techniques avancées enseignées par Ueshiba Morihei est intitulé : Dai Nihon Sogo Budo Asahi-ryu Jujutsu (大日本綜合武道旭流柔術) et c'est Nakatsu Heizaburo qui effectue les techniques. Il est intéressant de noter qu'il s'agit de la seule section qui ne comporte pas d'explications. Selon Amatsu Yutaka, un élève proche de Hisa Takuma, des explications ont été ajoutées dans certaines copies plus tardives du Soden. Malheureusement, la copie de Stanley devait etre une version antérieure.

Extrait du Volume 6 du SodenExtrait du Volume 6 montrant Nakatsu Heizaburo exécuter les techniques avancées enseignées par Ueshiba Morihei.

Volumes 7 à 9

Ces volumes ont comme titre, non plus Aikido, mais Daito-ryu Aiki-jujutsu Gokui Soden (大東流合気柔術極意総伝) et sont centrés sur les techniques que Takeda Sokaku a enseignées de 1936 à 1939. Au fur et à mesure que l'on avance dans les volumes, le nombre de photos par technique diminue et de trois en moyenne par techniques dans les premiers volumes, on passe à une seule pour certaines techniques des volumes supérieurs. Cela est probablement en partie dû au fait que le Japon rencontre des difficultés croissantes pendant guerre et que les ressources se font de plus en plus rares. Techniquement parlant, on note que les techniques utilisant les jambes, et donc le poids de corps, prennent plus d'importance. Elles sont considérées comme les techniques supérieures du Daito-ryu Aiki-jujutsu.

Ne projetez pas l'ennemi au loin. Lorsque vous le projetez, il est difficile d'utiliser vos jambes, de plus, si l'ennemi sait faire des ukemi, projeter n'a aucun effet. Vous devriez écraser l'ennemi à vos pieds. C'est le principe de base du Daito-ryu de Takeda. Propos de Hisa Takuma rapportés par Amatsu Yutaka - Aiki News #129

Extrait du Volume 7 du SodenExtrait du Volume 7 montrant Nakatsu Heizaburo effectuer les techniques avancées de Daito-ryu Aiki-jujutsu enseignées par Takeda Sokaku

Chapitre 10

Les parties parties suivantes ne sont pas appelée volume per se, et les techniques ne sont pas nouvelles, mais les explications varient cependant par rapport à celles des Volumes 1 à 9. Le dixième chapitre terme s'intitule Aikido Daiju Maki Keisatsukan Yoto Waza Hitsuto (合気道第十巻警察官用捕技祕傳) et regroupe des techniques enseignées aux forces de l'ordre. Hisa Takuma décrit quelques unes de ces techniques dans son manuel Hogi Hiden (捕技秘伝) et les introduit comme suit :

Pourquoi les policiers, qui pratiquent toujours des arts comme le Judo et le Kendo, ne peuvent-ils pas éviter de tels sacrifices [NdT : des blessures ou la mort] ? La principale raison est qu'ils doivent arrêter les criminels sans les tuer ou les blesser. Je ne pense pas que le Judo ou le Kendo, tels qu'ils existent actuellement, soient suffisants pour cela, j'ai donc mis au point des tactiques policières qui leur permettent d'arrêter ou d'interroger des criminels en toute sécurité sans être blessés. J'ai calqué ces tactiques aux techniques secrètes des techniques de Daito-ryu Aiki-budo. Après avoir été invité à présenter certaines de ces techniques à des policiers, j'en ai rendu public certaines dans le manuel Hogi Hiden, et je l'ai largement diffusé parmi la police. Hisa Takuma - Shin Budo, Novembre 1942

Extrait du Volume 10 du SodenExtrait du chapitre 10 présentant des techniques d'arrestation pour la police.

Chapitre 11

Ce chapitre s'intitule Aikido Daijuikkan Joshi goshinjutsu (合氣道第十一巻女子護身術) et regroupe douze techniques de self-défense enseignées aux femmes. La personne qui démontre ces techniques est Tokunaga Chiyoko (徳永 千代子). Artiste martiale à part entière, elle a par la suite été impliquée dans les négociations avec le ministère japonais de l'Éducation pour la codification et la réintégration du naginata dans les écoles dans les années 1950. Hisa Takuma introduit cette section comme suit :

Les femmes ne sont naturellement pas aussi fortes que les hommes. Cependant, il n'est pas difficile pour elles de se protéger et de défaire un attaquant une fois qu'elles ont appris les arts martiaux. Etant donné que les arts martiaux ne dépendent pas de la force physique, cela n'a pas d'importance si l'attaquant est plus fort. C'est en cela que réside la puissance hors du commun des arts martiaux. Laissez-moi vous présenter des techniques d'Aiki Budo dans une forme utilisable pour la self-défense féminine et vous montrer comment elles fonctionnent via des photographies. Hisa Takuma - Shin Budo, Novembre 1942

Extrait du Volume 11 du SodenExtrait du chapitre 11 présentant des techniques spécialement pour les femmes (tori : Tokunaga Chiyoko ; uke : Yoshimura Yoshiteru)

Il est intéressant de constater qu'à la fin de cette partie du Soden, un certain nombre de clichés montre des jeunes filles pratiquer ce qui est décrit comme de l'Aiki Budo dans un collège japonais. La date est inconnue mais il est probable que les photos ont été prises au moment de la publication du Soden, donc dans les années 40. Il faut savoir que seuls les 9 Budo officiellement reconnus ; le Judo (柔道), le Kendo (剣道), le Kyudo (弓道), le Karatedo (空手道), le Naginatado (薙刀道), le Shorinji Kempo (少林寺拳法), l'Aikido et le Sumodo (相撲), peuvent être enseignés dans les écoles. Le premier à avoir entrepris un travail de modification des techniques guerrières dans le but de les inclure dans le contexte éducatif est Kano Jigoro (嘉納治五郎), et il lui a fallu remplir de nombreuses applications infructueuses, puis à chaque fois modifier les techniques issues des Koryu Ju-jutsu, pour aboutir à un Judo qui soit acceptable dans ce contexte d’enseignement à des enfants. Au l'a vu plus haut, le début des années 40 est aussi le moment où le nom Aikido a été officialisé via le Dai Nippon Butokukai, probablement dans un but similaire. Selon Hirai Minoru, qui était le représentant d'Ueshiba avec le Dai Nippon Butokukai, le terme Aikido n'était pas seulement destiné à servir d'épithète à l'art d'Ueshiba, mais était destiné à rassembler un certain nombre d'autres Ju-jutsu, et compte tenu de la terminologie utilisée et leur histoire commune, il est probable que l'Aiki Budo (合気武道) de Hisa soit ait été intégré à cela.

M. Hisatomi a proposé l'établissement d'une nouvelle section comprenant des arts pour le combat réel basé sur des techniques de jujutsu [et il] a soutenu énergiquement sa proposition et a expliqué que « Aikido » serait un meilleur nom que « Aiki Budo » pour cette nouvelle section, parce qu'il soulignait mieux l'idée de « michi » ou de « voie » (道). Il a proposé que le nom « Aikido » soit utilisé comme terme pour désigner tous ces budo tout compris et j'étais d'accord avec lui. Hirai Minoru - Aikido Journal #100, 1994

Jeunes filles pratiquant l'Aiki Budo dans un collègeJeunes filles pratiquant l'Aiki Budo dans un collège d'Osaka (c. 1940)

Ce qu'il reste du Soden

Le Soden ne constitue qu'une partie des techniques enseignées au dojo du Journal Asahi, et la totalité des contemporains de cette époque n’étant plus de ce monde, de nombreuses techniques ont simplement disparu. De plus, même si du vivant de Hisa Takuma, les élèves apprenaient via les techniques issues du Soden (mais pas toutes, et pas forcément dans l'ordre de l'ouvrage), l'organisation a ensuite décidé d'adopter le cursus établit par Takeda Tokimune. Les élèves ayant intégré l'organisation après la mort de Hisa ont donc dès lors appris les techniques du Hiden Mokuroku, l’étude des techniques du Soden ayant été reléguée à des stages spéciaux. Qui plus est, contrairement à ce que certain pensent, la possession du Soden ne garantit en aucun cas une compréhension des techniques qu'il contient car, comme on l'a vu, les explications sont assez succinctes. Il faut aussi garder en tête que les photos on été prises par des élèves ne les ayant vues qu'une seule fois et peu pratiquées, Takeda Sokaku ne montrant jamais la même techniques plus d'une fois. Il est donc probable que leur exécution ne soit pas parfaite. Bien entendu, le Soden n'a jamais eu d'autre fonction que celle d'aide mémoire, et jamais d'outil pédagogique, Hisa lui-même en faisant d'ailleurs rarement usage pendant ses cours. Il en va de même pour tous les rouleaux (makimono, 巻物) et les livres d'ailleurs, et on attend donc des élèves qu'ils prennent leur propres notes.

Un rouleau est quelque chose que l'on reçoit après, ce n'est pas quelque chose à partir duquel on apprend. [...] S'il vous plait, mémorisez bien les techniques dès maintenant, car je ne les inscrirai pas sur vos certificats de Menkyo Kaiden. Propos de Hisa Takuma rapportés par Mori Hakaru - Aiki News #82

Le nombre de personnes ayant reçu une instruction exhaustive des techniques du Soden est aujourd'hui très faible, voire peut-être même nul, et certaines techniques de l'ouvrage sont déjà plus ou moins tombées dans l'oubli.

Cependant, je ne sais pas s'il [Hisa Takuma] se rappelait de 100% [des techniques] car il ne se référait jamais aux photos du Soden quand il enseignait. Mori Hakaru - Aiki News #82, p. 14

Mori Sensei et certains des hauts gradés du Takumakai ont d'ailleurs entrepris des recherches le Soden sur afin de reconstituer certaines des techniques oubliées du Soden en se basant sur d'autres éléments du cursus de Daito-ryu Aiki-jujutsu. Une vidéo prise dans les années 1970, du vivant de Hisa Takuma, détaille certaines techniques du Soden. C'est très probablement la seule façon restante pour beaucoup de pratiquants de voir ces techniques.

J'ai ajouté des sous-titres en Français, n'oubliez pas de cliquer sur "CC"

Un grand merci à Aikido Journal pour m'avoir confié ces documents.

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À-Propos

Site officiel de Guillaume Erard, auteur, instructeur et vidéaste résident permanent au Japon - 5e Dan Aïkido du Hombu Dojo de l'Aïkikai de Tokyo / 5e Dan Kyoshi (professeur) de Daïto-ryu Aïki-jujutsu du Shikoku Hombu Dojo.