Je ne sais pas ce que c'était, mais Alan Ruddock l'avait

Je ne sais pas ce que c'était, mais Alan Ruddock l'avait

Cet article est la traduction d'un papier que j'ai écrit à la demande d'Ellis Amdur pour sa colonne mensuelle dans AikiWeb « It Had To Be Felt » (il fallait le ressentir). Alan Ruddock, l'un des rares étrangers à avoir été l'élève direct du fondateur de l'aikido Ueshiba Morihei. Alan est décédé de façon subite l'an dernier au terme d'une grave maladie qu'il n'avait pas cru bon de me confier, ce malgré notre solide amitié. Son décès m'a profondément affecté, au point que je ne me suis pas exprimé depuis. Je n'ai d'ailleurs même pas pu trouver la force de participer au recueil d'hommages qui fut collecté par ses élèves suite à son décès. Je le regrette aujourd'hui. Alan fut l'un des rares professeurs que j'ai considérés comme mon maître et c'est donc la demande inattendue d'Ellis qui m'a finalement permit de crever l'abcès et d'écrire au sujet de mon expérience avec lui. Je remercie donc sincèrement Ellis Amdur pour l'opportunité qu'il m'a donnée de m'exprimer au sujet de quelqu'un qui fut plus qu'un maître, un ami, et sans qui je ne ferais peut être plus d'aikido.

Je rencontrai Alan Ruddock à un moment de grande incertitude dans mon étude de l'aikido. Je pratiquais depuis environ 6 saisons, toutes passées au sein du même dojo, et en dépit du fait qu'on m'y apprit ce que je considère comme des bases très solides, je sentais que ma motivation était sur le déclin. Sur un plan personnel, j'avais aussi un besoin urgent de changement dans ma vie, et j'avais récemment pris la décision de quitter la France pour rejoindre l'Irlande. Compte tenu de ma perte d'intérêt pour l'aikido, et le fait que j’étais en convalescence suite à un grave accident d'escalade qui m'avait laissé sévèrement diminué depuis plus de 6 mois, je n'apportai même pas de keikogi avec moi.

Dans ce nouvel environnement, loin d'un excellent, mais tyrannique premier professeur, alors que mon corps semblait finalement être sur la voie de la guérison, je me surpris un jour à parcourir une liste des dojos d'aikido de la région. Puisque je menais des recherches en microbiologie à l'université de Cork, je pensai que le club universitaire serait un bon endroit pour commencer ma prospection. L'enseignant là-bas était un homme du nom de John Meldrum. Il possédait un style d'aikido très particulier, avec un contact très léger, peu de mouvements de bras, et une façon inhabituelle de se déplacer qui impliquait un grand nombre de petits pas vers l'arrière. Pour être honnête, je détestais cela, car cela allait à l'encontre de tout ce que j'avais appris. Étant un pratiquant français d'aikido, j'avais, comme certains de mes compatriotes, une haute opinion de moi-même et une tendance à sous-estimer les pratiquants d'autres pays et d'autres styles. (Aujourd'hui, je me retrouve parfois à avoir à m'excuser du comportement des ressortissants français qui viennent à l'Aikikai, pensant qu'ils savent déjà tout, quelle ironie !) Toutefois, en dépit de ma piètre opinion de ce que je vis démontré, je pensais que compte tenu du mauvais état de mon dos, ce style pourrait peut-être être approprié pour me faire remonter lentement sur le tapis. Je décidai donc de me plier à ce style étrange, et je recommençai à m'entraîner régulièrement.

Après un certain temps, et contre toute attente, je me surpris à être plus ouvert d'esprit que je l'aurais pensé. Je n'en retire pas beaucoup de mérite ceci dit, puisque la fragilité de mon corps ne me laissait pas d'autre choix, et je n'étais de toute façon pas assez en forme pour leur montrer comment faire les choses « correctement ». Un jour, John m'invita à voyager à Belfast, en Irlande du Nord, afin de rencontrer son professeur, un certain Alan Ruddock, qui était selon lui 6e Dan. Je n'avais jamais entendu parler de cet homme mais John en fit un éloge tel, me disant qu'il avait passé quelques années à étudier l'aikido quotidiennement à Tokyo alors qu'O-sensei était encore en vie, que je me laissai convaincre. Ma vie sociale étant aussi terne que mon anglais à l'époque, j'avoue que j'accueillis avec joie cette opportunité de voir autre chose. Nous nous donnâmes rendez-vous le week-end suivant et John me conduisit depuis Cork, via Dublin, en passant par la frontière entre les deux Irlande, pour finir à l'université de Belfast.

Là-bas, je fis connaissance avec un monsieur calme et affable à la cinquantaine bien tassée. Je fus extrêmement surpris au premier abord qu'un instructeur de son rang puisse prendre la peine de se renseigner sur mon nom et d'où je venais, je n'étais pas habitué à ce genre de considération de la part des maîtres que j'avais côtoyé en France. Pour un homme qui avait suivi une formation intensive au Japon au cours de la période héroïque de l'aikido, il ne me semblait pas particulièrement fort, charismatique, ni même effrayant, mais au moins il semblait gentil. Son aikido avait les mêmes caractéristiques que celui de John Meldrum : des mouvements paresseux avec peu de bras et pas de positions ancrées. Comme John, il avait aussi ce jeu de jambes réduit, avec cette manière particulière de piétiner, en allant beaucoup en arrière. Alan Ruddock m'expliqua que les techniques devaient provenir de mouvement du corps dans son entier, pas seulement des bras, et qu'il ne fallait pas avoir de directions prédéterminées dans son waza (techniques), mais qu'il fallait s'adapter aux directions de uke. J'avais déjà entendu John parler de cela, et bien que le concept eu commencé à imprégner mon cerveau, j'avais encore quelques réticences en ce qui concernait ce que je considérais essentiellement comme du kihon (bases) corrompu.

Alan Ruddock fit beaucoup le tour des pratiquants, corrigeant, démontrant, et ce fut la première fois que je pus sentir sa technique par moi-même. Ce qui me surprit d'abord fut son aspect insaisissable, non qu'il ne me permit pas de l'attraper, mais une fois que je le saisis, ses mouvements furent un tel miroir des miens que je n'eus aucun moyen d'exercer une quelconque influence sur lui. Il ne s'agissait pas de pousser quand je tirais, ni de tirer quand je poussais, ni d'absorber mes mouvements, mais au contraire, il était neutre, se déplaçant juste assez pour que la quantité de pression entre son corps et le mien reste constante, quel que soit la vitesse, la saisie, ou l'angle. Ce fut une expérience tout à fait remarquable. J'avais eu une expérience similaire avec des maîtres tai-chi qui visaient à la même chose, mais avec une différence notable : Alan Ruddock restait toujours parfaitement droit, il n'avait pas les mouvements de corps de type « caoutchouc » des maîtres chinois. Il gardait ses deux bras toujours alignés avec son nombril et les épaules relâchées. C'était son jeu de jambes qui faisait tous les ajustements nécessaires, à l'aide de petits pas, de sorte qu'il n'était jamais trop engagé dans une direction particulière, ni ne plaçait trop son poids de corps sur une jambe par rapport à l'autre. Même si à mes yeux inexpérimentés, ses mouvements n'étaient pas « beaux », je dus reconnaître qu'ils lui donnaient une grande vitesse d'exécution et une grande liberté de mouvement.

De mon coté, je ne savais pas ce qu'il faisait, mais je finissais toujours sur le sol, n'ayant rien senti de particulier. Cela était même frustrant, parce que sans sensation, sans contrainte, je ne pouvais pas comprendre ni imiter ce qu'il me faisait. Je sus plus tard que le secret était devant moi tout le long, il ne me faisait rien. Pendant cette démonstration, j'eus aussi tendance à me reprocher mes attaques plutôt que de lui accorder du crédit pour sa technique, je pensais que j'étais trop complaisant et que mes attaques n'étaient pas suffisamment engagées. « La prochaine fois, j'y vais a fond » pensais-je, mais quoi que je fisse, le résultat fut le même à chaque fois : je finis sur le sol. Plus tard, je me souvins des mots des élèves d'O-sensei quand ils décrivaient la technique de Ueshiba Morihei. Ce qu'ils disaient semblait décrire de façon fidèle ce que je ressentis moi-même ce jour-là. Les années qui suivirent, je pratiquai avec Alan Ruddock le plus possible afin de découvrir son secret, je voyageai autant que je pouvais pour le rejoindre en Irlande ou au Royaume-Uni, où qu'il aille. Malheureusement, même après des dizaines d'heures à prendre l'ukemi pour lui, je ne parvins pas à comprendre ce qu'il faisait.

Sur un plan personnel, je commençai à beaucoup apprécier l'homme, ses manières affables, son humour, et sa curiosité insatiable pour tout ce qui concernait les arts martiaux. Après quelques années, je le connaissais assez pour parfois me permettre d'être un peu culotté sur le tatami, l'attaquant alors qu'il parlait, ou en mettant de la puissance dans les moments de relâchement. Ce sont les moments où je fus témoin des éléments de danger et de martialité qui sous-tendaient sa pratique. Dans ces moments, il bougeait irimi d'une manière totalement directe et concentrée, parfois en n’utilisant rien de plus que son index, et il m'envoyait tout droit vers le sol, ne me laissant aucune chance de faire quoi que ce soit qui ressembla à un ukemi. Avant cela, j'avais eu peur pour mes poignets et mes épaules, mais ici, le sentiment de danger était tout à fait différent, le menace d'une oblitération complète de mon corps au lieu de simples lésions articulaires. Une fois que je me relevais, il était de retour à son attitude souriante, attendant patiemment que je le réattaque pour pouvoir reprendre son explication.

En plus de sa technique particulière, il avait une approche très rationnelle de l'aikido, sans étiquette ni autorité mal placée. Ses cours étaient très informels et amicaux. Après avoir été au Hombu Dojo tout ce temps, il connaissait les règles mieux que beaucoup, mais il opérait de la façon dont Ichihashi sensei lui avait conseillé avant qu'il ne quitte le Japon : « Rappelez-vous, toutes ces choses que nous faisons comme nous incliner et rester assis en seiza sont japonaises, elles ne sont pas l'aikido. Lorsque vous rentrerez chez vous, enseignez l'aikido à votre façon ». C'est ce qu'il fit. Comme beaucoup d'autres, il pensait avoir compris quelque chose que les autres n'avaient pas saisi, mais il n'était pas strident à ce sujet, et bien que tous ceux qui souhaitaient s'entraîner avec lui furent les bienvenus, il ne faisait aucun effort particulier pour amener les gens à se joindre à lui. Selon ce que je compris, il avait d'ailleurs quitté l'Aikikai après des années de bons et loyaux services afin d'être plus libre dans son enseignement et surtout, pour éviter les frictions avec ses collègues et condisciples.

Alan Ruddock et moi parlions beaucoup, à propos de beaucoup de choses, en particulier sur nos expériences très différentes du Japon, et nous avions discuté à plusieurs reprises de mes projets d'installation à Tokyo. Il ne jugeait pas nécessaire que j'y aille pour apprendre l'aikido tel que le fondateur le pratiquait, bien au contraire en fait, mais il n'essaya jamais de me dissuader de partir, même si cela signifiait que je le quitte. J'aimais à penser qu'il comprenait mon besoin de découvrir l'aikido japonais par moi-même, comme il l'avait fait lui-même tant d'années auparavant. Après que j'eus quitté l'Europe, nos contacts devinrent plus irréguliers, mais nous échangeâmes toujours des courriels et des lettres. J'eus toujours en tête qu'une fois que j'aurais assez pratiqué l'aikido conventionnel, assez fait d'entraînement physique, et assez travaillé le corps, je reviendrais me concentrer sur ce qu'il faisait. Malheureusement, son décès prématuré l'année dernière rendit cela impossible.

Je me rends bien compte que je suis très peu qualifié pour dire cela, mais je pense qu'Alan Ruddock faisait la chose la plus proche de ce que j'ai vu O-sensei faire dans ses vidéos, et ce que je ressentais ne me semblait pas très différent de ce que les élèves d'O-sensei décrivaient. Je ne sais toujours pas ce que c'était, mais Alan Ruddock selon moi, l'avait.


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À-Propos

Guillaume Erard est titulaire du grade de 6e Dan en Aïkido (Fondation Aikikai - Aikido Hombu Dojo de Tokyo), et du titre de Kyōshi 5e Dan en Daïto-ryu Aiki-jujutsu (Hombu Dojo de Shikoku). Résident permanent au Japon, il dirige un dojo d’Aïkido à Yokohama et anime régulièrement des stages internationaux. Il est docteur en biologie moléculaire et titulaire d’un Master 2 en sciences de l’éducation. Ses recherches portent notamment sur les dimensions pédagogiques et historiques de la transmission des arts martiaux japonais. Il a publié de nombreux articles dans des revues spécialisées en France et au Japon, et a collaboré à la rédaction du dernier ouvrage de Christian Tissier.

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