Mare Seye est un enseignant professionnel 6e dan d'aikido et élève de longue date de Christian Tissier. Il a commencé l'aikido en France en 1987 et est devenu membre du Collège Technique National de la Fédération Française d'Aikido (FFAAA) en 2005. Il a occupé plusieurs postes techniques au sein de la FFAAA au fil des ans, notamment en tant que directeur technique de la région Basse Normandie de 2005 à 2011 et de la région Île-de-France de 2013 à 2017. Mare participe également aux jurys nationaux d'examen dan et anime des stages tout au long de l'année en France et à l'étranger. Dans cet entretien, vous en apprendrez plus sur lui et sur ses débuts en aikido, ainsi que sur son point de vue sur la pratique et l'enseignement.
Guillaume Erard : Comment es-tu venu à l’aikido ?
Mare Seye : J'y suis venu un peu par hasard, j'ai rencontré un jour quelqu'un dans un refuge de montagne, on a passé la soirée à discuter et il m'a parlé d'aikido. Il se trouve que moi j'avais fait du judo quand j'étais gamin, j'ai arrêté parce que j'avais commencé dans des conditions pas très bonnes, puisque c'était il y a presque 50 ans. Et le judo gamin c'était en Espagne et c'était du judo adultes avec des enfants. Donc arrivé à 12 ans, j'avais des problèmes d'épaule, j'avais des problèmes de hanches qui étaient décalées, j'avais un pied plus court que l'autre, enfin bref. Donc j'ai arrêté, j'ai repris, je me blessais, j'ai repris, ça a duré jusqu'à ce que j'aie 15-16 ans et puis et puis j'ai arrêté complètement. J'avais envie de reprendre un art martial, je ne savais pas trop quoi. J'étais pas un compétiteur, c'était pas ma tasse de thé. J'en avais fait un peu puisque quand on fait du judo on passe par la case compétition. Et puis ce type que je n'ai jamais revu, dont je ne me souviens pas du nom, m'a parlé d'aikido avec tellement de passion que je me suis décidé à aller voir. Je suis allé dans un club qui était à Fontenay-aux-Roses. A l'époque c'était Louis Clériot qui est un des très anciens, qui est décédé maintenant, un de ceux qui ont créé la fédération, qui enseignait. J’y suis allé avec un copain, on s'est tous les deux dit la même chose : « Soit c'est du flan, soit il y a quelque chose ». Le copain ne s'est pas inscrit, moi j'y suis allé. Ça m'a beaucoup plu mais j'avais une vie un peu occupée à l'époque et je n'avais pas le temps de m’entraîner beaucoup, etc. J'en ai fait deux mois et demi, trois mois, j'ai dit « j'arrête ». « J'arrête. Pour en faire comme ça une fois par semaine, pour pas être régulier, ça ne m'intéresse pas, j'y reviendrai. » J'y suis retourné cinq ans plus tard.
Guillaume Erard : C’était quand ?
Mare Seye : C'était en 1987. Et puis là c’était Christian Mouza qui enseignait, donc lui faisait les cours d'aikido et Philippe Bersani donnait des cours de kenjutsu une fois par semaine.
Mare Seye servant d'uke à Christian Mouza (1989)
Guillaume Erard : De quelle école de kenjutsu s’agissait-il ?
Mare Seye : C'était un élève de Christian Tissier, donc l'origine c'est Kashima [Note : La version de Kashima Shin-ryu enseignée par Inaba Minoru]. Et du coup, bah voilà, c'était trois fois de l'aikido une fois du kenjutsu, toutes les semaines. Ça a commencé comme ça et puis j'ai mis le doigt dedans. J'ai fait le stage de Pâques de Christian Tissier quand j'avais trois mois d'aikido. J'ai adoré, je comprenais rien, mais j'ai adoré et à partir de là, j'ai commencé à faire un stage mensuel, j'ai fait un stage d'été, l'année suivante, j'ai fait un stage mensuel puis deux, puis le stage de Pâques, puis deux stages l’été, etc. Enfin voilà puis après ça, ça a continué.
Guillaume Erard : Comment t'es-tu décidé à devenir un professionnel de l’aikido ?
Mare Seye : Je ne l'ai pas vraiment décidé, ça s'est décidé un peu tout seul. Grosso modo j'ai commencé l'aikido relativement tard, j'avais 22-23 ans. Je me suis marié jeune, j'ai eu des enfants jeunes, et donc il fallait que je gère la vie professionnelle, la vie de famille, et l'aikido. Je ne pouvais pas faire tout à fond, donc j'ai décidé que j'allais faire des choix professionnels qui me permettent, et de voir mes enfants, et de faire de l'aikido. Mais pas du tout en pensant me consacrer à l'aikido professionnellement. Donc ça a duré, j'ai fait de l'enseignement, j'ai fait de la formation pour adultes pendant des années, et puis à un moment j'ai commencé à enseigner, donc ici, j'ai ouvert le club en 1999. En 2005 on m'a sollicité pour être DTR pour la Basse-Normandie, et à ce moment là j'avais déjà beaucoup de cours, je commençais à avoir beaucoup de week-ends de pris, pas beaucoup plus que quand c'était pas mon métier, mais ça a commencé à faire beaucoup et je me suis dit : « Bon OK, on fait la bascule », mais ça c'est un peu décidé malgré moi.
Mare Seye en stage en tant que DTR d’Île de France en 2017
C'est à dire qu'à aucun moment je me suis dit je vais faire de l'aikido pour devenir professionnel. En fait j'avais un boulot, j'avais une famille, j'adorais faire l'aikido ça me prenait beaucoup de temps, et en fait c'est les responsabilités, petit à petit, qui ont fait que tout devenait pas compatible et que j'ai dit : « OK, j'arrête la formation pour adultes pour me consacrer exclusivement à l'aikido. »
Guillaume Erard : L’aikido se pratique toute la vie, et durant la pratique, on alterne entre projeter et se faire projeter, donc les contraintes physiques existent bien plus longtemps que dans de nombreux sport. Comment le gères-tu ?
Mare Seye : C'est vrai, si ce n'est qu'on apprend à gérer, on chute quand même moins, ou moins violemment. On se voit moins imposer le rythme. Ça c'est un élément important, c'est à dire que moi j'ai des souvenirs de premier, deuxième, troisième Dan où effectivement, on se fait balader, on fait un peu la marionnette d'un côté de l'autre, d'un côté de l'autre, on chute pas toujours bien... Moi j'ai démarré très tôt les stages, j'y allais, j'y allais, puis après je rentrais chez moi je me couchais par terre et je restais une demi-heure sur le dos pour essayer de tout remettre d'aplomb. Aujourd'hui c'est plus le cas. Ça veut dire que je chute toujours, mais les rythmes me sont beaucoup moins imposés. Les chutes et les rythmes. Alors avec Christian effectivement, c'est différent, mais c'est pas c'est pas en continu donc ça va. Un footballeur, il faut qu'il soit au sommet, au pic de la forme, pendant dix ans, et puis après plus rien. Nous on n'est peut-être pas au pic de la forme, on est à un niveau intermédiaire, mais on dure beaucoup plus longtemps. Moi en tout cas, je le vis plutôt comme ça.
Guillaume Erard : Est-ce que tes attentes par rapport à tes élèves ont changé avec le temps ?
Mare Seye : Peut-être la première chose qui a changé ça a été d'accepter que les élèves sont ce qu'ils sont, et pas toujours ce qu'on voudrait qu'ils soient. C'est un élément important. C'est à dire que pour nous, on est un certain nombre à avoir beaucoup investi dans l'aikido, indépendamment de l'aspect professionnel, mais parce que c'était une passion. Moi, c'était un des piliers de ma vie, et accepter que les autres peuvent venir tranquillement deux fois par semaine faire une ou deux heures d'aikido à chaque fois un peu pépère pour voir les copains pour voilà, c'est un pas à franchir d'accepter que l'aikido c'est aussi pour eux, et que l'une des questions, c'est comment on arrive à les faire avancer dans l'aikido à ce rythme là et à nourrir leur progression et à faire en sorte que eux aussi s'y retrouvent. Ici, on est dans une ville plutôt aisée, les jeunes investissent plus sur les études que sur le sport et les adultes investissent plus sur leur carrière, ou sur leur travail, ou sur leur vie professionnelle que sur les loisirs, on va dire. Du coup il faut accepter que les choses sont pas sont pas comme on les a vues nous, pour nous, à un certain moment.
Guillaume Erard : En dépit de cette grande variabilité en termes d'investissement, les critères d'examens aux grades Dan sont les mêmes pour tous...
Mare Seye : Non, je n'ai pas d'opinion tranchée la dessus. Parfois je dis : « Il y a les grades, et il y a les niveaux ». (rires) Dans une vision idéale, les deux choses devraient correspondre, dans les faits, on se rend compte, lors des passages de grades notamment, que c'est deux choses différentes. En même temps, lorsque là, c'est la saison du bac, il y a des gens qui vont avoir 9,96 et qui vont être rattrapés par les cheveux, il y a des gens qui vont avoir 21 sur 20 avec les options. Ils n'ont pas du tout le même niveau et pourtant ils ont le même diplôme. Finalement, on n'est pas très éloigné de ça.
Guillaume Erard : Quand tu participes aux jurys d'examens, modifies-tu tes critères pour t'adapter à ceux des règles officielles ?
Mare Seye : Je pense que les grands critères ne sont pas très éloignés des grands principes de l'aikido. On essaye de juger sur des comportements observables et pas seulement sur une sensation, de façon à pouvoir, déjà discuter entre nous, et parce que ce n'est pas seulement un problème de fédération, c'est aussi un problème de personnes, donc être capable d'avoir des éléments sur lesquels on s'appuie pour étayer un raisonnement. Donc ça c'est c'est essentiel. Donc à partir de là c'est pas très éloigné de mes critères à moi. On pourrait varier sur des critères de, j'allais dire de sévérité. Mais finalement la question se pose pas. On connaît le niveau auquel on veut voir les gens, la question est souvent, pour les très bons il n'y a pas de discussion, pour ceux qui sont pas du tout au niveau il n'y a pas de discussion, la majorité des gens se situe dans une moyenne. Là interviennent des critères plus subjectifs qui sont : qu'est ce qu'on va faire peser dans la balance plus qu'autre chose, qui peuvent être des critères d'âge, des critères de forme, l'importance qu'on va donner à l'étiquette ou pas à l'étiquette, au travail aux armes, aux éléments un peu périphériques, qui ne sont pas forcément le noyau, sur le noyau c'est moyen, et donc les éléments plus en marge vont jouer, et là vont parfois jouer de façon différente et dans les grandes sensibilités entre fédérations mais [aussi] entre individus, en fonction de son histoire et de son histoire...
Guillaume Erard : Donc il y a beaucoup d'humain qui joue quand même, plus qu'un examen technique...
Mare Seye : Il y a une part d'humain. A un moment je disais : « Les examens de grade c'est les figures imposées au patinage artistique ». Finalement on a un certain nombre de critères et il y a la part de subjectivité de chacun qui va intervenir. On va pas forcément valoriser exactement les mêmes choses de la même façon. On va pas voir les mêmes choses et on va pas donner du poids aux mêmes choses. L'idée étant qu'en discutant et ça c'est tout le travail qui est fait entre entre les techniciens des deux fédérations, l'idée c'est d'arriver à trouver sur quels points communs on peut s'accorder pour décider de l'obtention ou non d'un grade. Mais c'est un travail continu c'est pas c'est pas quelque chose qui est fait une fois pour toutes. Parce que l'aikido aussi évolue, c'est à dire que les passages de grades aujourd'hui c'est pas les passages de grades d'il y a 20 ans, l'aikido aujourd'hui n'est pas l’aikido d'il y a vingt ans, etc. Voilà donc c'est vraiment un travail d'élaboration permanente et de réajustement des critères de façon permanente.
Guillaume Erard : Christian Tissier me disait qu'au bout d'un certain temps, certains de ses élèves trouvaient difficile de continuer à le suivre dans son évolution. Suis-tu cette évolution ?
Mare Seye : Ouais. D'abord parce que c'est comme ça que j'ai conçu l'aikido, c'est-à-dire que très tôt, j'ai suivi Christian. J'ai commencé en novembre 1987 et j'ai fait le stage de Pâques 1988. Et donc à partir de là j'ai fait beaucoup de stages avec lui. Au bout de 3 ans quand j'ai eu mon 1er dan entre le 1er et le 2ème dan mes professeurs ont dit : « Si tu veux continuer à progresser, il faut que tu ailles travailler au Cercle, pas seulement en stage mais dans les cours. » Donc en général j'y allais le midi, au début c'était lundi, mardi, mercredi le midi au Cercle et le soir je continuais à aller dans mon ancien club. Sans doute, dans ma génération l'aikido, a été quelque chose d'évolutif. Peut-être que les générations antérieures à un moment donné, ont découvert une autre façon de faire de l'aikido, et ont eu à charge de… j'allais dire de diffuser la bonne parole. Et sans doute de dire aux gens : « Ça, ça se fait comme ça et pas autrement. » Nous on n'a pas vécu ça, on n'était pas en responsabilité. Moi je suis de la même génération, en termes de grade et d'évolution que Pascal Guillemin et Bruno Gonzales, Marc Bachraty. Moi j'ai passé le 1er dan en même temps que Pascal, on a eu le 6ème dan ensemble avec Bruno. On est de la même génération, on n'était pas en responsabilité on n'était pas chargés de transmettre. Par contre, on était au contact de Christian au quotidien, j'allais dire, ou au moins toutes les semaines puisque quand il a déménagé, il était là deux jours par semaine, mais on le voyait toutes les semaines, et donc on a vu cette évolution.
Mare Seye, Pascal Guillemin et Bruno Gonzales
Pour nous, l'aikido a toujours été quelque chose d'évolutif, c'est-à-dire qu'on explore des formes, on les approfondit, on va loin, parfois on se rendait compte qu'il faisait travailler quelque chose quand c'était acquis il disait : « OK, ça c'est bon, on laisse de côté. C'est acquis, on va passer à autre chose, on va s'orienter sur une autre piste de recherche ou un autre axe de travail. » Et ça, pour nous, c'est devenu quelque chose de naturel. Du coup il n'y a pas d'effort particulier pour me mettre à jour. J'ai eu un petit arrêt de quelques mois, de pratique, pour des raisons personnelles je n'ai pas pu pratiquer au quotidien ou de façon hebdomadaire avec Christian, et en quatre, cinq, six mois, j'ai vu la différence. C'est-à-dire que je pense que pratiquement tous les ans, il y a des nouvelles pistes qui sont explorées, parfois un retour sur des choses qu'on a travaillées des années avant, avec sans doute une nouvelle façon de regarder les choses. Quelque chose qui a mûrit, quelque chose qui a changé. Donc quand on revient sur des choses plus anciennes c'est toujours revisiter au sens où ça a évolué, c'est quelque chose qui est vivant, qui est une matière vivante en permanence donc ça ne demande pas d'effort, ce n'est pas toujours confortable. Parce que c'est vrai que le confort, c'est établir une vérité, et de ne pas en bouger. Mais c'est ça qui, moi, me passionne.
Guillaume Erard : Dans ce contexte, te permets-tu de développer ton propre aikido librement ?
Mare Seye : Alors, il y a quelques temps, j'étais en stage en Italie et on nous disait : « Quand Christian Tissier ne sera pas là qui va le représenter, etc. » J'ai dit : « tout le monde et personne ! » Moi je ne fais pas l'aikido de Christian Tissier, moi je fais l’aikido de Mare Seye. Il se trouve que je travaille avec Christian depuis très longtemps, et donc ma formation est très marquée par ce qu'il nous fait travailler, par les formes qu'il nous a fait travailler, mais ça n'est jamais que ce que moi j'ai intégré, avec ce que je suis, avec ce que je ressens, avec mon physique, avec mes qualités, avec mes défauts, donc ça ne sera jamais l'aikido de Christian Tissier, ça ne peut pas, et je ne cherche pas à faire l'aikido de Christian Tissier, je cherche à faire de l'aikido.
Mare Seye et Christian Tissier au stage international de Kyoto (juin 2018)
Donc à ce niveau je me laisse une totale liberté. Quand je suis en cours et que Christian montre une technique d'une certaine façon, bien évidemment, je vais m'appliquer à essayer de comprendre pourquoi il la fait comme ça, vers où il veut aller, vers où il veut nous emmener, etc. Quand je travaille pour moi, ou quand j'enseigne, moi je restitue ce qui me correspond. Ça peut être parfois des formes très proches, parfois… Alors, pour des gens qui ne me connaissent pas, ça sera toujours des formes proches, (rires) mais pour moi ça sera des choses pas forcément de la façon dont Christian est en train de les montrer en ce moment. D'autant plus que Christian est dans une évolution constante. Christian c'est cinquante et quelques années d'évolution donc on le voit au bout d'un chemin. Lorsqu'on forme des gens pour le premier dan, on ne peut pas tout de suite leur donner ces éléments là s'ils n'ont pas... voilà, ça c'est un grand débat, on pourrait y revenir, mais quand moi j'ai compris des choses, moi aujourd'hui, ce n'est pas moi il y a 10 ans, ou il y a 15 ans, ou il y a 20 ans. J'ai compris des choses, est-ce que je peux leur donner le raccourci ? Et leur dire voilà, moi j'en suis là, c'est ça qu'il faut faire ? Ou est-ce qu'ils ont besoin de construire des fondations suffisamment solides pour pouvoir eux-mêmes arriver jusque-là, ou aller plus loin. Ça c'est un équilibre qui est difficile, entre montrer ce qui m'intéresse, là où j'en suis, etc. et montrer ce dont les élèves ont besoin à un moment donné de mon point de vue.
Guillaume Erard : Est-ce que les stages sont un environnement plus propice pour démontrer ton propre aikido ?
Mare Seye : Oui et non. Pour moi, je sépare les stages que je fais dans un cadre fédéral, puisque je suis dans un collège technique, lorsque j'interviens dans un cadre fédéral, j'ai le souci de travailler à partir d'un fond commun, d'un dénominateur commun. Ca dépend du type de stage, mais je peux éventuellement leur dire : « Moi, je vais vers ça, c'est ça qui m'intéresse, etc. » Mais globalement, j'essaye vraiment de travailler sur ce qui est le dénominateur commun et la façon dont je vois la construction à l'intérieur de ce dénominateur commun, avec ma sensibilité, ma façon d'être. Dans des stages privés, je vais me permettre de plus aller vers ce qui m'intéresse moi, ce que je suis en train de rechercher mais c'est vraiment le statut du stage, pas seulement fédéral et privé, il y a certains stages privés dans lesquels j'interviens de façon régulière parce qu'on m'a demandé de donner des éléments de construction, auquel cas je vais donner des éléments de construction. Il y a des stages privés, là, le stage d'été que je fais à Poitiers où c'est plutôt des gens qui me voient de façon habituelle et où là je vais faire ce qui moi m'intéresse à ce moment-là.
Guillaume Erard : Dans ce contexte, qu'est-ce que toi tu tires du fait d'aller aux stages des autres ?
Mare Seye : Ça dépend des stages, ça dépend de la rencontre, ça dépend de ma capacité à intégrer ce que je suis en train de voir. Je dirais que la première chose, c'est me dire : « OK ça on peut l'approcher comme ça, on peut avoir cette approche pour aborder telle ou telle technique ou aborder la relation au partenaire de telle et telle façon. » Donc peut-être le premier élément d'interrogation, c'est effectivement la différence d'approche, la façon d'aborder des uns et des autres, des choses qui finalement sont la même chose. Ça c'est la première chose, ça peut m'ouvrir des perspectives de recherche, de travail, de remise en cause, ça peut me permettre de réinterpréter la façon dont moi-même je vais le faire - ça ne veut pas dire que je vais reprendre la forme - mais qu'à l'intérieur, si je comprends certains principes, je vais voir comment je vais les intégrer à ce que moi je fais. C'est en même temps technique parce qu'au moment où je fais le stage, je cherche à reproduire ce qu'on me propose, en tout cas je m'y efforce, mais par la suite, je ne vais pas revenir en disant : « Ah j'ai vu Untel c'est comme ça qu'on va faire ikkyo. » Non, je vais faire ce que j'ai intégré. Et ce que j'ai vu, ou ce que j'ai ressenti pourra modifier ce que j'ai intégré, mais ça ne sera jamais que ce que j'ai intégré, et fondamentalement, si on met les milliers d'heures d'une pratique comparée à une dizaine ou une quinzaine d'heures avec un Sensei que je découvre, la balance ne se fait pas. C'est comme je suis musicien classique, j'utilise souvent la comparaison. Je suis musicien classique, je vais faire un stage de jazz ça va peut-être changer totalement la façon dont je vais interpréter mes morceaux. Mais je suis musicien classique. Alors peut-être que je décide de changer et de me mettre au jazz, mais je veux dire, si je fais une semaine de jazz à l'intérieur, ça va changer mon ouverture d'esprit, ça va changer mon rapport à ce qui est écrit, ça va peut-être me donner plus de liberté mais ça ne fait pas de moi un musicien jazz. Même si ça peut profondément changer la façon que j'aurai d'aborder la musique classique après. C'est un peu de cet ordre là.
Guillaume Erard : Il y a un grand nombre de stages en France, fais-tu des recommandations à tes élèves par rapport à ceux auxquels tu voudrais qu'ils participent ?
Mare Seye : Non non, moi je les laisse. Globalement, je les laisse. De deux choses l'une, soit ils vont voir quelqu'un que j'apprécie auquel cas je considère que c'est un enrichissement pour eux, soit ils vont voir quelqu'un qui ne me convainc pas, pour X raisons. Là aussi de deux choses l'une, soit ils trouvent que c'est génial et c'est ce qu'ils veulent faire, dans ce cas là ce n'est pas moi qui pourrait leur donner ce qu'ils cherchent, soit ça ne leur va pas et ils préfèrent ce que je leur propose, auquel cas tout va bien. Mais je ne me considère pas propriétaire de mes élèves. Après, s'ils me demandent mon avis, je peux le donner mais c'est à eux de se faire une idée. Par exemple moi, ici, j'ai décidé de ne pas faire de stages mensuels parce que je voulais que mes élèves puissent aller voir d'autres gens. Si j'imposais, enfin, si je proposais des stages mensuels, d'une certaine façon, les élèves se sentiraient obligés de venir et étant donné qu'ils ne font quand même pas énormément de stages ça serait sans doute au détriment de la découverte d'autres professeurs ou d'autres approches. Donc je pense que de toute façon c'est une richesse.
Après, on a des discussions avec les élèves qui font parfois des choses, ils me disent : « Oui mais machin fait comme ça. » Je dis : « OK mais quand tu es ici, tu vas le faire comme ça. Ca ne veut pas dire que c'est mieux, ça ne veut pas dire que c'est moins bien, simplement si tu veux suivre le chemin que je te propose et aller là, moi je te propose de passer par là et par là, et si tu pars par là, tu ne vas pas retrouver ça. En tout cas moi, je ne pourrai pas t'y amener. » Donc être capable de hiérarchiser. Pour moi les stages c'est aussi ça, quand moi-même je pratique des stages avec des professeurs qui ont des pratiques différentes, ce n'est pas que je vais me mettre à faire autre chose. Moi je continue inscrit dans une cohérence de travail, et à l'intérieur de ça, il y a des choses qui sont interrogées, qui sont modifiées, qui sont...voilà. Mais l'idée, c'est qu'on ne peut pas se construire en se dispersant complètement. Donc il faut aller voir, il le faut pour l'ouverture, et en même temps, il faut garder un squelette qui permette de progresser.
Guillaume Erard : Quand tu suis un stage, comment te positionnes-tu par rapport à ton statut d'enseignant professionnel ?
Mare Seye : Quand je vais en stage je me positionne vraiment en tant qu'élève. Et du coup j'essaye de reproduire pas seulement la forme, j'essaye de comprendre ce qu'il y a. Il arrive un moment où on a suffisamment de vécu pour que quand on reproduit une forme, on ne reproduise pas qu'une forme. C'est à dire qu'à l'intérieur de la forme, je vais chercher ce qui est en train de se passer dans le mouvement. Et la forme sera une façon d'entrer dans ce qui est en train de se passer. Mais ça, je pense que c'est une chance qu'on a eue avec Christian Tissier, c'est qu'il nous a donnés une structure telle, avec plus ou moins de facilités, mais on peut entrer dans des formes de travail qui ne sont pas les nôtres parce qu'on a une pratique suffisamment structurée pour être capable de comprendre ce qui est modifié, comment ça change, parfois ça peut mettre un peu de temps mais globalement, on a des outils pour pouvoir s'adapter, donc du coup, en travaillant une autre forme, on essaye de travailler aussi une autre façon de sentir le mouvement.
Guillaume Erard : On s'est vus récemment au stage international de Kyoto, était-ce ton premier séjour au Japon ?
Mare Seye : C'était ma troisième fois. La première fois je suis venu en 1997, donc il y a un petit moment et j'avais passé quinze jours au Hombu Dojo. La deuxième fois, c'était il y a trois ans où j'étais venu avec un groupe d'élèves et on avait passé une semaine au Hombu Dojo et une semaine à Kyoto.
Mare Seye lors de son premier séjour au Japon en 1997.
Guillaume Erard : Qu'est-ce qu'un pratiquant peut espérer retirer d'un passage au Japon ?
Mare Seye : Soit effectivement on vient pour plusieurs années et on peut dire je me suis formé au Japon au Hombu Dojo, etc. soit, ce qui est le cas pour beaucoup de pratiquants dans le monde entier, on y vient pour une période qui est relativement courte, auquel cas on ne peut pas dire qu'on ait appris l'aikido au Japon, mais c'est comme un pèlerinage, peut-être que cela changera la façon dont on abordera les choses à notre retour. En tout cas la première fois pour moi , ça a été une vraie expérience, non pas tant sur le plan technique, mais sur l'approche de la pratique par rapport à ce dont j'avais l'habitude en France. C'était une vraie découverte.
Guillaume Erard : Quelle était la différence la plus notable dans la pratique au Japon par rapport à celle en France ?
Mare Seye : Alors sur le fond, par rapport à la moyenne des dojos en France, - après il y a quelques exceptions, - c'est vraiment la générosité dans la pratique. Il y a ce que j'appelle l'aikido global, c'est à dire qu'il y a un investissement total dans la pratique, sur le plan physique et sur le plan mental, et cette approche là on l'a beaucoup moins fréquemment en France où c'est plus segmenté, où c'est plus technique, où les gens ont plus tendance à s'arrêter pour parler etc.C'est vrai qu'au Japon il y a une espèce d'investissement global et mental et physique qui est extrêmement intéressant.
Guillaume Erard : Penses-tu que le côté techniquement très rigoureux en France puisse parfois manquer le fond ?
Mare Seye : En fait je ne pense pas, je pense que ça peut être un travers, mais notamment au Cercle Tissier, il y a un travail de fond qui se fait. C'est peut-être l'un des Dojos, je ne vais pas dire le seul, mais l'un des quelques Dojos en France où on a effectivement une pratique, un keiko relativement intense en termes de rythme, en termes d'engagement physique, en termes de concentration. Cela prouve que ce n'est pas uniquement cette approche rigoriste parce que je pense que cette idée de l'analyse de la technique etc. c'est quand même un gros apport de Christian, cette capacité de disséquer la technique pour la rendre accessible à un esprit occidental qui ne travaille que deux fois par semaine.
Guillaume Erard : Quel genre de retour tes élèves te donnent-ils suite à un séjour au Japon ?
Mare Seye : Sur le tapis, c’est ce que j'ai dit tout à l'heure, l'intensité du travail, cela les a tous marqué. L'intensité du travail, le fait qu'on parle peu, le fait que effectivement le travail est très engagé. Ils ont été surpris aussi, ils avaient étés un peu prévenus du petit nombre d'explication, voire de l'absence totale d'explication. C'est une démarche à laquelle ils ne sont pas forcément habitués dans l'enseignement habituel en France en tout cas.
Guillaume Erard : Quel est l’élément le plus important que toi, tu as ramené du Japon à tes élèves ?
Mare Seye : Je leur ai demandé de ne pas parler, de ne pas parler pendant une heure et demi, et donc j'essaye d'amener les choses de cette façon. Ca peut être en même temps un pari, de façon ludique, j'essaye de les amener vers ça. Donc ça a été quelque chose qui m'a frappé la première fois que je suis venu. J'allais dire aussi… la légèreté de l'échange. Quand je dis la légèreté, c'est le fait que ça travaille et qu'il y ait peu de posture dans l'ensemble alors il y a des exceptions mais les gens travaillent.
Guillaume Erard : Qu’entends-tu par « posture » ?
Mare Seye : Posture, c'est : « J'arrive je suis untel, j'ai tant de barrettes, je me pose et là je vais bloquer, ou je vais montrer que je suis à la hauteur de mon grade, pas forcément de la meilleure des façons. » Finalement, je l'ai trouvé assez peu, je pense qu'on le voit aussi, enfin je l’ai vu, mais d'une façon générale le travail est plus plus décontracté à ce niveau là, il y a moins de hiérarchisation marquée au moment du keiko, et c'est dans le travail que cela va se faire. Ça va se sentir dans le travail plus que dans le fait de « Attention regarde ce que j'ai là. »
Guillaume Erard : Quels autres professeurs que Christian Tissier t'ont particulièrement marqué ?
Mare Seye : La première fois que j'ai vu Saotome Sensei cela m'a beaucoup impressionné, Yasuno Sensei, Endo Sensei... Yamaguchi Sensei, j'ai eu la chance de le voir. Lorsque je suis rentré au collège technique je disais : « je pense être le seul membre du collège technique qui n'a jamais rien compris à ce que faisait Yamaguchi Sensei. » (rires) C'était un peu une boutade mais à l'époque il avait quelque chose du magicien pour moi, c'est-à-dire que j'étais incapable de voir. Lorsque je l'ai vu la dernière fois je devais être deuxième dan, donc je n'étais pas débutant et pourtant cela passait dix mille lieues au dessus de ma tête. Je voyais pas ce qu'ils faisait, enfin je ne comprenais pas. Alors j'ai gardé beaucoup d'images, et avec le temps je me dis : « Ah ça ça devait être dans ce sens là ». Je ne prétends pas à comprendre ce qu'il faisait mais en tout cas, il y a des choses qui pour moi étaient inexplicables à l'époque, et qui petit à petit peuvent prendre sens des années plus tard avec l'expérience. Donc voilà, Yamaguchi Sensei, c'était évident mais je n'en ai pas parlé parce que je pense qu'à l'époque je ne comprenais pas ce qu'il faisait, même si je le voyais avec beaucoup de plaisir. Quand les gens me demandent, je dis pour moi c'est Gérard Majax, pour ceux qui connaissent. Dans les japonais j'ai vu le Doshu et là aussi, cela a été la rigueur, la structure qui m'ont impressionné. J'avais vu Osawa Sensei, Miyamoto Sensei…
Guillaume Erard : Osawa père ?
Mare Seye : Osawa fils mais j'avais gardé un très bon souvenir. Je l'avais vu en 1997 lors de mon premier séjour et cela avait vraiment été un très très bon souvenir dans la pratique, dans cette espèce de liberté qu'il avait, en même temps de présence et de légèreté. J'avais gardé cette image là. https://www.youtube.com/watch?v=Awz4NFD-hdE En France, alors si on enlève un peu les gens qui ont pratiqué avec Christian Tissier, je dirais Franck Noël. Pour moi, il n'y a pas un stage de Franck Noël où je ne sors pas avec quelque chose qui tourne dans la tête. Ce n'est pas la forme que je pratique au quotidien mais chaque fois que je pratique avec lui, ça me fait me poser des questions par rapport à ma propre pratique et à la façon que je vais envisager la pratique. Alors je ne le vois pas très souvent mais ça reste un élément de référence dans la cohérence de ce qu'il propose.
Guillaume Erard : Christian insiste sur le fait qu'il ne copiait pas la forme de Yamaguchi Sensei. Avec les années, parviens-tu à voir les similarités malgré leurs formes différentes ?
Mare Seye : J'en vois beaucoup plus que ce que je ne voyais. Mais aussi parce que je pense que l'aikido de Christian a aussi tendance à s'épurer, et que cela se rejoint, ça se rapproche en tout cas. Donc oui, on retrouve des choses, et lui aussi je pense aujourd'hui. C’est ce que je disais par rapport à moi, du peu que j'avais vu de Yamaguchi Sensei, des images que j'avais, lui tout le vécu tout, ce qu'il a pu engranger en termes de sensation etc. Il y a sans doute des choses qui ressurgissent et qui avec les années deviennent beaucoup plus claires. Donc moi je pense que cela se ressent.
Guillaume Erard : On dit que l’aikido va au delà de la technique. Est-ce que tu te sers de la technique pour faire passer d'autres notions ?
Mare Seye : J'aimerais en tout cas c'est mon souhait. La technique est un outil, la technique est un outil pour nous construire nous-mêmes, pour aborder ou pour travailler sur notre relation aux autres, pour travailler sur nos blocages, sur nos craintes, sur nos difficultés. Et donc la technique n'est jamais qu'un outil pour travailler sur tout ça. La question c'est comment on arrive à le faire passer. C'est un sujet que j'aborde souvent avec d'autres aikidoka plutôt des anciens, en disant : « Acquérir un grand niveau technique sans progresser humainement finalement ce n'est pas grand chose, c'est peu intéressant. »
L'une des questions qui se pose pour moi aujourd'hui en tant qu'enseignant, c'est dire qu’on a réussi, notamment grâce à Christian mais aussi à d'autres et notamment en France, à dépecer la technique et la rendre accessible à des gens qui viennent deux fois par semaine. C'est à dire donner des clés qui, non pas par imprégnation, - moi je dis qu'au Japon on apprend par imprégnation, - mais par un processus mental et un chemin extrêmement jalonné, on peut amener les gens techniquement vers quelque chose de relativement construit avec un investissement qui n'est pas forcément monstrueux. L'une de mes questions c'est dire : Comment on peut arriver à amener les gens vers tous les autres aspects, j'allais dire philosophique de l'aikido, éthiques, humains, alors que cela ne peut pas passer uniquement par le travail du corps puisque deux fois une heure et demie cela ne va pas modifier fondamentalement votre être. On ne sera pas suffisamment pétri donc comment est ce qu'on arrive à faire passer le message, comment est ce qu'on arrive à donner du sens à ce qu'on fait, pour que ça aussi on arrive à le faire passer. Pour moi c'est sans doute l'un des enjeux de notre génération.
Guillaume Erard : Avec le nombre d'arts martiaux disponibles et la présence d’Internet, trouves-tu ceux qui viennent aujourd'hui à l’aikido mieux informés ou plus disposés à recevoir ce que la discipline a à offrir ?
Mare Seye : Je ne saurais pas dire. En tout cas ils sont plus informés souvent ils ont plus lu de choses sur l'aikido, ils ont sans doute vu plus de choses notamment à travers YouTube, les réseaux sociaux etc. Il n'y a pas quelqu'un qui vienne au club sans avoir lu la page du club, ce qui se passe, sans être allé voir des vidéos. Les gens ont un niveau d'information plus grand, mais est-ce qu'ils sont plus disposés à faire de l'aikido? En fait c'est ce pourquoi les gens arrivent, c'est toujours l'idée qu'ils s'en font au départ. La question c'est pourquoi ils restent. Moi j'ai vu des élèves arriver et qui avaient tout lu sur l'aikido et ils avaient une idée qui était très éloignées de ce qu'on allait faire. Moi j'ai vu des gens qui arrivaient en cours et qui me disaient: « Ah mais c'est physique. » Ils pensaient qu'on allait s'asseoir et méditer pendant deux heures et peut-être...
Guillaume Erard : C’est arrivé récemment ?
Mare Seye : Oui il y a quelques années, il y a cinq ou dix ans. Donc de temps en temps on a des gens qui se font une idée de l'aikido très éloignées en tout cas de la pratique qu'on en a ici, dans ce dojo en tout cas.
Guillaume Erard : On parle d'une diminutions du nombre de pratiquants d’aikido. Plutôt que de savoir pourquoi et comment l'éviter, je me demande souvent s'il n'y a pas de points positifs à cela, en particulier en termes de qualité.
Mare Seye : Est ce que le fait que l'on soit moins nombreux serait négatif ? Alors, cela dépend de quel point de vue. Cela dépend de comment on analyse les choses du point de vue d'une fédération et de la structuration d'une activité de masse, oui. Du point de vue d'un travail de professionnel aussi, le fait qu'il y ait moins de personne veut dire qu'il y a moins de gens qui peuvent en vivre, donc ça ce sont des effets immédiats. Après l'idée de se dire que si on est peut on sera meilleur, en général, quand le niveau technique est relativement bon le club de marche bien, donc il y a du monde. Alors après il y a des fluctuations etc. Ce n'est pas quelque chose de linéaire mais globalement il y a quand même une corrélation entre un niveau de qualité et un succès, avec d'autres paramètres qui sont le type de population, le nombre… Il y a un tas d'autres paramètres mais mais je ne suis pas sûr que les clubs où il y a le moins monde soit ceux qui travaillent le plus et le mieux. En tout cas dans les gens en France ,qui je vais le dire entre guillemets qui « tiennent la route techniquement », la plupart ce sont des gens qui tournent avec les gens qui ne sont pas leurs élèves, et donc qui éprouvent leur aikido dans la relation à des formes de corps différentes, à des écoles, à des approches différentes, et via cela ils ont une progression bien supérieure à ceux qui tournent. Et c'est parce qu'ils fréquentent beaucoup de gens et qu'ils pratiquent avec beaucoup d'aikidoka différents que leur aikido s'améliore au fur et à mesure. Je pense que l'une des forces de Christian cela a été aussi celle là, d'être capable de mettre son aikido à l'épreuve du monde entier. Donc je pense que le nombre est un élément de progression.
En tout cas, personnellement, je pense que le fait de pouvoir travailler avec des gens très différents est vraiment un plus pour la progression. J'aurais cinq élèves et je ne tournerais qu'avec cinq élèves, je risquerais de ronronner. De plus, ma technique ne s'améliorerait pas beaucoup parce que les choses s'installent. Enfin elle s'améliorait en tout cas moins sans doute que ce qui se produit à l'heure actuelle. Je n'ai pas d'opinion tranchée mais je ne suis pas sûr que le si on est moins nombreux on sera meilleur. Si on est peu que l'on est très motivé, enfin si on rentre dans le système à l'ancienne Japonais où on se retrouve avec cinq élèves qui vivent avec le Sensei qui partagent sa vie, qui en font plusieurs heures tous les jours etc. bien évidemment. Mais c'est un système qui ne peut pas exister en France donc on n'a pas beaucoup d'alternative. Aujourd'hui quelqu'un qui proposerait à des élèves de s'installer chez lui et de bénéficier de son enseignement serait vite repéré par les les associations anti-sectes.
Guillaume Erard : Cela fait longtemps que tu pratiques, as-tu vu le niveau moyen augmenter au fil du temps ?
Mare Seye : Je pense qu'il est plus homogène. Comme souvent en France, j'allais dire comme pour le vin, il n'y a plus de très mauvais vins, ou c'est rare (rires). Je pense que pour l'aikido c'est un peu pareil. Bon alors bien sûr on peut parfois se retrouver dans un endroit avec des gens qui ont une pratique devant laquelle on est perdu, et qui sont eux-mêmes perdu par rapport à notre pratique, mais d'une façon générale, le niveau moyen a sans doute augmenté. La population est vieillissante ça veut dire aussi que le nombre de pratiquant gradé, anciens, expérimentés a augmenté aussi. Moi quand j'ai commencé, les responsables Français, ils étaient quatrième dan. Pour moi, Christian Tissier a été sixième dan jusqu'à ce que moi j'ai mon troisième dan grosso modo. Donc pour moi sixième dan c'était le grade de Christian Tissier, qui était de toute façon inatteignable.
Christian Tissier remettant le 6e Dan à Mare Seye lors du stage de Pâques le 4 avril 2017.
Mais effectivement le niveau monte parce que les gens pratiquent longtemps et qu’aujourd'hui on se retrouve avec beaucoup de pratiquants expérimentés. Après par rapport à un niveau de premier dan par exemple, on a souvent l'impression que le niveau baisse. Il se trouve que j'ai enseigné beaucoup par ailleurs et que globalement, on a toujours l'impression que le niveau baisse.
Guillaume Erard : C’est un biais de perception.
Mare Seye : Oui et puis en fait, on est de plus en plus compétent dans ce qu'on enseigne, et donc l'écart avec les élèves à un niveau donné est de plus en plus grand. C'est à dire que la différence que j'ai aujourd'hui avec un premier dan est bien plus importante que la différence que j'avais quand j'étais troisième dan. Donc effectivement le gap est plus impressionnant. Je ne sais pas si le niveau a effectivement baissé. Après ce n'est pas homogène, donc effectivement on voit des gens qui sont bien préparés. Et puis des gens dont on se dit ils n'étaient pas prêts, mais je suis pas aujourd'hui capable de dire que le niveau baisse. Il y a des phénomènes étonnants, on entend souvent dire : « le niveau baisse, le niveau baisse », mais le nombre de reçus est le même, donc soit soit les critères ne vont pas, soit le niveau n'a pas vraiment baissé. On ne peut pas dans le même temps dire que le niveau est de plus en plus mauvais, et qu’il y est de plus en plus de reçus par exemple, ou le même nombre.
Guillaume Erard : Je crois que l’aikido a été conçu par son fondateur pour qu'il évolue. Arrives-tu à cerner certaines directions de cette évolution ?
Mare Seye : Je pense que l'aikido c'est comme une langue vivante. Une langue vivante évolue et on ne maîtrise pas toujours le sens dans lequel elle évolue. Je ne suis pas sûr qu'on puisse décider de quelle va être l'évolution de l'aikido, ou quelle doit être l'évolution de l'aikido. L'aikido évolue de fait par les gens qui le pratiquent et donc il évoluera en fonction des évolutions de la société. Aujourd'hui, mais c'est vrai tous arts martiaux confondus, les gens disent les entraînements sont moins durs. Alors sont-ils moins durs ou est ce que pour nous aujourd'hui, les entraînements sont moins durs que quand on était premier dan ?
Là aussi, il faut aussi mettre les choses en perspective mais globalement on n'a plus de cours où l'on fait de suwari waza pendant une heure, ou des kokyu nage pendant une heure, ou des koshi nage pendant une heure, où on se fait des nikyo en essayant de résister au maximum. Donc ce type de pratique a beaucoup évolué. On valorise moins la solidité, la dureté de l'entraînement etc. On la valorise différemment, on valorisera d'une façon générale plus la relation par exemple beaucoup plus la qualité de la relation que la construction d'une solidité physique. Cela ne veut pas dire qu'il faut pas la construire, en tout cas sans doute à un certain niveau il faudra la construire, puisqu'on peut avoir un aikido extrêmement subtile, mais si on prend le shomen sur la tête, la subtilité personne ne la verra. Mais c'est une évolution je pense, générale et au niveau mondial. Est ce que c'est une bonne chose ? Est-ce que c'est mieux qu'avant ? Je pense que l'aikido évolue avec la société dans laquelle il est installé, et donc il y a des grandes tendances au niveau mondial. On vit dans des sociétés de plus en plus pacifiques, bien qu'on pense le contraire ou que les médias nous disent le contraire, le nombre d'homicide diminue, le nombre d'agression diminue, c'est statistique le monde est plutôt plus sûr [Note : Pour plus d'informations, lire mon article sur le déclin de la violence]. On se bat peu dans la rue sauf dans certains quartiers. C'est aussi le rapport à la violence a changé, le rapport à la sécurité.
Moi quand j'étais petit cela aurait été ridicule de mettre un casque à vélo. Aujourd'hui on apprend à tous les enfants à faire du vélo avec un casque, des genouillères, des coudières, des gants de protection. A l'époque c'était impensable. Un enfant, il était rempli de croûte aux genoux et aux coudes. Aujourd'hui, ça ne veut pas dire qu'il y en a pas à qui cela arrive, mais ça reste quelque chose, on considère que c'est un accident. Avant c'était la norme, on rentrait tous les soirs et on se faisait soigner les croûtes du genou. Donc ça c'est des choses qui ont changé donc forcément la pratique dans le dojo a changé aussi parce que le rapport à la violence, à l'intégrité physique, a profondément évolué. Est ce que c'est une mauvaise chose ? Je ne sais pas.
Guillaume Erard : Tu parles de relationnel. Est-ce qu'à ton niveau, on arrive à ne plus ressentir de frustration par rapport à des partenaires différents ou difficiles ?
Mare Seye : Non. Encore là à Kyoto cela m'est arrivé avec un ancien. On ne savait ni l'un ni l'autre qui était l'autre. Comme cela peut arriver cela ne s'est pas très bien passé, une expérience pas très agréable. Puis finalement on m'a dit: « Non, non, c'est un ancien. » donc je suis allé le réinviter. Je lui ai demandé de commencer et cela s'est très bien passé. J'étais resté relativement frustré sur la première expérience. Je me suis dit : « C'est bête je suis sans doute passé à côté de quelque chose. » Et puis j'y suis retourné et finalement cela s'est très bien passé. Mais la frustration cela arrive moins aussi parce que, là aussi on arrive à imposer techniquement, un rythme, une relation, on maîtrise plus l'ensemble de la relation de la même façon que sur le plan technique. On va maîtriser pour deux dans la façon qu'on va avoir d'aller l'un vers l'autre, on va être capable de maîtriser plus l'ensemble, ce qui ne veut pas dire que de temps en temps on n'ait pas des moments ça se passe pas très bien, où c'est frustrant, où on ne se comprend pas.
Après c'est ce qu'on en fait, l'idée c'est que ça arrive de moins en moins souvent, et puis qu'on essaye d'en faire quelque chose. Mais apprendre à gérer la frustration, pour moi, c'est l'une des grandes choses de l'aikido. Je le dis beaucoup aux enfants : « Il faut apprendre à travailler avec ceux qu'on n'aime pas. » C'est parce que ce sont des choses qui nous servent tous les jours, être capable de travailler et de ne pas mélanger. C'est à dire dire, moi il y a des gens avec qui je travaille de façon tout à fait agréable sur le tatami mais avec qui je serais pas forcément copain dans la vie. Je sépare parfois un peu les deux choses et parfois il y a des gens qui sont très sympas et avec qui la pratique n'est pas très agréable. Donc ce sont vraiment deux choses à mon avis à séparer. Il faut apprendre à faire avec ce qu'est l'autre. Je le disais pour les élèves, mais c'est aussi vrai pour les partenaires. Les partenaires arrivent avec ce qu'ils sont et faire de l'aikido, c'est aussi apprendre à faire avec l'intégralité de ce qu'est l'autre. On ne sait pas toujours bien faire, mais progresser c'est aussi progresser là-dedans.