Entretien avec Chiba Kazuo Shihan : Loyauté et lignée

Entretien avec Chiba Kazuo Shihan : Loyauté et lignée

Chiba Kazuo Shihan faisait partie de la dernière génération des uchi deshi de O Sensei et comme ses condisciples, il a beaucoup oeuvré pour la diffusion de l’aïkido à l’étranger, notamment au Royaume-Uni et dans l'Ouest des Etats-Unis. Chiba Sensei est décédé la 5 juin 2015, laissant derrière lui un grand nombre d’élèves et de professeurs auprès de qui j'ai eu la chance de m’entraîner en Europe, en Californie et au Japon. Cet entretien avec Chiba Kazuo Shihan a été mené durant le stage d'été de la Fédération Américaine d'Aikido Région Est en Août 2000 et il est reproduit ici avec la permission des auteurs. Chiba Shihan y aborde son apprentissage au Hombu Dojo et sa vision de l’aïkido et de son enseignement. Quinze ans plus tard, ses propos sont toujours aussi pertinents.

Aikido Sphere : Sensei, pouvez-vous nous raconter votre vie en tant qu'uchi deshi au Hombu Dojo ?

Chiba Kazuo : Tout ce que je voulais, c'était manger et dormir, c'est à peu près tout. J'étais constamment fatigué, épuisé. On n'avait pas assez de nourriture et pas assez de sommeil, ce qui était très important pour nous, enfin surtout pour moi, je ne peux pas parler pour les autres. Toutes les occasions étaient bonnes pour récupérer un peu de sommeil, dix ou quinze minutes, à tout moment, si l'occasion se présentait. Juste pour aller au lit, se coucher sur le sol, se mettre une couverture sur et ventre et dormir. Cet entraînement a eu beaucoup d'importance sur mon développement. Je peux à présent dormir n'importe où, n'importe quand, et me réveiller 10 ou 15 minutes plus tard.

Aikido Sphere : Aviez-vous une chambre là-bas, ou dormiez-vous sur le tatami ? Il n'y avait pas d'aération, pas de lumière, pas de soleil, c’était comme une prison.

Chiba Kazuo : Nous dormions dans le dojo, le dojo principal. Il y avait une petite salle disponible pour les uchi deshi dans la section centrale du dojo. Il n'y avait pas d'aération, pas de lumière, pas de soleil, c’était comme une prison.

Aikido Sphere : Combien d'entre vous vivaient dans cette pièce ?

Chiba Kazuo : On était six.

Chiba Kazuo avec O Sensei and Ueshiba Kisshomaru

Les uchi deshi en compagnie O Sensei et de Ueshiba Kisshomaru. A gauche, Chiba Kazuo et quatrième depuis la gauche, Tamura Nobuyoshi

Aikido Sphere : Quelle taille faisait la petite pièce ?

Chiba Kazuo : Six tatami [NDR : env. 10m2]. Il y avait un grand bureau et un téléphone car elle servait également de bureau.

Aikido Sphere : Faisiez-vous la cuisine ?

Chiba Kazuo : Ça arrivait mais la plupart du temps, c'était la femme de Ueshiba Kisshomaru Doshu qui faisait la cuisine. Nous, on faisait les course, on coupait les légumes, on préparait le bain, tout ce dont la famille Ueshiba avait besoin.

Aikido Sphere : Vous êtes entré en tant qu'uchi deshi, c'est-à-dire en tant qu'élève, combien de temps a-t-il fallu pour que vous deveniez vous-même instructeur ?

Chiba Kazuo : Lorsque j'ai eu mon Shodan au bout de 10 mois, on a commencé à m'envoyer pour enseigner dans les clubs universitaires. C'est assez rapide mais l'aïkido se développait rapidement dans la société. Il y avait beaucoup d'universités qui proposaient de l'aïkido mais il n'y avait pas beaucoup de professeurs disponibles, donc j'enseignais dans quatre universités en même temps. Je m'entraînais aussi en même temps, donc je faisais les aller-retour. J'enseignais pendant la journée et je revenais le soir. Je donnais aussi des cours privés, ils étaient importants pour les finances du Hombu Dojo car on pouvait demander beaucoup d'argent pour des cours particuliers. Chacun d'entre-nous avait quelques élèves en cours privés.

Aikido Sphere : Quels types de personnes ?

Chiba Kazuo : Des businessmen, des politiciens, des gros bonnets et des étrangers aussi.

Aikido Sphere : Qui étaient les instructeurs principaux à l'époque ?

Chiba Kazuo : Ueshiba Kisshomaru Doshu était en charge de l'instruction, assisté par le Dojo-cho Osawa Kisaburo Sensei et un certain nombre de Shihan dont Okumura Shigenobu, Arikawa Sadateru, Tada Hiroshi, Yamaguchi Seigo, etc.

Aikido Sphere : Toheï Koïchi était-il là à cette époque ?

Chiba Kazuo : Toheï Sensei était l'instructeur en chef du dojo. Il voyageait beaucoup à Hawaï et aux États-Unis et faisait beaucoup d'allers et retours des États-Unis au Japon. c'est moi qui voyageais le plus avec O Sensei.

Aikido Sphere : Deviez-vous fréquemment faire des démonstrations sur Tokyo ?

Chiba Kazuo : Oui.

Aikido Sphere : En tant qu'uke également ?

Chiba Kazuo : Oui.

Aikido Sphere : Deviez-vous servir d'uke à quelqu'un en particulier, O Sensei par exemple ?

Chiba Kazuo : Oui, c'est moi qui voyageais le plus avec O Sensei. Ce n'était pas tellement pour des démonstrations mais pour des séries de stages. Il voyageait dans tout le pays pour rendre visite à ses élèves ayant établit des dojo ailleurs au Japon. Lors de ces voyages, il visitait ou s'entretenait toujours avec des personnages religieux célèbres japonais. Il aimait visiter des temples, des monastères, etc.

Chiba Kazuo et O Sensei

Chiba Kazuo et O Sensei

Aikido Sphere : Faisiez-vous des démonstrations lors de ces occasions ?

Chiba Kazuo : Bien sûr mais il ne s'agissait pas de démonstrations formelles. O Sensei et les religieux discutaient entre eux et d'un seul coup, O Sensei se levait et me disait : "viens ici !" et bam ! bam ! bam ! Ça se passait toujours comme ça.

Aikido Sphere : Vous disiez que vous avez appris à dormir n'importe où, y a-t-il d'autres leçons que vous avez apprises et qui sont importantes pour vous aujourd'hui ?

Chiba Kazuo : Oui, une sorte de sensibilité. Quand je dors dans ma maison, si quelque chose se passe, je me lève immédiatement car je peux le sentir. Cette espèce de sensibilité passive est très importante pour un combattant, elle m'a sauvé la vie plusieurs fois.

Aikido Sphere : Avez-vous des souvenirs particuliers du troisième Doshu, Ueshiba Moriteru, lorsqu'il était un petit garçon ?

Chiba Kazuo : Tout le monde savait qu'il allait devenir Doshu dans les années à venir car lorsqu'il avait cinq ou six ans, il disait souvent de lui-même : "Je suis celui qui deviendra comme O Sensei". On était très fier de lui. O Sensei n'était pas intéressé par la diffusion de son art.

Aikido Sphere : Comment décririez-vous l'action du second Doshu, Ueshiba Kisshomaru, pour développer l'aïkido ?

Chiba Kazuo : Je pense que son travail le plus notable se situe dans la diffusion de l'aïkido à travers le monde qu'il a effectuée via les disciples qu'il a formés. Au début, cela s'est fait un peu contre la volonté d'O Sensei mais il a finalement fini par accepter le vœu de Kisshomaru Sensei de présenter l'aïkido au public. En tant que combattant, O Sensei n'était pas intéressé par la diffusion de son art. Tout ce qui l'intéressait, c'était son art, et sa transmission à un nombre réduit d'élèves choisis. C'est comme ça que ça se passait avant la guerre. Je pense que le Second Doshu a eu beaucoup de mal à persuader O Sensei, de lui faire comprendre l'importance de la diffusion de l'art après la guerre, mais il a finalement réussi.

Chiba Kazuo et O Sensei

Chiba Kazuo et O Sensei

Aikido Sphere : Est-ce que cela a commencé avec les clubs universitaires dont nous parlions plus tôt ?

Chiba Kazuo : La première démonstration publique a eu lieu en 1953 je crois, et O Sensei y était vivement opposé à l'époque.

Aikido Sphere : À l'époque où vous et les autres Shihan sont partis à l'étranger, il avait accepté l'idée non ?

Chiba Kazuo : Oui. Vous savez, les arts martiaux sont quelque chose de très personnel, une sorte de profonde histoire d'amour. Il faut de nombreux sacrifices, de la douleur, du travail, etc. Ce n'est pas une vie ordinaire vous savez. Vous devez avoir la dévouement, l'engagement, la foi dans ce que vous faites. Vous ne devez en parler à personne car c'est quelque chose de très personnel. Je comprends tout à fait ce sentiment de honte pendant les démonstrations. Je déteste parler d’aïkido à qui que ce soit ! Je trouve cela très difficile lorsqu'on me demande ma profession... « Je suis un professeur d’aïkido professionnel », c'est très difficile pour moi, je préférerais n'être personne. Je pense que les arts martiaux ne devraient pas être exposés ouvertement à la société.

Globalement O Sensei était très satisfait que nous allions à l'étranger car il croyait en la paix mondiale et pensait qu'elle pouvait être réalisée via l'aïkido, il voulait cultiver ce rêve. Je pense que les arts martiaux ne devraient pas être exposés ouvertement à la société. Sur plusieurs aspects, je pense que l'art martial est une facette obscure de la société humaine. C'est un art de mort, il ne faut pas l'oublier, il peut être très destructeur. C'est ce que je pense en tout cas. S'il y a une chose à laquelle je m'oppose, pas nécessairement uniquement en aïkido, mais dans les arts martiaux en général, c'est la notion de devenir professionnel, populaire, où que tu ailles. C'est le même problème que pour les armes à feu, tu ne trimbales pas une arme en public n'est-ce pas ? Elle doit être cachée, sous contrôle.

Aikido Sphere : O Sensei avait donc deux préoccupations antagonistes : il ne voulait pas exposer l'aïkido mais pourtant il pensait que cela pourrait réaliser son rêve de paix dans le monde ?

Chiba Kazuo : Cette dernière préoccupation avait surtout à voir avec les efforts du Second Doshu pour l'en convaincre.

Aikido Sphere : Est-ce qu'O Sensei a vraiment été convaincu au final ?

Chiba Kazuo : Oui.

Aikido Sphere : Quel a été le processus de création de l'aïkido par O Sensei ?

Chiba Kazuo : Je ne peux pas répondre à cette question car je ne l'ai connu que sur une partie restreinte de sa vie mais ce que je peux dire est qu'il était un incroyable maître d'arts martiaux. Il est un personnage très important dans l'histoire du Japon moderne et dans celle des arts martiaux. Ce que je sais c'est d'où il tenait sa force, sa puissance. Ils venaient de sa foi religieuse. Évidemment, il était aussi un génie avec un don pour les arts martiaux. Lorsqu'il montrait cette puissance, c'était juste incroyable, il pouvait passer d'un être normal et se transformer en quelqu'un d'autre en un instant. Dès qu'il donnait un cours ou une démonstration, cela se passait. Par contre, il est difficile de suivre et d'étudier de quelqu'un comme O Sensei. Son enseignement n'était pas très organisé, il ne faisait que ce qu'il voulait de façon spontanée, bam, bam, bam ! « Touche ceci, touche cela », tout changeait tout le temps. Il n'y avait pas de système donc on faisait ce qu'on pouvait. De mon côté, j'ai essayé de graver ce qu'il faisait dans mon cerveau, juste en regardant, comme pour imprimer mon subconscient. Il changeait constamment de technique durant les cours de façon très rapide. Il n'avait aucune intention d'enseigner, il faisait juste son art, c'est tout. C'est l'un des trésors que je possède ; la mémoire de ses mouvements est imprimée dans mon subconscient, elle ne s'en va jamais. J'ai commencé à voyager avec lui quand j'étais Shodan ou Nidan.

Pendant les premières années, je ne pouvais pas dormir pendant ces voyages. On restait dans des auberges japonaises dans des chambres mitoyennes, une grande chambre pour O Sensei, une petite pour moi, une petite salle de repos et des toilettes. O Sensei se levait très souvent la nuit, cinq ou six fois comme tous les gens assez âgés. Si O Sensei avait dû entrer dans ma chambre pour aller aux toilettes alors que j'étais endormi, cela aurait été la fin de ma vie d'artiste martial. Si quelqu'un me surprenait comme cela, cela veut dire que je pourrais perdre la vie, et dès qu'on commence à penser comme cela, on ne peut pas dormir. Je devais donc rester éveillé, attendre qu'il sorte de sa chambre, et être prêt à l'aider. Quand je voyageais comme cela pendant une semaine, vous revenez épuisé au Hombu Dojo. Il fallait voyager, enseigner, écouter, démontrer, aller de cours en cours, chuter pendant une, deux, trois semaines... Le voyage le plus long que j'aie effectué avec lui était un périple de six semaines. Ce fut un voyage assez difficile. Ceci dit, le potentiel humain est tout à fait admirable, car au bout de trois ans, je pouvais dormir profondément et dès qu'O Sensei se levait, je me levais en même temps sans effort. Je le sentais, mes yeux s'ouvraient automatiquement, et il arrivait à la porte au même instant.

Chiba Kazuo et O Sensei

Chiba Kazuo et O Sensei

Cela a aussi affecté la façon dont je prenais l'ukemi pour O Sensei. Avant cela, je trouvais cela très difficile, je ne savais pas ce qui allait arriver car il n'y avait pas de format préétabli de démonstration. Il bougeait et vous deviez répondre à ce qu'il faisait de façon spontanée. Dès que j'ai réussi à dormir comme ça, j'ai aussi commencé à trouver un certain confort dans l'ukemi que je prenais pour lui. Nous bougions ensemble [Chiba Sensei bouge ses deux index collés l'un à l'autre]. On était bien connectés. Ce genre d'expériences m'a permis de raffiner ma sensibilité et c'est toujours le cas. Comme je le disais, lorsque quelqu'un pénètre dans mon jardin, je le sais, quelle que soit l'heure, que je sois éveillé ou endormi.

Aikido Sphere : On dit souvent que différents élèves d'O Sensei ont intériorisé différents aspects d'O Sensei. Y a-t-il de tels aspects qui se sont développés en vous ? Pour être honnête, je considère mon étude auprès d'O Sensei comme un échec. Chiba Kazuo : Pour être honnête, je considère mon étude auprès d'O Sensei comme un échec. Il est très difficile d'apprendre de quelqu'un comme ça. Ceci dit, s'il y a une chose que je considère comme un trésor que j'aurais reçu de lui, c'est son travail aux armes. À mes débuts, je cherchais un art martial qui combinait le corps et l'épée et je n'en trouvais aucun que me satisfasse sur ce point. J'ai découvert l'aïkido via le livre écrit par Ueshiba Kisshomaru en 1958 et qui fut le premier livre à être publié ouvertement. Dans ce livre, j'ai lu que l'aïkido se basait sur des principes de sabre transposés à une discipline corporelle. C'est cela qui m'a attiré vers l'aïkido. Je dirais que 70% de l'enseignement que j'ai reçu d'O Sensei s'est fait aux armes. Encore une fois, il n'y avait aucune organisation dans son enseignement, c'était pièce par pièce, bam, bam bam ! J'ai donc dû organiser tout ça moi-même. Cela m'a pris des années pour systématiser tout ça. Je ne me suis pas tellement soucié de ce qu'était l'aïkido avant de m'inscrire au Hombu Dojo. J'espérais juste que cette relation entre les armes et les techniques à mains nues était vraie. Pour moi, avoir un endroit où dormir et suffisamment de nourriture était suffisant. Ces conditions ont toutes été réunies lorsque je suis devenu un uchi deshi au Hombu Dojo. [rires] C'est tout ce que je voulais, rien d'autre. Je n'avais aucune intention de devenir un instructeur professionnel, je pensais juste rester là-bas quelques années mais je n'avais aucun projet après cela. Le destin m'a forcé à devenir un professionnel lorsque j'ai été envoyé en Angleterre en 1966.

Aikido Sphere : Pratiquiez-vous les armes avec O Sensei lorsque vous voyagiez avec lui ?

Chiba Kazuo : J'ai demandé à être uchi deshi au dojo d'Iwama, pendant une courte période, à peu près six mois. L'instruction de base que j'ai reçue en armes m'a été donnée à Iwama et après cela, je l'ai reçue lors des voyages que je faisais avec O Sensei.

Aikido Sphere : Il existe un débat au sujet de la place des armes dans la pratique de l'aïkido, est-ce un élément central ? Devrait-ce être un élément central ? Selon ce que vous dites, ça a l'air d'être un drôle de débat selon vous.

Chiba Kazuo : Oui, c'est un débat stérile. Qu'est-ce qui est venu en premier, l’œuf ou la poule ? [rire] Je pense qu'au delà des principes martiaux, l'entraînement aux armes peut être très important dans l'entraînement à l'aïkido à cause des problèmes liés à l'âge des gens qui s'entraînent depuis 30 ou 40 ans. Tôt ou tard, ils ne seront plus capables de chuter et se relever sans cesse. Beaucoup de gens que je connais n'ont pas d'autre choix que d'abandonner. Relativement parlant, dans le travail des armes, l'âge n'est probablement pas tant un handicap. En Judo compétitif, comme vous le savez, l'âge limite se situe à la trentaine, vous ne pouvez pas aller plus loin. En Kendo par contre, certains continuent à 70 ou 80 ans. Les champions de compétitions vont contre des professeurs de 70 ou 80 ans et il n'y a aucun problème ! Juste le bout d'une épée et bam ! [rires] Il y a tellement de problèmes de genoux dans le monde de l'aïkido, je pense que les gens ont abusé de cette pratique. C'est donc un avantage de faire des armes je pense, surtout au niveau des genoux. Il y a tellement de problèmes de genoux dans le monde de l'aïkido, je pense que les gens ont abusé de cette pratique. J'ai conduit une étude dans l'ouest des États-Unis à ce sujet, comment éviter les problèmes et comment se soigner après une blessure. C'est une étude importante en ce moment. On peut battre nos problèmes de vieillissement si on s'harmonise avec l'âge de notre corps. Je veux donc dire que les armes peuvent être l'une des solutions, une façon raisonnable de gérer le problème de vieillissement.

Aikido Sphere : Nous voulions vous parler du temps où vous et les derniers uchi deshi d'O Sensei étaient ensemble.

Chiba Kazuo : Tout le monde était dans la même situation.

Aikido Sphere : Vous vous connaissez depuis plus de 40 ans, en tant d'adolescents, puis jeunes hommes, et a présent vous avez tous la soixantaine. Avez-vous beaucoup changé durant cette longue période ?

Chiba Kazuo : Fondamentalement, il n'y a pas de changement dans le caractère de quelqu'un. Je ne sais pas si c'est une bonne chose ou pas. [rires] C'est incroyable vous savez car en fait, lorsque vous arrivez à la cinquantaine, ce caractère devient plus évident et plus fort. Pendant un moment j'ai pensé : « ces types changent, ils font des progrès » dans le sens que leur caractère change, qu'ils mûrissent, etc. mais en fait non ! [rires] Mais c'est bien comme ça vous savez. Les artistes martiaux ont la tête dure et ça empire quand ils vieillissent. [rires] Je le vois chez moi ainsi que chez mes amis.

Chiba Kazuo et Tamura Nobuyoshi

Chiba Kazuo Shihan et Tamura Nobuyoshi Shihan

Aikido Sphere : Pendant plus de 40 ans, vous et les autres Shihan ont entretenu une relation très proche avec trois générations de la famille Ueshiba, le Hombu Dojo, ainsi qu'entre vous, et vous continuez de travailler ensemble. Qu'est-ce qui crée cet engagement et cette loyauté ?

Chiba Kazuo : Je ne peux pas parler pour les autres mais je me sens comme si j'avais toujours une dette envers mes professeurs. Ils nous ont accepté en tant que disciples, nous ont entraînés, et on fait de nous des hommes. Je me sens entier et j'ai aimé ma carrière d'Aikidoka, même s'il reste encore un long chemin à parcourir avec son lot de joies, d'étude et de pratique. D'une façon ou d'une autre, nous devons rendre cette faveur à nos enseignants et à leurs familles. C'est très difficile à exprimer. C'est un genre d'histoire d'amour qui ne peut être expliquée correctement à une tierce personne. Je fais probablement partie de la dernière génération à avoir cette loyauté envers ce que l'on appelle notre lignée. Cet aspect familial fait aussi partie de la culture japonaise même si elle tend à disparaître de nos jours. Je fais probablement partie de la dernière génération à avoir cette loyauté envers ce que l'on appelle notre lignée. Je ne pense pas que ça peut être bien compris par des occidentaux. C'est une culture différente et tôt ou tard, ce genre de relations avec la famille du maître et le Hombu Dojo deviendra de plus en plus faible. Je ne m'attends pas à ce que les occidentaux entretiennent ces relations. Ce serait bien si ils le faisaient mais je pense que ce sera difficile. Mon intention est donc de construire l'aïkido en Amérique en tant qu'aïkido Américain : des bases techniques solides, leurs propres idées, leur propre identité, et leur propre futur.

Aikido Sphere : Au sein de ceux comme nous qui ont été les élèves de Shihan japonais, il semble qu'une loyauté similaire existe envers nos enseignants directs, n'est-ce pas une force ?

Chiba Kazuo : Oui, je comprends ce que vous essayez de dire et je pense que c'est effectivement une partie de notre force. Ma question cependant est : Combien de temps est-ce que cela va durer lorsque l'ère des enseignants japonais sera révolue ?

Chiba Kazuo

Chiba Kazuo Shihan

Beaucoup des problèmes auxquels nous avons dû faire face ont été réglés via le Hombu Dojo dans un système de japonais à japonais. Le jeu se joue dans le même contexte culturel. Il y a eu des difficultés mais une base de compréhension commune existait. Lorsque l'ère des professeurs japonais sera révolue, vous devrez communiquer avec des étrangers, ce qui rendra les choses difficiles je pense. C'est ce que j'essayais de dire. Pourtant, vous pratiquez un art japonais. L'élément linguistique est également très très important, ne le sous-estimez pas.

Nous vivons dans des pays occidentaux depuis très longtemps et nous comprenons suffisamment la culture occidentale, même de façon imparfaite, tout en maintenant notre identité japonaise. Lorsque nous avons affaire avec le Hombu Dojo pour des problèmes politiques etc., on peut jouer les deux parties, l'une en tant que japonaise, l'autre en tant que représentants des occidentaux. Vous ne pourrez pas le faire de la même manière. Lorsque les professeurs occidentaux prendront la main sur l'aïkido occidental, ils ne pourront faire les choses comme nous. Ils seront occidentaux, pas japonais. C'est un fait très important. Pourtant, vous pratiquez un art japonais. L'élément linguistique est également très très important, ne le sous-estimez pas. [longue pause] C'est dur n'est-ce pas ? [rires] Une nation est comme un individu, son caractère fondamental ne change pas même si la vue en surface peut changer. Lorsque les Shihan devaient avoir affaire avec le Hombu Dojo, ils se devaient d'être japonais. Si cela avait été fait avec des professeurs occidentaux, cela aurait été très difficile, ils n'auraient pas compris. Le Japon regarde toujours le monde depuis sa fenêtre, cela ne change jamais.

Aikido Sphere : Pouvons-nous passer à une question technique ?

Chiba Kazuo : J'adore ça ! [rires]

Aikido Sphere : Quelles sont les clés techniques, mentales, et spirituelles dont les élèves doivent avoir conscience dans leur pratique ?

Chiba Kazuo : Vous n'avez pas intérêt à vouloir séparer les aspects spirituels et physiques de la discipline. Vous ne pouvez pas les séparer, tout comme vous ne pouvez pas séparer un individu entre son corps et son esprit. Ils ne font qu'un. Lorsqu'on s'entraîne sur une forme d’aïkido, l'esprit est toujours présent. Sans esprit, il n'y a a pas de forme. Via la forme, l'esprit se manifeste, il est déjà présent. Il est écrit dans le journal d'O Sensei [...] « Je dois l'avoir avant qu'il m'aie ». Savez-vous ce qu'il voulait dire ? Choppe-le et tue-le ! Le but est de garder les yeux sur cet aspect, entraîner le corps, construire le corps, développer ce que j'appelle le corps Aïkido via un entraînement correct et adapté. J'aime voir les pratiquants d'Aikido développer leur corps selon les principes de l'aïkido. Il ne s'agit pas de culture physique évidemment. [rires]

J'enseigne ce que j'appelle les trois W : when [quand], where [où], what [avec quoi]. O Sensei enseignait ça également. « Où », c'est la distance et la gestion de l'espace. « Quand », c'est le timing. « Quoi », c'est la technique individuelle. On doit apprendre cela et polir, éduquer, et discipliner notre corps entier avec ces trois principes via l'apprentissage des formes. En faisant cela, on assimile ce que l'on appelle la sensibilité. Pour citer exactement les mots d'O Sensei : « où, quand, et avec quoi tuer l'adversaire ». Le fondateur a dit cela. Par contre, il a aussi dit que l'aïkido choisit de ne pas tuer, mais de guider. À mon avis, tout est là. Il y a dans ces trois W, dans l'enseignement de ces trois éléments, un principe martial profond mais aussi un principe spirituel tout aussi profond. Enfin bon, les trois W c'est en anglais hein, pas forcément en japonais ! [rires] Parfois, je me prends à penser que j'ai fait une grosse erreur en devenant un enseignant d’aïkido car en tant que professionnel, il est très difficile de garder la pureté de votre art Il est écrit dans le journal d'O Sensei que je possède et qui date de 1942 la chose suivante : « Je dois l'avoir avant qu'il m'aie ». Savez-vous ce qu'il voulait dire ? Choppe-le et tue-le ! Tout le monde connaît l'image de l'aïkido où O Sensei était un adorable vieillard qui ne parlait que d'amour, de paix, d'unité etc., mais vous devez comprendre que tout cela venait de cette phase antérieure.

Aikido Sphere : Vous disiez plus tôt que vous n'aviez pas l'intention de devenir un instructeur professionnel. Il me semble qu'un enseignant se doit de gérer deux aspects. L'aspect martial, mais aussi celui qui consiste à organiser et diffuser l'aïkido. Qu'en pensez-vous ?

Chiba Kazuo : Je n'ai pas de réponse concrète à donner là-dessus. Parfois, je me prends à penser que j'ai fait une grosse erreur en devenant un enseignant d’aïkido car en tant que professionnel, il est très difficile de garder la pureté de votre art et de votre intention, car la vie influence cette activité, des considérations comme la famille, l'argent, le nombre d'élèves, etc. C'est très douloureux vous savez. Vous vous devez d'être très têtu et de ne pas faire de compromis sur quoi que ce soit si vous voulez garder l'art aussi pur que possible, mais dans ce cas là vous mourrez de faim. J'ai été pauvre pendant des années, surtout les premières années en Angleterre. C'était terrible mais vous savez, j'ai appris beaucoup de leçons grâce à cela. Comme je l'ai dit plus tôt, je n'ai pas de réponse absolue à mon propre rêve. En même temps, la chose qui me procure le plus de plaisir dans la vie est de voir mes élèves progresser, les caps qu'ils passent via l'entraînement, leurs transformations. C'est très agréable à voir, cela me rend heureux.

Je serais très content si j'avais un vrai travail, quelque chose qui s'accorde avec l'aïkido et qui me permette de gagner ma vie sans avoir a être payé pour mon enseignement. C'est ce que j'ai essayé de faire mais il était trop tard. Je suis allé en Angleterre sous contrat et j'ai dit : « trois ans, c'est suffisant », mais je me suis aperçu au bout de trois ans que tout restait encore à faire donc j'ai dit : « Encore deux ans, ça fera cinq ans en tout ! ». Mais cinq ans ont passé et pas grand chose de plus ne s'est mis en place. J'ai donc continué à prolonger mon séjour en Angleterre et travaillé d'arrache-pied. Au bout de dix ans, je sentais que j'avais accompli quelque chose donc je suis parti en 1975, mais il était à présent trop tard pour changer de profession. Je suis allé chercher du travail mais personne ne voulait m'employer, j'avais 40 ans vous savez. [rires]

Aikido Sphere : Était-ce lors de votre retour au Japon ou bien en Angleterre ?

Chiba Kazuo : Au Japon. Après 40 ans, vous ne pouvez rien faire. J'aurais pu être un bon garde du corps ceci dit ! [rires]

Chiba Kazuo Shihan

Aikido Sphere : Donc quand vous êtes retourné au Japon après l'Angleterre, vous considériez ne plus enseigner l'aïkido ? la plupart des arts martiaux japonais modernes sont enseignés par des amateurs et les enseignants professionnels sont rares dans mon pays.

Chiba Kazuo : Pas vraiment, mais ça restait quand même sur mon subconscient et comme vous le savez, je suis retourné au Hombu Dojo et je suis devenu le secrétaire du département international pendant trois ans. Ensuite je suis parti. C'est vraiment le moment où j'ai dit au revoir à l'aïkido. Je me suis donc mis à chercher un emploi. J'ai été embauché par une entreprise de construction car j'étais fort ! [rires] J'ai beaucoup aimé cette vie pendant trois ans, la campagne, travailler casser des cailloux, dynamiter des trucs ! [rires] De nos jour ce métier est totalement mécanisé et peu de gens peuvent faire ces choses de façon manuelle. Je ne savais pas faire grand chose mais mon corps était suffisamment robuste pour faire cela. [rires] Ensuite, Yamada Sensei est venu me voir trois fois de suite à Mishima, là où je vivais, et il m'a forcé à m'installer aux États-Unis et c'est là que je suis maintenant.

Aikido Sphere : Comment vous a-t-il forcé à déménager aux États-Unis ?

Chiba Kazuo : Je ne voulais pas y aller car je voulais établir ma vie moi-même là où j'étais. Mais j'ai ressenti son amitié dans mon cœur. Vous savez, la plupart des arts martiaux japonais modernes sont enseignés par des amateurs et les enseignants professionnels sont rares dans mon pays. Tout le développement des arts martiaux dans la société est fait par des amateurs qui donnent de leur temps de façon bénévole. Les considérations financières ont donc peu de place dans l'enseignement. En ce sens, c'était très sain, on ne considère pas les arts martiaux comme un business mais comme un service envers la société et la communauté. Le Judo et le Kendo sont toujours comme ça. Le volontariat des amateurs est une base très très importante et le terme « enseignant amateur » n'a pas du tout de connotation négative. Il existe de très haut gradés en Judo et en Kendo qui s'occupent de leurs dojo de façon bénévole. La société japonaise était très saine grâce à cela. De nos jours, tout semble devenir si professionnel, avec beaucoup d'argent qui circule, pour financer les grades Kyu et Dan, les examens, et les compétitions De nos jours, tout semble devenir si professionnel, avec beaucoup d'argent qui circule, pour financer les grades Kyu et Dan, les examens, et les compétitions. Dès que vous faites quelque chose, vous demandez de l'argent, c'est comme ça que ça se passe ! Si vous voulez ce bout de papier, vous devez donner de l'argent. Je pense que ce n'est pas sain et ça n'est pas restreint au Japon, mais au monde entier, il existe une « industrie » des arts martiaux. Comme je l'ai dit plus tôt, l'aïkido est quelque chose de très personnel et cette tendance à la diffusion et au professionnalisme m'inquiète.

Aikido Sphere : Avant que vous alliez en Angleterre, Yamada Sensei vous avait invité à New York. Ensuite, une délégation est venue d'Angleterre et ils vous ont demandé de venir en tant qu'enseignant. Est-ce vrai ?

Chiba Kazuo : En fait, j'ai été sélectionné pour donner des cours privés au Hombu Dojo au moment où le président de la fédération Britannique était au Japon. Après quelques semaines, avant de rentrer, il a fait une demande formelle au Hombu Dojo pour qu'ils envoient un instructeur au Royaume-Uni afin qu'il enseigne l'aïkido au sein de la fédération de Judo. Il a précisé qu'il voulait que ce soit moi qui aille enseigner en Angleterre. Avant cela, j'avais déjà accepté l'invitation de Yamada Sensei et je prévoyais de partir pour New York en mai 1965 mais j'ai dû annuler au final. Si j'avais été à New York à l'époque, je ne serais pas là aujourd'hui. Je pense que mon amitié pour Yamada Sensei a été préservée grâce au fait que nous nous sommes séparés il y a très longtemps. Je pense que ça peut être dit de nous deux d'ailleurs.

Aikido Sphere : Vous êtes parti en Angleterre à bord d'un navire pétrolier ?

Chiba Kazuo : Oui, un énorme navire pétrolier de 100 000 tonnes. Le périple nous a pris six semaines. La délégation Britannique avait acheté une cinquantaine de tatamis et les avait pris sur le bateau afin de pouvoir établir un dojo dès que nous serions arrivés à Londres. J'étais un passager en première classe avec un serviteur Indien. [rires] Tous les officiers étaient Anglais et tous les autres marins étaient Indiens ou Pakistanais.

Aikido Sphere : Nous discutions plut tôt du fait que tous les uchi deshi de votre génération sont partis à l'étranger. je détestais l'idée d'aller en Angleterre parce que j'avais entendu beaucoup d'histoires au sujet de leur nourriture médiocre, leur mauvais temps, leur flegme...

Chiba Kazuo : Sauf Kurita Sensei.

Aikido Sphere : Oui, sauf Kurita Sensei, c'est vrai. Pensez-vous qu'il y avait quelque chose de spécial à ce sujet ? Était-ce dû à une volonté du Hombu Dojo ou bien bien à cause de leurs personnalités ?

Chiba Kazuo : Non, c'était plus une question de personnalité. En réalité, le Hombu Dojo ne nous a pas envoyés, c'était plus comme une maladie contagieuse qui se propageait de l'un à l'autre. L'un partait, puis un autre, puis un autre, etc. Moi je voulais aller à New York et je détestais l'idée d'aller en Angleterre parce que j'avais entendu beaucoup d'histoires au sujet de leur nourriture médiocre, leur mauvais temps, leur flegme... [rires] En 1977, lorsque Kanai Sensei et Yamada Sensei sont revenus au Japon, nous nous sommes retrouvés pour parler du bon vieux temps et nous nous sommes aperçus que Kurita Sensei n'était plus des nôtres. On avait un peu honte car il était le dernier des jeunes uchi deshi. Tout le monde était parti, mais lui était resté au Japon, un peu comme un frère perdu. Nous avons commencé à le chercher et via certaines connaissances mutuelles, nous l'avons trouvé. Yamada Sensei et moi l'avons sorti de là où il était et nous l'avons forcé à recommencer à s'entraîner au Hombu Dojo. Ensuite il est allé au Mexique sous recommandation de Yamada Sensei car nous avions besoin de quelqu'un au Mexique à ce moment là. Cela fait que tous les uchi deshi sans exception ont quitté le Japon.

Aikido Sphere : Quels genres de buts ou d'espoirs aviez-vous pour le développement de l'aïkido dans le monde ?

Chiba Kazuo : Je n'ai plus aucune illusion à ce sujet, je ne peux plus rien voir, ni bon ni mauvais. Ce que je veux c'est partir à la retraite, aller pêcher quand je le veux, aller nager, et enseigner de façon libre quand il me plaît. Je veux aller librement où je veux sans avoir à compter nos effectifs. Je vais prendre ma retraite très bientôt, dans trois ans, je sortirai de l'enseignement formel de l'aïkido. Je n'arrêterai pas mon étude de l'art. J'irai voir les gens, pratiquer, mais mon projet est de prendre ma retraite. Je n'aime pas transmettre cette maladie qu'est le vieillissement. [rires] Il est temps pour la nouvelle génération de prendre les choses en mains. Je vous regarderai de loin, avec le sourire. [rires]

Aikido Sphere : Avez-vous des conseils ou des suggestions à donner aux futurs enseignants ?

Chiba Kazuo : Non, non, non, non.

Aikido Sphere : Et pour les jeunes, les débutants ?

Chiba Kazuo : Non, rien, rien. Merci pour votre dévotion à l'art et pour votre soutien toutes ces années, j'apprécie sincèrement et j'éprouve beaucoup de bonheur de vous voir emprunter le même chemin que celui que j'ai pris. Merci.

Message de Chiba Kazuo Shihan à ses élèves

Entretien conduit par Peter Bernath, 7e Dan et instructeur en chef du Florida Aikikai et Aikido Sphere, 6e Dan et instructeur en chef du Framingham Aikikai. Version originale disponible sur AikidoSphere.

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Site officiel de Guillaume Erard, auteur, instructeur et vidéaste résident permanent au Japon - Shihan 6e Dan en Aïkido du Hombu Dojo de l'Aïkikai de Tokyo / Kyoshi 5e Dan en Daïto-ryu Aïki-jujutsu du Shikoku Hombu Dojo.

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