Rendez-vous with Adventure - Ce n'est pas nécessairement vrai

Rendez-vous with Adventure - Ce n'est pas nécessairement vrai

Au Japon, je me suis entraîné pendant une courte période au judo au sein du Kodokan, puis pendant plusieurs années avec l'équipe de judo du lycée Tokaidai Sagami. Tokai Daigaku était un immense complexe universitaire qui était aussi une force motrice du judo au Japon. Leur équipe était entraînée par certains des plus grands champions et ils recrutaient des étudiants dans tout le Japon. Pour donner au lecteur une idée du niveau de compétence et de puissance de ces jeunes hommes, nous avions l'habitude de nous aligner par ordre de poids avant de saluer. Pesant environ 100 kilos à l'époque, je ne me trouvais même pas au milieu de la quarantaine de membres du dojo, certains d'entre étant proches de mes deux mètres de hauteur.

Et bien, c'était Mick Jagger, mais ce n’était pas vraiment lui (Mick Jagger !) Une groupie déçue parlant à ses amies le lendemain matin

Au moins six de ces jeunes hommes âgés de 17 et 18 ans pouvaient régulièrement battre leur propre entraîneur, un 6e Dan de 36 ans. L'une de mes plus grandes réalisations dans les arts martiaux se fit durant une séance d'entraînement avec leur star, un jeune homme de deux mètres et 140 kilos qui était en voie de devenir le successeur de Yamashita Yasuhiro [l'un des plus grands compétiteurs de judo de tous les temps]. Il est malheureusement mort de leucémie soudaine dans sa dernière année. J'étais professeur d'anglais dans cette école, j'avais la mi-trentaine, j'étais un relatif débutant en judo, et donc ce type devait y aller tranquille. À un moment pourtant, je l'ai pris au dépourvu dans un Kouchi-gari [petit fauchage intérieur] et j'ai réussi à le placer à contre-pied, sur une jambe. Il s'exclama : « Bien joué Sensei! », retrouva son équilibre, et instinctivement, se tourna pour me jeter dans un Seoi-Nage [projection en portant sur le dos] qui fit trembler mon ADN sur tout le chemin du retour jusqu'à mes ailleurs. Je ne sais pas si je suis le plus fier du fait de l'avoir momentanément mis en déséquilibre ou bien d'avoir survécu à sa projection.

Je raconte tout cela pour dire que j'aime beaucoup le judo, autrement dit : judo namennayo [ne vous avisez pas de prendre le judo à la légère]. Pour cette raison, il a une histoire très célèbre dans la mythologie aïkido qui m'a toujours ulcéré. Elle a été écrite par Robert Smith, un écrivain bien connu pour ses livres sur les arts martiaux chinois, et qui était aussi à l'origine un très bon judoka. Il a écrit en 1953 un compte-rendu[1] du premier tournoi Amateur Athletic Union (AAU) de judo dans lequel il a rapporté la chose suivante :

Tohei (8e Dan en aïkido), un visiteur en provenance du Japon, a fait une remarquable démonstration de ce « judo supérieur », même si bien sûr, ce n'est pas exactement cela. Cinq yudansha, y compris Yoshimura (4e Dan), l'ont attaqué simultanément et ont été sommairement repoussés par ce petit homme agile qui dansait si délicatement sur le tatami. Le combat était improvisé et je n'ai jamais rien vu de pareil. Robert Smith - My Aikido Interlude

Tout d'abord, Tohei avait en fait été un judoka de bon niveau avant d'étudier l'aïkido et l'expression « petit homme agile » n'est vraiment pas correcte, car même s'il était petit, il n'était certainement pas frêle, comme en témoignent ses bras massifs sur la photographie ci-dessous.

Koichi Tohei

En fait, Tohei était monstrueusement fort. Kuroiwa Yoshio Sensei m'a dit un jour :

Non seulement Tohei Sensei était fort, mais il avait aussi le contrôle de son corps. Une fois, lors d'une démonstration, moi, Tamura, Kobayashi et Noro étions censés l'attaquer simultanément et nous décidâmes de le mettre dans l'embarras. Il donnait toujours des ordres à tout le monde donc nous nous mirent d'accord pour y aller vraiment ce coup-là, de le prendre, et de le claquer sur le tapis. Lorsque nous le saisîmes, il explosa. Nous volâmes dans tous les sens. Vous voulez savoir à quel point il était fort ? Après la guerre, Tohei Sensei rapporta deux valises de riz au Honbu dojo en retour d'Iwama. C'était considéré comme de la contrebande et s'il avait eu l'air d'avoir du mal avec ses valises, quelqu'un aurait trouvé cela suspect et il aurait été arrêté. Ainsi, chaque fois qu'il passait au travers des portiques de sécurité dans les gares, il montait les valises à la hauteur des épaules, les portant au-dessus des portes comme si elles étaient vides, et les tenait comme ça jusqu'à ce qu'il fût hors de vue. Kuroiwa Yoshio

Robert Smith a été l'un des pionniers parmi les Occidentaux à étudier et à écrire sur les arts martiaux asiatiques. Sa prose, bien que souvent un peu fleurie et verbeuse, décrit magnifiquement les enseignants avec qui il a étudié. Je n'oublierai jamais ses descriptions de l'instructeur de Bagua ch'uan Paul Kuo : « Sa colonne vertébrale était aussi droite que de la fumée. » Cependant, il a parfois fait rendu compte d'évènements d'une manière contraire à l'expérience que d'autres en ont eue, y compris au sujet de certains enseignants, faisant de ce que les autres ont trouvé mondain quelque chose de presque magique. Je me souviens en particulier d'une histoire de la défaite simultanée de cinq judoka par Tohei, une histoire qui a été ensuite reprise par l'Aïkikaï et utilisée comme « preuve » de l'invincibilité de l'aïkido. Oui, l'Aïkikaï. Ueshiba Kisshomaru, dans le son livre, l'Aïkido, a écrit :[2]

Tohei visita Hawaï entre 1953 et 1954 afin de présenter l'Aïkido aux Américains. Il participa au All American Judo Contest à San José avec le président de l'association Hawaïenne de Judo. À la demande de nombreuses personnes là-bas, il dû faire face à cinq judokas américains sélectionnés parmi les compétiteurs. Ils l’attaquèrent simultanément et il les battu avec peu d'efforts. Cet évènement fut retransmis dans le monde entier et le fait qu'il a vaincu les cinq principaux acteurs sans aucun problème fit de lui un héros aux Etats-Unis et montra la vraie valeur de l'Aïkido Ueshiba Kisshomaru - Aikido

Cette histoire m'a toujours semblé douteuse et je me suis toujours demandé si les choses se sont vraiment passées comme Smith, et ensuite l'Aïkikaï, l'a revendiqué.

Mes doutes sont devenus convictions après avoir vu le film 1957 : « Rendez-vous with Adventure ».[3] Il s'agit d'un documentaire léger dans lequel deux cowboys Américains visitent le Hombu Dojo de l'Aïkikaï pour se faire démontrer les techniques par Ueshiba et ressentir quelques-unes eux-mêmes. À un moment donné, le caméraman, un homme grassouillet à la cinquantaine bien tassée sans aucune aptitude au combat se retrouve face à Tohei.

Extrait du film Rendez-vous with Adventure disponible sur Aikido Journal[3]

Ses attaques sont confinées à des tentatives de saisir et de chahuter avec Tohei, qui de son cote était sûrement sous instruction stricte de ne pas endommager l'invité (étant au Japon, cela n'aurait même pas eu à être dit !). Tohei fuit et se dérobe, et renverse son assaillant à plusieurs reprises, en utilisant surtout ce que l'on pourrait appeler du kuzushi et du tai-sabaki de judo. À un moment pénible à regarder, Tohei est tiré vers le sol dans un enchevêtrement de membres, même s'il parvient tout à s'en sortir et à renverser le gros type une fois de plus.

Herman déséquilibrant Tohei

Herman mettant Tohei à terre

De telles situations sont difficiles. Si Tohei avait projeté l'homme trop durement, il l'aurait surement blessé, l'homme ne sachant pas comment tomber correctement. S'il lui avait passé une clé de bras, il lui aurait cassé un poignet puisque le gars ne savait pas où aller. Pourtant, cet épisode reste une source d'embarras, et plus embarrassantes encore ont été les pirouettes intellectuelles que certains partisans de l'aïkido ont déployées pour rationaliser sa performance. Rappelez-vous, Tohei avait justement été choisi pour un tel défi plutôt qu'un jeune chien fou comme Chiba Kazuo ou Tamura Nobuyoshi, car Ueshiba (ou son fils Ueshiba Kisshomaru, qui était réellement à la tête du dojo) pensait qu'il saurait le manipuler sans le blesser.

Lorsqu'on m'a demandé de commenter cette vidéo, j'ai écrit :

Cela me rappelle lorsque le père André a pété à côté de tante Jeannine et qu'elle a affirmé que ce vent avait un son magnifique en Ré mineur et qu'il sentait aussi bon que la mangue mure. Non seulement l'homme était un gros pépère inexpérimenté, mais Tohei, dans sa biographie, explique a qui veut l'entendre qu'il était un homme judo, et qu'après avoir appris juste un peu d'aïkido, il défaisait facilement ses aînés 4e et 5e Dan. Bien sûr Ueshiba lui avait probablement dit qu'il ne devait en aucun cas blesser le gars, mais tout de même, pour un Shihan, bucho [directeur] de l'art martial le plus puissant de tout le Japon™, cette performance est lamentable, et ce, même si elle résonne dans un joli Ré mineur. Ellis Amdur

Selon le journal de l'amiral Takeshita, Ueshiba a passé une grande partie de la 1920 à étudier et enseigner spécifiquement comment vaincre des judoka. Des hommes comme Tomiki Kenji, Kotani Sumiyuki, Sugino Yoshio, Shirata Rinjiro, Murashige Aritoshi, Shioda Gozo, Mochizuki Minoru, Nakazono Masahilo, Chiba Kazuo, tous judokan, ont étudié avec lui, et pas seulement parce qu'il était un charmant vieux mystique. Je n'ai aucun doute que Tomiki, Shirata, ou Mochizuki pourraient avoir facilement, et en toute sécurité, géré cette homme balourd d'âge avancé. Tout cela n'a tout simplement pas de sens pour moi. Comment Tohei, quelqu'un de si puissant puisqu'il pouvait porter deux valises pleines de riz à hauteur d'épaule comme s’ils étaient vides, qui auraient battu simultanément cinq jeunes judoka dont l'un est devenu plus tard un footballeur professionnel, avoir une telle difficulté à gérer ce gros tas ?

Grâce au travail incroyable de recherche de Joe Svinth, j'ai obtenu les noms de certains des hommes qui étaient à ce tournoi, 60 ans auparavant. Je leur ai écrit une lettre, dont une partie est reproduite ici :

J'ai vécu au Japon pendant environ 13 ans, étudiant entre autres le judo et l'aïkido, et j'ai connu la plupart des plus grands enseignants aïkido des années 1970 et 1980, et je crois qu'aucun d'entre eux n'aurait pu gérer deux bons judoka, et encore moins cinq, et de la manière qui est décrite. La plupart des aikidoka, pour être honnête, serait séchée facilement par un bon judoka. Certes, Tohei était au sommet de la pyramide aïkido, mais même avec cela, il s'agit d'une histoire difficile à croire. Robert Smith était sans doute l'un des meilleurs écrivains sur les arts martiaux et un pratiquant expérimenté. Cependant, j'ai lu d'autres comptes-rendus de lui où il semble pencher vers la magie plutôt que la vérité purement factuelle. Ceci en est un autre qui ressemble à de la magie pour moi. Ma question est : Y étiez-vous ? Étiez-vous l'un des cinq attaquants ? Avez-vous vu cela de vos yeux ? Cela s'est-il passé de la façon dont Smith l'a décrite, ou ces jeunes gens chutaient-ils pour préserver l'honneur de leur invité ? Les mythes dans les arts martiaux sont assez divertissants, mais la vérité, c'est toujours mieux. Ellis Amdur Communication personnelle

Voici les réponses de plusieurs de ces grands hommes du judo Américain :

J'ai participé à ce tournoi dont vous parlez. Vu que cela fait longtemps que la manifestation a eu lieu, je me souviens vaguement que les participants judo ne pouvaient pas le faire tomber. En tant que spectateur, cela avait l'air très réel et je m'en tiendrai à cela. Fred Morimoto
L’évènement dont vous parlez a été annoncé et un groupe de concurrents est apparu sur le tapis. Je peux les visualiser tous approchant le tapis, mais je ne me souviens pas des visages ou des noms. Mon souvenir diffère de celui du récit de M. Smith. Je ne me souviens pas « d'attaque simultanée » comme une agression collective. Je me rappelle vaguement le groupe sur le tapis et l'exécution d'attaques dans une séquence individuelle, pas d'une bagarre de groupe. Bien sûr, vous devez garder à l'esprit que je pourrais avoir tort, car cet événement s'est produit il y a de nombreuses années. Mon impression est que Tohei était attaqué pour de vrai et qu'il se défendait admirablement. Je ne l'ai pas interprété comme si c'était « des jeunes gars qui chutaient pour l'honorable visiteur » comme vous l'avez mentionné dans votre lettre. J'avais 23 ans à l'époque et j'en ai maintenant 83. Je me souviens des évènements de la façon décrite ci-dessus, et autant que je puisse juger, mes souvenirs sont exacts. Lyle W. Hunt Jr.

Le compte-rendu suivant est issu d'un entretien téléphonique avec le grand judoka Hawaïen, Frank Nakashima. De mes trois correspondants, il est celui qui a eu le contact le plus direct avec Tohei, bien qu'il ne fît pas partie de la manifestation elle-même. Il parlait avec émerveillement dans la voix :

Je fus étonné de ce qu'il pouvait faire. Je lui ai rendu visite dans sa chambre d'hôtel. Pendant que nous parlions, il ramassa une perche de deux mètres et me dit de prendre l'autre bout pour voir si je pouvais la déplacer. Tout d'un coup, je me retrouvai l'envers! Je ne pouvais pas y croire. Qu'est-ce que ce gars m'avait fait ? Puis il tendit la main et tendit son auriculaire et me dit de pousser dessus. Je mis les deux mains contre son petit doigt et poussai de toutes mes forces. Je ne pus même pas le bouger. Et la démonstration ! Ils venaient de rencontrer le gars. Ils n'avaient jamais pratiqué ensemble, et ce n'était pas un spectacle. Ils allaient pour l'attaquer et « bang », il leva son bras et ils rebondirent juste sur lui. Il les fit tomber comme des mouches. Il courrait et sautait quand ils s'approchaient, il mettait son bras et ils tombaient comme des mouches. Je voulais m'entraîner avec lui. Vous imaginez cela ? Les gens rebondissent sur vous lorsque vous mettez votre bras. Malheureusement, je ne pus pas le faire. Je m'entraînais pour les Jeux olympiques de judo, et je n'avais pas le temps. Frank Nakashima - Entretien avec Frank Nakashima

Ceci ne vaut pas l'histoire de Smith, mais c'est tout de même assez impressionnant, n'est-ce pas ? L'admiration dans la voix de M. Nakashima quand il a décrit sa rencontre avec Tohei était palpable, et il a exprimé de l'envie quand il a su que j'étudiais cet art martial incroyable (je n'ai pas eu le cœur de lui dire que je ne pouvais rien faire de si remarquable). En résumé, Tohei n'a pas combattu cinq judokas simultanément. Il a fait une série de randori à un contre un. Si on rapproche les points communs entre les trois rapports, il se soustrayait aux attaques, déséquilibrait son adversaire en déplaçant juste au-delà de portée à un certain angle, en utilisait les attributs standard de ce qu'on appelle aiki ou kokyû-ryoku, une forme de corps connectée, et son énorme puissance. Cela n'est n'amoindrit en rien sa compétence au jyo ou sa capacité à contenir une poussée contre quelqu'un de très puissant que de dire que, comme de nombreux lecteurs le savent, ces techniques sont des exercices classiques utilisés pour démontrer la puissance interne chez les combattants chinois ainsi que chez les pratiquants d'aikido et Daito-ryu de haut niveau, du moins par le passé (même si pour la plupart, l'étude de ce type de capacités est aujourd'hui passée à la trappe). La description de M. Nakashima de la façon dont il a séché ses adversaires en judo est aussi beaucoup plus proche de ce type de pratique que de techniques d'aïkido à proprement parler. Tohei les projetait juste au moment de l'impact avec une combinaison de tai-sabaki (il se déplaçait hors de la ligne d'attaque) et d'atemi sur l'ensemble du corps. Par cela, je veux dire que Tohei avait la capacité d'aligner son corps de sorte que tout effet était transféré à travers son corps dans le sol. Cet alignement lui permettait également d'orienter à la fois la puissance de l'adversaire et sa propre force physique comme une force intégrée.[4]

Parmi les pratiquants considérés comme les plus puissants dans la force interne sont ceux de I-ch'uan/Ta-cheng ch'uan (connu au Japon sous le nom de taikiken). Bien qu'ils aient la réputation d'être de redoutables combattants en Chine, c'est en grande partie grâce aux exploits de leur fondateur, Wang Xiangzhai et de quelques-uns de ses successeurs immédiats. Le fondateur de la faction japonaise, Sawai Kenichi, avait une réputation similaire et Mas Oyama du karaté Kyokushinkai a déclaré qu'il était le seul homme qui l'ait jamais vaincu. Étant donné que leur pratique est en grande partie solitaire principalement en posture debout, immobile, comme si ils embrassaient un arbre, comment auraient-ils pu devenir des combattants efficaces ? Quant à Wang Xiangzhai ainsi que son élève « extérieur », Sawai, ces deux hommes étaient déjà des combattants aguerris quand ils ont commencé à se former à coordonner leur corps. En substance, ils ont donc réglé le moteur d'une voiture qui fonctionnait déjà très bien.

De nos jours cependant, la plupart des pratiquants de taikiken s'entrainent exclusivement dans leur propre arène avec des gens qui jouent le même jeu, ils manifestent d'importantes compétences à rediriger la force ou à s'enraciner contre une poussée, mais lorsqu'ils participent à des matches contre des combattants Karaté Kyokushinkai, ils perdent rapidement et invariablement. La puissance est une chose et le combat en est une autre.

Alors, comment tout ceci est-il lié à Tohei, et pourquoi a-t-il été si incompétent (il n'y a pas d'autre façon de le dire) face au cameraman obèse ?

La quantité de temps réel que Tohei a passé sous la tutelle de Ueshiba était en fait assez réduite. Le nombre d'heures d'enseignement direct qu'il a reçu en aïkido était sûrement de beaucoup inférieur à ce que la majorité des lecteurs de cet article ont reçu de leurs propres instructeurs. La technique d'aïkido Tohei était rudimentaire par rapport à la précision détendue de Yamaguchi Seigo, de la complexité de Nishio Shoji, ou de la majesté de Shirata Rinjiro, pour n'en nommer que quelques-uns. Il sautillait (quand je m'entraînais à l'aïkido, on appelait ça le « sautillement à la Tohei »), et quand d'autres essayaient d'imiter ça dans leur propre aïkido, cela les rendait très faciles à déséquilibrer ou à balayer. Ceux qui n'avaient pas également acquis un certain niveau de capacités internes de Tohei, ce qu'il a appelé « ki », étaient tous, selon mon expérience, très limités dans leurs capacités, et parmi les plus dépendants du fait que leur partenaire se déplace et attaque d'une façon prédéterminée.

Sautillement de Koichi Tohei

Le sautillement, signe distinctif de la technique de Koichi Tohei

On peut facilement m'accuser d'émettre des critiques depuis mon fauteuil, alors permettez-moi d'ajouter l'opinion de certains contemporains. Tout d'abord, Kuroiwa Yoshio a déclaré de Tohei : « Il était très fort, mais le combat, c'est différent. Il ne savait pas comment se battre, presque aucun d'entre eux ne le savait »[5] Nous avons également la déclaration de Yamada Yoshimitsu, un contemporain de Kuroiwa, et un homme dont les opinions sur n'importe quel autre sujet ne peuvent être plus différentes, mais qui a dit : « Les mouvements de Toheï étaient terribles, mais il avait une extraordinaire utilisation du corps. »[6]

Comme je l'ai écrit plus haut, Tohei avait en fait été un judoka avant de commencer l'aïkido. En Californie, il a été confronté à des gens, l'un après l'autre, desquels il savait exactement à quoi s'attendre. Il faisait du judo, (quelque chose que Robert Smith a constaté), mais en utilisant une application de puissance contre laquelle ils n'étaient pas préparés. Parce qu'ils étaient de jeunes hommes entraînés et puissants, il pouvait les frapper ou les projeter assez violemment pour qu'ils tombent, et avec une probabilité raisonnable qu'ils ne se blessent pas. En bref, ils pourchassaient et essayaient d'attraper une balle de caoutchouc qui, juste au bon moment, rebondissait et les frappait.

Dans « Rendez-vous with Adventure », cependant, Tohei avait en face de lui une personne qui malgré ses capacités limitées, essayait par tous les moyens de le battre. C'était une « lutte », dans le sens où il ne jouait pas un jeu que Tohei connaissait et ses attaques, donc, avaient un élément aléatoire. Ajoutez à cela les restrictions contre le fait de projeter trop fort le cameraman ou de lui passer des clés de bras et Tohei, avec sa technique et ses compétences limitées, était en défaut.

Suis-je trop sévère ? J'ai combattu avec des boxeurs professionnels, que je ne pouvais pas toucher, et qui eux arrivaient à me frapper au visage à répétition sans que je ne puisse les bloquer. Une fois, j'ai combattu avec un contra-mestre de capoeira qui a pris le téléphone portable de ma ceinture et commencé à taper dans un numéro tout en délivrant un coup de pied circulaire qui rasa mon menton. J'ai combattu avec des lutteurs de haut niveau, l'un d'eux arrivant à prédire verbalement mon prochain mouvement avant que je ne l'aie fait.

Considérez s'il vous plait les propres déclarations de Tohei au sujet de sa formation :

J'ai réalisé que Ueshiba Sensei avait vraiment maîtrisé l'art de la relaxation et c'est précisément parce qu'il était détendu qu'il pouvait générer autant de puissance [...] Pour être honnête, je n'ai jamais vraiment écouté la plupart des autres choses qu'il a dit [...] En même temps, je continuais mon apprentissage à Ichikukai [célèbre centre d'entrainement au zen et au misogi près de Tokyo]. J'avais l'habitude de rester là-bas toute la nuit pour pratiquer le zazen et le misogi. L'apprentissage visait à la réalisation d'une sorte d'état ​​d'illumination dans laquelle le corps et l'esprit deviennent entièrement libres de toute contrainte. C'était épuisant, mais ensuite je me précipitais pour pratiquer l'aïkido, déjà mort de fatigue. À ma grande surprise, j'ai constaté que quand j'étais dans cet état, les gens qui pouvaient d'habitude me projeter étaient complètement incapables de le faire ! De mon côté par contre, il ne me fallait plus beaucoup d'efforts pour les projeter. Tout le monde pensait que c'était étrange et n'arrêtait pas de dire des choses comme, « Qu'est-ce qui se passe avec Tohei ! Il sèche les cours, mais revient plus fort que jamais ». Koichi Tohei - Entretien avec Koichi Tohei[7]

Tohei s'intéressait clairement à deux choses: développer un type spécialisé de puissance basé sur la détente et se rendre impossible à projeter.

Démonstration de Koichi Tohei au ministère japonais de la défense

Si Tohei avait simplement relâché toute sa puissance sur cet homme, je suis sûr qu'il l'aurait transformé en un tas de chair et d'os. Une projection dure ou une clé de poignet complète et ça en aurait fini de celui-ci. Par contre le fait que ceux qui avaient autrefois été ses élèves disent : « Il ne savait pas comment se battre » et « les mouvements de Tohei étaient terribles » explique assez bien pourquoi il n'a pas su gérer le lourdaud d'une manière contrôlée, protectrice, en utilisant l'art martial dans lequel il était, paraît-il, un expert.

Pourquoi passer autant de temps sur un débat comme celui-ci (car il y a une partie de moi qui aime beaucoup mieux la réponse à la « père André ») ?

L'hagiographie de l'aïkido a fait grand cas de la rencontre entre Tohei et les judoka en Californie. « Rendez-vous with Adventure » a rendu cela tout à fait impossible à croire pour beaucoup d'observateurs extérieurs. Même si les judoka qui l'ont observé à l'époque de la manifestation à San Jose ont été profondément convaincus de sa puissance, l'aura presque mystique est venue de la déclaration de Tohei concernant Ueshiba : « C'est parce qu'il était relâché, en fait, qu'il pouvait générer autant de puissance. »

Le relâchement seul, même dans sa forme spécialisée, n'est pas l'aïkido. Si cette puissance interne est un fondamental dont une grande partie a été abandonnée aujourd'hui, les techniques de l'aïkido en sont le vecteur. Même avec une puissance remarquable, sans un vecteur, on n'est pas plus en mesure de combattre qu'un haltérophile est capable de gagner dans un ring de boxe, même s'il arrive à lever 250 kilos.

Récemment, j'ai cité[8] ce que je crois est la déclaration la plus importante que j'ai jamais trouvée sur ce que Ueshiba considérait comme l'essence de son art[9]. Il convient de la répéter ici :

Il [Ueshiba] dit : « Avant de partir, est-ce que vous voulez me demander quelque chose ? » Alors j'ai dit simplement: « O-Sensei, qu'est-ce que l'Aïkido ? » Il a répondu en disant : « Eh bien, permettez-moi de l'écrire pour vous et un jour vous pourrez le lire et le comprendre. » Ce qu'il a écrit était les mots: « La formation intellectuelle, l'entraînement physique, la culture de la vertu, et le développement du ki produisent la sagesse pratique. » Il a ajouté si un seul de ces éléments venait à manquer, cela rendrait la somme nulle et ralentirait inévitablement le développement global. Il faut, me dit-il, toujours maintenir un équilibre harmonieux entre ces éléments. Takahashi Mariye - Entretien avec Mariye Takahashi

Dans cette déclaration, Ueshiba a esquissé son art martial comme un animal à quatre pattes. Quand je regarde autour de moi le monde de l'aïkido aujourd'hui, et les nombreux mythes qui passent pour réalité, je vois beaucoup de gens sauter sur l'une ou l'autre de ces quatre jambes. Un art martial complet devrait être l'animal entier, parce que sans cela, on risque de rater son propre rendez-vous avec l'aventure.


Epilogue

Cet essai est assez particulier pour moi. À ce jour, j'ai tout publié, que ce soit recherche ou spéculation, avec une grande confiance dans mes conclusions. J'ai évidemment eu un certain nombre de personnes qui fut en désaccord avec certaines de mes affirmations, mais j'ai toujours campé sur ce que je pense être un terrain très solide. Pas dans cet essai. Je l'ai écrit provoqué par ce qui m'a semblé être une confiance infondée. D'une part, on dit que Tohei Koichi est un être surhumainement puissant qui combat de cinq champions de judo, et d'autre part, on voit une performance franchement inepte et embarrassante. Dans des conditions similaires, beaucoup de judokas, au tournant du 20e siècle, ont démontré sur des scènes de music-hall qu'ils arrivaient à contrôler avec facilité de grands individus non entrainés et sans les blesser. Dans le cas de Tohei, la contradiction entre ce qui est dit à propos de lui et ce que nous voyons est insupportable.

Je sais que mes déductions sont un basées sur des observations anecdotiques de la part de deux hommes qui étaient autrefois ses juniors, et que je dois admettre n'avoir jamais vu Tohei moi-même, et encore moins pris d'ukemi pour lui. C'est le mieux que je puisse faire: déclarer que Tohei était très puissant, mais qu'il n'avait pas une gamme complète de compétences techniques. Je pense que cela est confirmé par son propre témoignage quand il dit que tout ce qu'il a appris de Ueshiba était le relâchement, et qu'il a ignoré le reste. Au minimum, cela me donne tout de même l'occasion de remettre les pendules à l'heure à propos de ce qui s'est vraiment passé aux championnats l'AUA de 1951.


Références

  1. Le tournoi a eu lieu à San José les 8 et 9 mai 1953. Smith a écrit son rapport dans le American Commentary, Budokawi Quarterly Bulletin, 9:4 (July 1953), on pages 10 and 11
  2. Ueshiba, Kisshomaru, Aikido, traduit par Tanahashi Kasuzaki & Roy Maurer Jr., Hozansha Publishing Col, Tokyo, Japan, 1969, p. 165 (en Anglais)
  3. Pranin, Stanley - Rendez-vous with Adventure (DVD) Aikido Journal
  4. Amdur, Ellis - Hidden in Plain Sight: Tracing the Roots of Ueshiba Morihei's Power. Edgework: Crisis Intervention Resources PLLC (2009). Format poche: 252 pages. Langue: Anglais. ISBN-10: 0982376200
  5. Amdur, Ellis - Dueling with O Sensei, 2e édition, en attente de publication, Freelance Academy Press.
  6. Tamaki, Léo - Yamada Yoshimitsu, L'homme libre. Budo No Nayami
  7. Pranin, Stanley - Interview with Koichi Tohei (en Anglais). AikidoJournal
  8. Amdur, Ellis - A Consideration of Aikidō Practice within the Context of Internal Training. AikiWeb
  9. Pranin, Stanley - Entretien avec Mariye Takahashi (2). Aikido Journal n° 120 (en Anglais)

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Site officiel de Guillaume Erard, auteur, instructeur et vidéaste résident permanent au Japon - Shihan 6e Dan en Aïkido du Hombu Dojo de l'Aïkikai de Tokyo / Kyoshi 5e Dan en Daïto-ryu Aïki-jujutsu du Shikoku Hombu Dojo.

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