En surface, la cérémonie du thé semble se résumer à un ensemble de règles ; il existe des règles sur la façon de marcher, de s'asseoir, de saisir un plateau, un bol, ou une louche, de boire le thé, ou bien sur ce qu'il faut dire avant et après que le thé soit bu. L’ensemble des composants de la cérémonie apparaît comme strictement délimité, comme dans un long kata, ou une série de kata, et changeant avec les saisons et les meubles.
L'étude des Arts martiaux est l'étude du développement de la force magnétique qui permet d'absorber l'autre tel qu'il est. Moriheï Ueshiba, Aikido Kaiso
Katharine Heins offrant une cérémonie du thé
La cérémonie du thé est la relation entre l’invité et son hôte. Son but, je crois, est de célébrer l'unicité ineffable d'une rencontre entre deux personnes à un moment parfait et non reproductible dans le temps et dans l'espace. Le rôle de l'hôte est d'anticiper les besoins et les désirs de l'invité, le rôle de l'invité est de percevoir et de profiter de tous les différents aspects de la performance de l'hôte et la cérémonie elle-même. Un hôte rompu au métier saura ce qui est nécessaire avant même que l’invité ne prenne conscience d’un besoin ; un invité connaisseur, lui, appréciera les subtilités et plaisirs accidentels autant que ceux prévus. Lorsque l'hôte et l’invité sont tous deux des pratiquants expérimentés, la cérémonie devient une surface lisse, flottante, lieu d’échange rare de sentiments et de plaisirs esthétiques. De ce point de vue, la relation entre invité et hôte est très semblable à celle entre uke et nage dans la pratique de l'Aikido.
L'hôte, même s’il dirige la cérémonie, n’impose pas sa volonté sur l'invité, les choses doivent se passer naturellement et spontanément. Ce dont je me suis rendue compte en regardant mon propre professeur (que je n'ai jamais vu effectuer la cérémonie dans sa totalité, mais qui a présidé d’innombrables réunions et des pratiques de thé auxquelles j'ai assisté) est que, le cœur de l’accueil au cours une cérémonie du thé, c'est le fait d’accepter l'invité exactement comme il est, et de le guider sans effort à travers chaque étape du rituel prescrit, de sorte qu'il ne puisse pas faire autrement que d’y trouver du plaisir. D'une certaine façon, l'hôte disparaît presque, sans qu’il y ait de notion d'action. Autrement dit, selon les mots d’O-Sensei, l’invité est « absorbé tel qu’il est. » Quand je vois mon professeur interagir avec des invités ou des visiteurs qui ne sont pas ses propres élèves, j’ai la conviction que peu importe ce qu'ils puissent faire, même s’ils renversaient le thé sur leur tête, assis là en souriant, cela lui irait tout à fait du moment qu'ils apprécieraient sincèrement l'expérience, et lui de son côté saurait faire exactement ce qu’il faut. Ceci dit, étant donné de l’habileté de mon maître à diriger les actions sans en avoir l'air, je ne pense pas qu'il ait la moindre chance qu'un invité puisse se comporter de la sorte. Cela me rappelle ce que les élèves de Jigoro Kano disaient au sujet de leur expérience de lutte avec le fondateur du Judo : c'était comme se battre contre de la fumée, comme danser avec un keikogi vide, il disparaissait tout simplement et les laissait se projeter eux-mêmes. Je pense que c'est cela que je recherche dans mon étude de thé.
Cependant, savoir ce que l’on cherche n'est pas la même chose que de savoir comment le trouver. Comment puis-je vraiment accepter les autres tels qu'ils sont, sans vouloir les changer ou de les forcer à s'adapter à mon mode de pensée ? Comment puis-je ajuster ma vision du monde, afin que je ne fasse pas simplement preuve d’indulgence envers l'ignorance d'une personne, de sa maladresse, ou de son agressivité, mais qu’au contraire, je sache vraiment accepter la personne dans son tout, afin de lui donner l’espace dont elle a besoin pour changer ? Comment puis-je, en effectuant une cérémonie du thé, me débarrasser de toutes les attentes ou les idées préconçues que je pourrais avoir à propos de la personne à qui je sers le thé, et donc de réponde parfaitement à ses besoins ? Comment puis-je absorber la violence d’un autre sans réagir violemment en retour ?
La réponse à ces questions ne réside pas dans une maîtrise de la technique ou dans la connaissance des détails externes. Elle se trouve en moi-même, c’est à dire dans le travail que je fais sur moi-même pour arriver à lâcher prise, et de me débarrasser de la nécessité de contrôler. Paradoxalement, bien sûr, cette réponse ne peut être obtenue sans chercher à maîtriser la technique et l’apprendre en détail, sans les répétitions infinies d’une pratique quotidienne, sans la sueur et la violence, et sans les préjugés et les erreurs. En fin de compte, il ne s’agit pas d’une étude visant à maîtriser les autres, il s'agit d'un entraînement ayant pour but de perdre le besoin de le faire.