Cet entretien avec Ueshiba Morihei et Ueshiba Kisshomaru, réalisé entre 1955 et 1957 par deux journalistes anonymes pour un journal papier, a été republié dans la première édition du livre « 合気道 » (1957) écrit par Ueshiba Kisshomaru (p. 198-219). Il a été initialement traduit du japonais par Stanley Pranin et Katsuaki Terasawa et je me suis replongé dans le texte original afin de vérifier et préciser certains éléments. Je vous propose donc cette version de l'interview revue et agrémentée de notations historiques et sémantiques afin d'aider à la compréhension du contexte et de la signification des réponses que donnent Morihei et Kisshomaru. N’hésitez pas à laisser vos observations et suggestions dans les commentaires. Notez que l'article orignal en Japonais est disponible au téléchargement pour les personnes me soutenant sur Patreon.
Journaliste A : Quand j'étais étudiant, mon professeur de philosophie nous a montré le portrait d'un philosophe célèbre, et maintenant, je suis frappé par sa ressemblance avec vous, Sensei.
Ueshiba Morihei : Vraiment ? J'aurais peut-être du devenir philosophe, car mon côté spirituel est effectivement plus développé que mon côté physique.
Journaliste B : On nous a dit que l'aikido合気道 était tout à fait différent du karate et du judo.
Ueshiba Morihei : L’aikido est différent de ce que les gens pensent généralement au sujet des arts martiaux.
Journaliste B : Dans quelle mesure ?
Ueshiba Morihei : À mon avis, il peut être considéré comme le véritable art martial. La raison est que c'est un art martial basé sur la vérité universelle. Notre univers est composé de plusieurs parties différentes, et pourtant l'univers dans son ensemble est uni comme une famille et il symbolise l'état ultime de la paix. Si on observe l'univers à partir de ce point de vue, l'aikido ne peut pas être autre chose qu'un art martial d'amour. Il ne peut pas être un art martial de violence. Pour cette raison, l'aikido peut être considéré comme un alter ego du Créateur de l'Univers. En d'autres termes, l'aikido est comme un géant, immense par nature. Par conséquent, en aikido, le ciel et la terre deviennent des espaces d'entraînement. L'état d'esprit de l'aikidoka doit être paisible et totalement non-violent. Autrement dit, il doit avoir un état d'esprit spécial qui mène de la violence vers un état de paixLa traduction originale mentionnait le terme « harmonie » (和, wa) mais le kanji utilise dans l'interview est en fait 平和 (heiwa, la paix). La distinction est importante car la notion d'harmonie au Japon tient essentiellement dans l'acceptation d'un ensemble de règles sociales communes et que par le passé, les Japonais n'ont pas hésité à se servir de la violence pour établir cette « harmonie ». L'utilisation de heiwa par O Sensei donne donc une connotation plus occidentale du concept d'harmonie et est plus en accord avec la phrase précédente d'O Sensei au sujet de la non-violence.. Je pense que cela est l'esprit véritable des arts martiaux japonais. On nous a donné cette terre pour la transformer en un paradis sur terre. Les activités guerrières sont totalement inenvisageables.
Version japonaise de cette interview publiée dans la première édition (1957) du livre « 合気道 » de Ueshiba Kisshomaru
Journaliste A : C'est tout à fait différent des arts martiaux traditionnels, alors.
Ueshiba Morihei : En effet, c'est tout à fait différent. Si on s’intéresse à l'histoire, on peut voir à quel point les arts martiaux ont été mal utilisés. Au cours de la période SengokuSengoku jidai, 戦国時代, période de turbulence politique et de guerres constantes allant de 1467 à 1603 et signifiant littéralement « ère des provinces en guerre », les seigneurs locaux ont utilisé les arts martiaux comme un outil de combat pour servir leurs propres intérêts privés et pour satisfaire leur cupidité. Ceci, je pense, était tout à fait inapproprié. J'ai moi-même enseigné les arts martiaux dans le but d'être utilisés pour tuer des soldats durant la guerre, et j'ai été profondément troublé après la fin du conflit. Cela m'a motivé il y a sept ansEtant donné qu'il est fait mention d’André Nocquet dans l'article, et que le livre a été publie en 1957, on peut donc en déduire que cette interview date d'entre 1955 et 1957, et donc que la période à laquelle fait référence O Sensei est 1948 - 1950, bien après sa rupture avec les autorités de l’époque (1941) et son départ pour Iwama (1942), mais qui correspond à la levée de l’interdiction Américaine de pratiquer les arts martiaux et l’établissement de l'Aikikai (1948). pour découvrir le véritable esprit de l'aikido, à un moment où j'ai eu l'idée de construire un paradis sur terre. La raison de cette résolution est que, bien que le ciel et la terre, c'est à dire, l'univers physique, ont atteint un état de perfection et sont relativement stables dans leur évolution, l'humanité, et le peuple japonais en particulier, semble être dans un état de turbulence. Tout d'abord, nous devons changer cette situation. La réalisation de cette mission est le chemin de l'évolution de l'humanité universelle. Quand je suis arrivé à cette réalisation, j'en ai conclu que l'état réel de l'aikido est l'amour et l'harmonie.
Ainsi, le bu武, qui signifie « militaire » et qui se compose des caractères 戈 (lance) et 止 (un pied marquant un arrêt), qui symboliserait un guerrier à pied armé d'une lance, ou bien un refus de se rendre ou de fuir. Je recommande la lecture de l'article de Jordy Delage pour en savoir plus sur l'origine et le sens du kanji bu. dans l'aikido est l'expression de l'amour. J'étudiais l'aikido dans le but de servir mon pays. Ainsi, l'esprit de l'aikido ne peut être que l'amour et l'harmonie. L'aikido est né en conformité avec les principes et le fonctionnement de l'univers. Par conséquent, c'est un budo武道, voie guerrière; 武 (voir plus haut) et 道, qui se prononce michi et signifie route ou voie de victoire absolue.
Journaliste B : Sensei, vous avez vaincu des adversaires énormes à la vitesse de l'éclair et soulevé des objets pesant plusieurs centaines de livres. Le public considère aussi l'aikido comme quelque chose de mystique, un peu comme le ninjutsu. Pouvez-vous nous parler des principes de l'aikido ?
Ueshiba Morihei : Non, ce mysticisme n'est juste qu'une apparence. En aikido, nous utilisons toute la puissance de l'adversaire, donc, plus l'adversaire utilise de puissance, plus c'est facile.
Journaliste B : Alors, dans ce sens, il doit y avoir de l’Aïki en judo aussi, puisqu'en judo, on se synchronise avec le rythme de votre adversaire. S'il tire, on pousse ; s'il pousse, on tire. On se déplace selon ce principe pour lui faire perdre son équilibre et puis appliquer notre technique.
Ueshiba Morihei : En aikido, il n'y a absolument aucune attaque car l'attaque signifie que l'esprit a déjà perdu. On adhère au principe de non-résistance absolue, c'est-à-dire qu'on ne s'oppose pas à l'attaquant. Ainsi, il n'y a pas d'adversaire en aikido. La victoire en aikido est masakatsu et agatsu正勝吾勝, litt. « la vraie victoire est la victoire sur soi-même », c'est à dire sans compétition avec autrui; puisqu'on gagne sur tout conformément à la mission du ciel, on possède la force absolue.
Journaliste B : Est-ce que c'est ce qu'on appelle le go no sen後の先, une réponse consécutive à une attaque. Le caractère 後 se prononce ato et veut dire « plus tard » et le caractère 先 veut dire « avant, précédent » ?
Ueshiba Morihei : Absolument pas. Il n'est ni question de sensen no sen先々の先, sollicitation de l'attaque de l'adversaire afin de réaliser une contre-attaque ni de go no sen. Si je devais essayer de mettre des mots dessus, je dirais qu'on contrôle l'adversaire sans essayer de le contrôler. Autrement dit, c'est un état de victoire continue. Il n'est pas question de gagner ou de perdre contre un adversaire. En ce sens, il n'y a pas d'adversaire en aikido. Même si on a un adversaire, il devient une partie de nous, un partenaire qu'on ne fait que contrôler.
Journaliste B : Combien de techniques y-a-t-il en aikido ?
Ueshiba Morihei : Il y a environ 3 000 techniques de base, et chacune d'entre elles dispose de 16 variations... Donc il y en a plusieurs milliers, et selon la situation, on en crée de nouvellesCes 3 0000 techniques évoquées par O Sensei réfèrent probablement aux 2 884 techniques de Daito-ryu aiki-jujutsu, même s'il avait à l’époque de l'interview grandement réduit le nombre de techniques qu'il démontrait habituellement à ses élèves, menant au curriculum actuel de l'aikido..
Journaliste A : Quand avez-vous commencé l'étude des arts martiaux ?
Ueshiba Morihei : A l'âge de 14 ou 15 ans. D'abord, j'appris le Ju-jutsu du Tenjin Shinyo-ryu天神真揚流柔術, litt. « Ecole du vrai saule divin », un système de ju-jutsu très populaire au Japon dont Kano Jigoro s'est entre autre inspiré pour créer le judo. Ueshiba aurait étudié cet art brièvement autour de 1901. de Tozawa Tokusaburo.
Tenjinshin'yo-ryu jujutsu
Ensuite, j'ai appris les techniques de ju-jutsu柔術, litt. art de la souplesse, terme qui englobe en général des techniques de défense à mains nues contre un ou plusieurs adversaire(s) armé(s) ou pas. Le terme tai-jutsu (体術) est aussi parfois employé pour designer spécifiquement les techniques à mains nues au sein d'une école. Il est important de noter que de nombreux systèmes d'armes existent dans les écoles qu'il cite (dans certains cas, les armes sont même la partie la plus importante) et qu'Ueshiba Morihei se sent devoir préciser qu'il n'en a étudié de celles-ci que les techniques à mains nues du Kito-ryu起倒流, litt. « Ecole de l'ascension et la chute », autre inspiration majeure de Kano pour le judo. On notera d'ailleurs que Morihei a étudié le judo pendant deux ans avec un professeur issu du Kodokan, Takagi Kiyoichi, à Tanabe vers 1911 , du Yagyu-ryu柳生流, plus précisément, le Yagyu Shingan-ryu (柳生心眼流) de la branche Goto dont il a reçu un diplôme de niveau intermédiaire non-signé en 1908 (ou 1910 selon les sources) après environ quatre années d'étude à Sakai, près d'Osaka, à raison de 2 fois par semaine lorsqu'il était dans l'armée , de l'Aioi-ryu相生流, selon les sources, soit un art plus ou moins secret que Morihei aurait appris de son père , soit une façon dont Morihei appelait son art à un moment donné. Il existe en outre un art martial appelé Aioi-ryu fondé en 1987 par Sasaki Takehisa mais la similarité des noms ne serait que coincidence. et du Shinkage-ryu神蔭流等, litt. « Ecole de la nouvelle ombre », principalement une école de kenjutsu et de iaijutsu. Vers 1927, Morihei observera à nouveau les techniques de Shinkage-ryu via la pratique de son élève Gejo Kisaburo. Cependant, je pensais qu'il devait y avoir une forme véritable de budo ailleurs. J'ai essayé le Hozoin-ryū Sojutsu宝蔵院流, une école traditionnelle qui se spécialise dans l'art de la lance et le kendo剣道 ou 劍道, littéralement la voie du sabre, un art martial récent dont les techniques sont largement inspirées du Hokushin Ittō-ryū Hyōhō (北辰一刀流兵法). Mais tous ces arts se concentrent sur des formes de combat à un-contre-un et cela ne me satisfaisait pasCette phrase est intéressante car en réalité certains de ces arts ne se concentrent pas uniquement sur le combat à un-contre-un. Peut-être qu'ici, Morihei reconnait qu'en fait, il n'a étudié ces arts que brièvement et superficiellement et qu'il n'a pas eu accès aux techniques autres que le combat à un-contre-un.. Donc, je me suis rendu dans de nombreuses régions du pays pour trouver la Voie et une méthode d'entraînement, mais en vainOn notera qu'Ueshiba Morihei ne mentionne pas le juken-jutsu (銃剣術), le maniement de la baïonnette, qui lui vaudra pourtant les honneurs dans l'armée. Les techniques du juken-jutsu étant issues de celles des armées occidentales, on pourrait penser que Ueshiba Morihei considérait probablement qu'elles ne constituaient pas un budo, mais à l’époque de Ueshiba, celles-ci avaient déjà été presque totalement abandonnées au profit d'un maniement plus typiquement japonais, de type sojutsu..
Yagyu Shingan-ryu taijutsu (pour le ju-jutsu, visionner à parti de 3:50)
Journaliste A : Est-ce que c'est cela la pratique ascétique du guerrier ?
Ueshiba Morihei : Oui, c'est la recherche du véritable budo. Lorsque je visitais d'autres écoles, je ne défiais jamais le sensei du dojoPratique dite du dojo yaburi (道場破り), litt. « détruire un dojo » qui consiste à aller défier un maître dans son dojo. Une personne en charge d'un dojo a beaucoup de choses sous sa responsabilité, il est donc très difficile pour cette personne d'afficher ses vraies capacités. Je payais les égards convenables et j’apprenais de lui. Si je me jugeais supérieur, je lui rendais hommage à nouveau et je rentrais chez moi.
Journaliste B : Alors, vous n'avez donc pas appris l'aikido dès le début. Quand l'aikido a-t-il vu le jour ?
Ueshiba Morihei : Comme je l'ai déjà dit, je suis allé dans beaucoup d'endroits à la recherche du vrai budo... Alors, quand j'avais environ 30 ans, je me suis installé à Hokkaido. Un jour où je logeais à l'auberge Hisada à Engaru, dans la province de Kitami, j'ai rencontré un certain Takeda Sokaku Sensei du clan Aizu qui enseignait le Daito-ryu大東流. Notez que dans sa traduction, Stanley traduit cela en Daito-ryu jujutsu (大東流柔術). Dans le texte, Ueshiba Morihei ne mentionne que le terme Daito-ryu. Sachant que les terme Aiki-jujtusu, Aiki-budo, ou Ju-jutsu sont souvent utilisés de manière assez inconstante dans la littérature, je préfère m'abstenir de compléter le nom..
Auberge Hisada (久田旅館) à Engaru, Hokkaido.
Au cours des 30 jours durant lesquels j'ai appris avec lui, j'ai senti quelque chose comme une source d'inspiration. Plus tard, j'ai invité ce professeur chez moi et avec 15 ou 16 de mes élèves, nous sommes devenus des étudiants à la recherche de l'essence du budo.
Photo prise au Dojo Asahi Shinbun d’Osaka en septembre 1937. Takeda Sokaku exécute une technique d'immobilisation sur quatre personnes: Hisa Takuma, Nakatsu Heizaburo, Kawazoe Kuniyoshi et Kawasaki Zenetsu. Derrière à partir de la gauche : Kurita Yoshie, Tonedate Masao, Akune Masayoshi, Takeda Tokimune et Kono Tetsuo.
Journaliste B : Avez-vous découvert l'aikido pendant que vous appreniez le Daito-ryu sous la direction de Takeda Sokaku ?
Ueshiba Morihei : Non, il serait plus exact de dire que Takeda Sensei m'a ouvert les yeux au budo.
Documentaire sur le Daito-ryu
Journaliste A : Y-a-t-il eu des circonstances particulières entourant votre découverte de l'aikido ?
Ueshiba Morihei : Oui, c'est arrivé de la façon suivante. Mon père est tombé gravement malade en 1918. J'ai demandé la permission de partir à Takeda Sensei et j'ai entrepris le chemin de retour chez moiTanabe (田辺市, Tanabe-shi) dans la préfecture de Kyoto. Sur la route, quelqu'un m'a dit que si j'allais à Ayabe 綾部市, Ayabe-shi, le lieu de naissance de Deguchi Nao (出口なお, 1837 - 1918), qui fonda l'Omoto, une néo-religion basée sur le Shinto en 1892. Ayabe est aussi l’endroit où se trouvait l'un des principaux centres de l'Omoto de l’époque. près de Kyoto et faisais une prière alors toute maladie serait guérie. Je suis donc allé là-bas et j'ai rencontré Deguchi Onisaburo(出口 王仁三郎 1871 - 1948), le fils adoptif de Nao et second chef spirituel de la secte. Ensuite, quand je suis arrivé à la maison, j'ai appris que mon père était déjà mortEn réalité, Ueshiba était tellement impressionné par Deguchi qu'il est resté à Ayabe trois jours de plus et son père est mort pendant ce temps. Même si je n'avais rencontré Deguchi qu'une seule fois, j'ai décidé de m'installer à Ayabe avec ma famille et j'y suis resté jusqu'à la dernière partie de la période Taishovers 1925. J'avais environ 40 ans à l'époqueUeshiba est devenu un disciple de Deguchi et il enseignait le Daito-ryu au sein du Ueshiba Juku dans le centre Omoto d'Ayabe. Un jour que je me séchais à côté du puits, soudain, une cascade de lumière aveuglante est descendue du ciel et a enveloppé mon corps. Aussitôt, mon corps est devenu de plus en plus grand, suffisamment pour remplir l'univers entier. Bien que dépassé par cette expérience, je me suis soudain rendu compte qu'il ne faut pas penser à essayer de gagner. La forme de budo doit être l'amour. Il faut vivre dans l'amour. C'est cela l'aikido et c'est l'ancienne forme de la posture dans le seigan no kamae正眼の構え. Le premier idéogramme, « sei » (正), qui se lit « tadashii », signifie « correct » ou « juste ». Le deuxième idéogramme, « gan » (眼), qui se lit également « nemui », signifie « avoir sommeil » ou « œil ». Souvent traduit par « l'œil correct », il s’agit de pénétrer dans le regard de l’ennemi pour percevoir ses faiblesses. D'un point de vue pratique, il s'agit d'une garde de face au sabre avec la pointe de l’épée pointant vers le regard de l'ennemi. En kendo il s'agit de la garde chudan.. Après cette prise de conscience, je suis devenu fou de joie et je ne pouvais pas retenir mes larmes.
Ueshiba Morihei (à gauche) avec Deguchi Sumi et Deguchi Onisaburo. Derrière à droite : Murashige Aritoshi
Journaliste B : Alors, en budo, il est bon d'être fort. Depuis les temps anciens, l'unification ken et zen a été enseignée. En effet, l'essence du budo ne peut être comprise sans se vider l'esprit. Dans cet état, ni bien ni mal ont une signification.
Ueshiba Morihei : Comme je l'ai déjà dit, l'essence du budo est la Voie du masakatsu et agatsu.
Journaliste B : J'ai entendu une histoire selon laquelle vous avez été impliqué dans un combat contre environ 150 ouvriers.
Ueshiba Morihei : Vraiment ? Je me souviens d'un événement de ce genre alors que j'accompagnais Deguchi Sensei en Mongolie en 1924 afin d'atteindre son objectif d'établir une communauté asiatique plus en ligne avec la politique nationale. Je l'ai accompagné à sa demande, même si on m'avait aussi demandé d'entrer dans l'armée. Nous avons voyagé en Mongolie et en Mandchourie. Dans cette dernière, nous avons rencontré un groupe de bandits montés et une fusillade lourde a éclaté. J'ai riposté avec un Mausermarque de fusils et pistolets allemande et j'ai ensuite couru au milieu des bandits, les attaquant violemment, et ils se sont dispersés. J'ai réussi à échapper au danger.
Ueshiba Morihei en Mongolie avec Deguchi Onisaburo en 1924
Journaliste A : Je comprends, Sensei, que vous avez des liens étroits avec la Mandchourie. Avez-vous passé beaucoup de temps là-bas ?
Ueshiba Morihei : Depuis cet incident, j'ai été en Mandchourie assez souvent. J'étais un conseiller en arts martiaux pour l'organisation Shimbuden ainsi que pour l'Université Kenkoku 建国大学, litt. Université de Fondation Nationale, fondée en 1938 par les forces d'occupation japonaise et fermée en 1945 après la victoire des Alliés en Mongolie. Pour cette raison, j'étais bien reçu là-bas.Certains auteurs avancent que Ueshiba Morihei aurait étudié en Chine avec des maîtres d'arts martiaux, en particulier de baguazhang, et que cela aurait influencé l'aikido. J'ai expliqué dans un article précédent que ces théories étaient totalement infondées.
Photo prise en 1942 devant le Shimbuden Dojo sur le campus de l'Université Kenkoku en Mandchourie lors de l'occupation japonaise. Assis au centre : Tomiki Kenji et Ueshiba Morihei.
Journaliste B : Hino Ashihei火野葦平, 1907 - 1960, un romancier japonais célèbre ayant en particulier beaucoup écrit sur la condition de soldat a écrit une histoire intitulée « Oja no Za » dans Shosetsu Shincho dans lequel il traite de la jeunesse de Tenryu Saburo天竜三郎, 1903 - 1989, rebelle du monde sumo, et de sa rencontre avec l'art martial de l'aikido et de son véritable esprit. Est-ce que cela vous implique, Sensei ?
Ueshiba Morihei : Oui.
Photo prise au Kobukan en 1939. De gauche à droite: Ueshiba Kisshomaru, Akazaka Zenzaburo et Tenryu. Sur la droite: le général Miura Makoto
Journaliste B : Alors, est-ce que cela veut dire que vous étiez avec Tenryu pendant une certaine période ?
Ueshiba Morihei : Oui. Il a vécu dans ma maison pendant environ trois mois.
Journaliste B : Était-ce en Mandchourie ?
Ueshiba Morihei : Oui. Je l'ai rencontré alors que nous faisions un tour après une cérémonie marquant le 10e anniversaire de la création du gouvernement de Mandchouriedurant l’été 1942. Il y avait un homme séduisant à la fête et beaucoup de gens le titillaient avec des commentaires tels que : « Ce Sensei a une force énorme. Que diriez-vous de vous mesurer contre lui ? » J'ai demandé à quelqu'un à côté de moi qui était cette personne et on m'a expliqué que c'était le fameux Tenryu qui avait pris sa retraite de l'Association du Sumo. J'ai alors été présenté à lui et nous avons fini par opposer notre force l'un contre l'autre. Je me suis assis et j'ai dit à Tenryu, « S'il vous plaît essayez de me pousser au-dessus. Poussez fort, pas besoin de vous retenir. » Comme je connaissais le secret de l'aikido, je ne pouvais pas être bougé d'un pouce. Même Tenryu semblait surpris. À la suite de cette expérience, il est devenu un élève en aikido. C'était un homme bon.
Journaliste A : Sensei, avez-vous aussi été associé à la Marine ?
Ueshiba Morihei : Oui, pendant un temps assez long. J'ai été professeur à temps partiel à l'Académie Navale à partir de 1927 ou 1928, et ce pour une période d'environ 10 ans.
Journaliste B : Avez-vous instruit des soldats pendant le temps où vous enseigniez à l'Académie Navale ?
Ueshiba Morihei : J'ai enseigné assez souvent aux militaires, en commençant par l'Académie Navale autour de 1927-1928. Ensuite, vers 1931 ou 1932, j'ai commencé à donner des cours d'arts martiaux pour l'armée à l'école Toyama. Puis, en 1941-1942 j'ai enseigné l'aikido aux étudiants de l'Académie de Police Militaire. En outre, une fois j'ai donné une démonstration d'aikido suite à l'invitation du général Maeda Toshie, surintendant de l'Académie de l'Armée.
Ueshiba Morihei à bord du navire de guerre Mikasa (1940).
Journaliste B : Puisque vous étiez impliqué dans l'entraînement des soldats, il devait y avoir beaucoup de types violents et de nombreuses histoires.
Ueshiba Morihei : Oui. Ils m'ont même tendu une embuscade une fois.
Journaliste B : Est-ce parce qu'ils vous considéraient comme un enseignant autoritaire ?
Ueshiba Morihei : Non, ce n'était pas ça. Il s'agissait de tester ma force. C'était à l'époque où j'ai commencé à enseigner l'aikido à la police militaire. Un soir, alors que je marchais à travers les terrains d'entraînement, j'ai ressenti que quelque chose d'étrange se passait. Je sentais que quelque chose se tramait. Tout à coup, de toutes les directions, depuis derrière les buissons et les buttes, de nombreux soldats sont apparus et m'ont entouré. Ils ont commencé à me frapper avec des épées et des fusils en bois, mais vu que j'étais habitué à ce genre de chose cela ne m'a pas dérangé du tout. Lorsqu'ils ont essayé de me frapper, j'ai tourné mon corps de cette façon et de cette façon et ils sont tombés facilement lorsque j'ai poussé. Enfin, ils sont tous devenus épuisés. En tout cas, le monde est plein de surprises. L'autre jour, j'ai rencontré l'un des hommes qui m'avait attaqué.
Je suis un conseiller chez les Anciens de la Police Militaire dans la préfecture de Wakayama. Au cours d'une réunion récente, un individu a reconnu mon visage et il est venu vers moi en souriant. Après avoir parlé pendant quelques minutes, j'ai appris qu'il était l'un des hommes qui m'avaient attaqué ce jour-là il y a plusieurs années. Tout en se grattant la tête, il m'a dit ce qui suit : « Je suis vraiment désolé pour cet incident. Ce jour-là, nous nous demandions si oui ou non le nouveau professeur d'aikido était vraiment fort. Un groupe d'entre nous, des types de la police militaire au sang chaud, a discuté de la question et a décidé de tester ce nouvel enseignant. Environ 30 hommes guettaient. Nous avons été complètement surpris par le fait que nous, 30 hommes sûrs de nous, ne pouvions rien contre votre force. »
Journaliste C : Y a-il eu des épisodes de ce genre pendant que vous étiez à l'école ToyamaLa Rikugun Toyama Gakko (陸軍戸山学校) est une école militaire été créée en août 1873. En raison de l'abolition des écoles de cadets en mai 1875, l'école devint une académie placée directement sous le ministère de la guerre. ?
Ueshiba Morihei : Des tests de force ? Un incident a eu lieu, je crois, avant l'épisode avec la police militaire. Plusieurs capitaines qui étaient instructeurs à l'École Toyama m'ont invité à tester ma force contre la leur. Ils se vantaient tous de leurs capacités, en disant des choses comme : « Je suis capable de soulever tel ou tel poids »,ou « j'ai cassé un rondin de bois de tant de pouces de diamètre ». Je leur ai expliqué : « Je n'ai pas une force comme la vôtre, mais je peux faire tomber des gens comme vous avec mon petit doigt seulement. Je me sentirais désolé pour vous si je vous projetais, alors nous allons faire cela à la place. » J'ai tendu mon bras droit et reposé le bout de mon index sur le bord d'un bureau et je les ai invités à se mettre à plat ventre sur mon bras. Un, deux, puis trois officiers se sont mis sur mon bras et à ce moment, tout le monde avait les yeux écarquillés. J'ai continué jusqu'à ce que six hommes se mettent sur mon bras et j'ai ensuite demandé l'officier debout près de moi de me donner un verre d'eau. Alors que je buvais l'eau avec ma main gauche tout le monde était silencieux et échangeait des regards.
Journaliste B : En dehors de votre niveau en aikido, vous devez avoir une force physique énorme.
Ueshiba Morihei : Pas vraiment.
Ueshiba Kisshomaru : Bien sûr, il possède de la force, mais cela devrait être décrit comme la puissance du Ki, plutôt que la force physique. Il y a quelque temps, quand nous sommes allés dans une nouvelle colonie dans le pays, nous avons vu sept ou huit ouvriers essayant en vain de soulever un énorme tronc d'arbre. Mon père les a regardé pendant un certain temps, puis il leur a demandé de se retirer pour qu'il puisse essayer. Il a soulevé le tronc facilement et l'a emporté rapidement. Il serait totalement inconcevable de faire quelque chose comme cela avec juste de la force physique. Il y aussi eu un incident impliquant un certain Mihamahiro.
Journaliste B : Était-il le même Mihamahiro que celui de de l’écurie de sumo Takasago Beya ?
Ueshiba Morihei : Oui. Il était du domaine de Kishu紀州藩, domaine féodal couvrant Wakayama et le sud de Mie. Quand je vivais à Shingu à Wakayama, Mihamahiro progressait dans les rangs du sumo. Il avait une force énorme et pouvait soulever trois troncs qui pesaient plusieurs centaines de livres. Quand j'ai appris que Mihamahiro séjournait en ville, je l'ai invité à venir. Pendant que nous parlions Mihamahiro a dit : « J'ai entendu dire que vous aussi, Sensei, possédiez une grande force. Pourquoi ne testerions-nous pas notre force ? » « Très bien. Très bien. Je peux vous immobiliser avec mon seul index », ai-je répondu. Puis je l'ai laissé me pousser pendant que j'étais assis. Cet homme capable de soulever des poids énormes soufflait, mais il ne pouvait pas me pousser dessus. Après cela, j'ai réorienté sa puissance loin de moi et il est allé voler au loin. Quand il est tombé, je l'ai épinglé avec mon index, et il est resté totalement immobilisé. C'était comme un adulte épinglant un bébé. Ensuite, je lui ai suggéré d'essayer à nouveau et de le laisser pousser contre mon front. Cependant, il ne pouvait pas me déplacer du tout. Puis j'ai tendu mes jambes vers l'avant, me suis mis en équilibre, j'ai levé mes jambes au dessus du sol pendant qu'il me poussait. Pourtant, il ne pouvait pas me déplacer. Il a été surpris et a commencé à étudier l'aikido.
Journaliste A : Quand vous dites que vous immobilisez une personne avec un seul doigt, appuyez-vous sur un point vital ?
Ueshiba Morihei : Je dessine un cercle autour de lui. Sa puissance est contenue à l'intérieur de ce cercle. Peu importe la force d'un homme, il ne peut pas étendre son pouvoir en dehors de ce cercle. Il devient impuissant. Ainsi, si on immobilise son adversaire pendant qu'on est en dehors de son cercle, on peut le tenir avec notre index ou notre petit doigt. Ceci est possible parce que l'adversaire est déjà devenu impuissant.
Journaliste B : Encore une fois, c'est une question de mécanique. En judo aussi, quand on projette un adversaire ou l'immobilise, on se place dans la même position. En judo, on se déplace de diverses manières et on essaye de placer notre adversaire dans une telle position. Journaliste A : Votre femme est également de la préfecture de Wakayama ?
Ueshiba Morihei : Oui. Son nom de jeune fille à Wakayama était TakedaLa mère de Morihei venait en fit de la famille Itogawa, descendante de la famille Takeda, la célèbre famille de samouraïs de la province de Kai, dont faisait D'ailleurs partie Takeda Sokaku, et qui fut éliminée en 1582 par Oda Nobunaga et Tokugawa Ieyasu.
Journaliste A : Le nom de famille Takeda est étroitement associé aux arts martiaux.
Ueshiba Morihei : On peut le dire. Ma famille a été fidèle à la Maison Impériale pendant de nombreuses générations. Et nous avons été sans réserve dans notre soutien. En fait, mes ancêtres ont abandonné propriété et fortune et se sont déplacés partout au service de la famille impériale.
Journaliste B : Puisque vous aussi, Sensei, vous êtes déplacé continuellement à partir du moment où vous étiez un jeune homme, cela a dû être très difficile pour votre femme.
Ueshiba Morihei : Vu que je suis très occupé, je ne dispose pas de beaucoup de temps libre à passer à la maison.
Kisshomaru Ueshiba : Vu que la famille de mon père avait pas mal d'argent, il a été en mesure de poursuivre budo shugyo武道修行 entraînement ascétique dans les arts martiaux. Une autre des caractéristiques de mon père est qu'il a peu d'intérêt pour l'argent. L'incident suivant a eu lieu à une occasion. Quand mon père s'est installé à Tokyo en 1926, durant sa deuxième visite dans la capitale, il est d'abord venu seul, puis a été rejoint par sa famille venue depuis Tanabe en 1927. L'endroit où nous nous sommes tous installés était Sarumachi, Shiba-Shirokane à Tokyo芝白金, quartier situé dans la haute ville de Tokyo dans lequel les Ueshiba louaient une maison pour 55 yen par mois. Nous avons loué cet endroit à l'aide de M. Yamamoto Kiyoshi, l'un des fils du général Yamamoto Gambei. A cette époque, mon père possédait une assez grande quantité de biens autour de Tanabe, y compris des champs cultivés et en jachères, ainsi qu'un terrain montagneux. Cependant, il avait peu de liquidités et il a donc dû emprunter de l'argent pour y arriver. En dépit de cela, il ne lui est pas venu à l'esprit de vendre des terres. Non seulement cela, mais quand ses élèves faisaient parvenir des donations mensuelles, il répondait : « Je ne veux pas de ce genre de chose. » Il leur disait de les offrir au kami-sama神様, divinité et n'acceptait jamais d'argent directement. Quand il avait besoin d'argent, il se présentait humblement devant l'autel du kami-sama afin de recevoir des cadeaux de la divinité. On n'a jamais pensé demander de l'argent pour enseigner le budo. La salle d'entraînement à ce moment-là était la salle de billard dans le manoir du comte Shimazu. De nombreux dignitaires, y compris les officiers militaires tels que l'amiral Takeshita Isamu竹下勇, 1869 - 1949, était un amiral dans la marine impériale japonaise et un diplomate. Il a aidé à mettre fin à la guerre russo-japonaise de façon avantageuse pour le Japon et à l'obtention d'anciennes possessions allemandes dans le Pacifique pour le Japon suivant la Première Guerre mondiale. Il était aussi un enthousiaste des arts martiaux japonais et fit beaucoup pour aider Ueshiba Morihei à établir un dojo ainsi que beaucoup d'aristocrates, venaient pratiquer. Le nom que nous utilisions était Aiki-jujutsu ou Ueshiba-ryu Aiki-jutsu.
Journaliste B : Quel est le bon âge pour commencer l'entraînement à l'aikido ?
Kisshomaru Ueshiba : On peut commencer l'entraînement à environ 7 ou 8 ans, mais idéalement une pratique sérieuse devrait commencer à environ 15 ou 16 ans. Physiquement parlant, le corps devient plus robuste et les os un peu plus forts à cet âge. De plus, l'aikido contient de nombreux aspects spirituels (tout comme d'autres formes de budo bien sûr), donc à cet âge on commence à acquérir une perspective du monde et de la nature du budo. Donc, dans l'ensemble, je dirais que 15 ou 16 ans est un bon âge pour commencer l'étude de l'aikido.
Journaliste B : En comparaison avec le judo, il y a très peu d'occasions de passer aux prises avec son adversaire, donc peu de force physique est nécessaire dans l'aikido. En outre, on peut gérer non seulement un, mais plusieurs adversaires en même temps. C'est vraiment idéal comme budo. À cet égard, y a-t-il aussi des voyous qui viennent étudier l'aikido ?
Kisshomaru Ueshiba : Bien sûr, ce genre d'individus s'inscrit aussi. Mais quand ce type de personne étudie l'aikido avec l'intention de l'utiliser comme un outil pour le combat, ils ne durent pas longtemps. Le budo, ce n'est pas comme danser ou regarder un film. Pluie ou soleil, on doit pratiquer à tout moment au cours de notre vie quotidienne afin de progresser. L'aikido en particulier est comme une formation spirituelle pratiquée en utilisant une forme de budo. Il ne peut jamais être cultivé comme un outil par ceux qui voudraient l'utiliser pour le combat. En outre, les individus enclins à la violence cessent de se comporter de cette façon quand ils apprennent l'aikido.
Journaliste B : Je vois... grâce à une pratique constante, ils cessent de se comporter comme des voyous.
Ueshiba Morihei : Vu que l'aikido n'est pas un bu de violence, mais plutôt un art martial de l'amour, on ne se comporte pas violemment. On convertit l'adversaire violent d'une manière douce. Ils ne peuvent pas se comporter comme des voyous plus longtemps.
Journaliste B : Je vois. Il ne s'agit pas de contrôler la violence par la violence, mais de transformer de la violence en amour.
Journaliste A : Qu'est-ce que vous enseignez au début en tant que principes fondamentaux de l'aikido ? En judo, on apprend l'ukemi...
Kisshomaru Ueshiba : On apprend d'abord le taisabaki体捌き, mouvement du corps, puis le ki no nagare気の流れ, écoulement du ki...
Journaliste A : Qu'est-ce que l’écoulement du ki ?
Kisshomaru Ueshiba : En aikido, on s'entraîne en permanence pour contrôler le ki de notre partenaire librement à travers le mouvement de notre propre ki, en attirant le partenaire dans notre propre mouvement. Ensuite, on apprend aussi tai no henka体の変化, changer (tourner) le corps. On déplace non seulement notre corps, mais aussi nos bras et nos jambes ensemble. Ensuite, le corps tout entier devient unifié et se déplace en douceur.
Journaliste B : Quand on regarde la pratique de l'aikido, les élèves semblent tomber naturellement. Quel genre d'entraînement à l'ukemi faites-vous ?
Kisshomaru Ueshiba : Contrairement au judo, où on s'agrippe avec un adversaire, en aikido on maintient presque toujours une certaine distance. Par conséquent, un type d'ukemi plus libre est possible. On pratique donc ces quatre éléments avec beaucoup d'application.
Journaliste B : Donc vous pratiquez le tai no sabaki体の捌き, ki no nagare 気の流れ, tai no tenkan ho体の転換法, changer le corps, ukemi受身, et ensuite vous commencez la pratique des techniques. Quel type de technique enseignez-vous en premier ?
Kisshomaru Ueshiba : Shihonage四方投げ, projection dans quatre directions, une technique permettant de projeter un adversaire dans de nombreuses directions différentes. Cela se fait de la même manière qu'une technique à l'épée. Bien sûr, nous utilisons des bokuto木刀, épée en bois aussi. Comme je l'ai déjà dit, en aikido même l'ennemi devient une partie de notre mouvement. Je peux déplacer librement l'ennemi en fonction de ma volonté. Il en découle naturellement que lorsqu'on pratique avec tous les moyens dont on dispose, comme un bâton ou une épée en bois, il devient une partie de nous comme le serait un bras ou une jambe. Par conséquent, en aikido ce que vous tenez cesse de devenir un simple objet, il devient une extension de votre propre corps. La technique suivante est iriminage入身投げ, projection en entrant. Dans cette technique, on entre au moment où l'adversaire tente de nous frapper, et à ce moment on donne deux ou trois atemi当て身, frappe au corps.
Par exemple, l'adversaire frappe sur le côté de votre visage avec son poing ou le tegatana手刀, le tranchant de la main. En utilisant la puissance de l'adversaire, on ouvre le corps à l'arrière gauche et on mène la main droite de l'adversaire avec nos deux mains tendues, en continuant dans la direction de son mouvement. Puis, tenant la main de l'adversaire, on le déplace dans un mouvement circulaire autour de sa tête. Il tombe alors avec sa main enroulée autour de sa tête... Cela, aussi, est l’écoulement du ki. Il existe plusieurs théories sophistiquées à ce sujet. L'adversaire est laissé totalement impuissant, ou plutôt, la puissance de l'adversaire est dirigée dans la direction que l'on veut prendre. Donc, plus l'adversaire est puissant, plus c'est facile. D'autre part, si on se confronte avec la puissance de l'adversaire, on ne peut jamais espérer gagner contre une personne très forte.
Ueshiba Morihei : De plus, en aikido on ne s'oppose jamais à la puissance de l'attaquant. Dans une frappe ou en coupe avec une épée, il y a essentiellement une seule ligne ou un seul point, tout ce qu'on doit faire est de l'éviter.
Kisshomaru Ueshiba : Ensuite, on effectue les techniques suivantes : suwariwaza座り技, techniques assises ikkyo一教, premier enseignement) sur une attaque shomenuchi正面打ち, frappe sur l'avant (et non le dessus) de la tête, nikyo二教, deuxième enseignement, et ensuite des techniques articulaires et d’immobilisation, et ainsi de suite...Cet ordre d'enseignement technique correspond à celui du cursus de Daito-ryu où les débutants apprennent tout d'abord 10 techniques assises (idori, 居捕) d'ikkajo (一ケ条, premiers fondamentaux) dont ippondori (一本捕) est la première technique et ressemble au ikkyo sur shomenuchi de l'aikido
Journaliste B : L'aikido contient de nombreux éléments spirituels. Combien de temps faut-il pour acquérir une compréhension des bases de l'aikido en commençant dès le début ?
Kisshomaru Ueshiba : Certaines personnes ont une bonne coordination, d'autres moins, et donc je ne peux pas faire de généralité, mais quand une personne pratique pendant environ trois mois, elle doit avoir une certaine compréhension de ce que l'aikido est. Et ceux qui ont complété trois mois de pratique poursuivront pendant six mois. Si on pratique pendant six mois, alors ont peut continuer pour une durée indéterminée. Ceux qui ont seulement un intérêt superficiel abandonneront avant trois mois.
Journaliste B : Je crois comprendre qu'il y aura des promotions昇段, shodan. Le caractère est diffèrent de celui de 初段, lui-aussi prononcé « shodan », mais qui veut dire « grade de début » et que l'on utilise pour le 1er dan le 28 de ce mois. Combien y a-t-il de ceinture noires actuellement ?
Kisshomaru Ueshiba : Le plus haut rang est 8e dan, et quatre personnes l'ont actuellement. Il y a six détenteurs du 7e dan. Les titulaires de diplômes 1er dan sont assez nombreux, mais bien sûr, ce chiffre ne compte que ceux qui ont été en contact avec le Hombu Dojo après la guerre.
Journaliste B : Il y a un nombre considérable de personnes qui apprennent l'aikido à l'étranger n'est-ce pas ?
Kisshomaru Ueshiba : M. ToheiTohei Koichi 藤平光一 (1920 – 2011), ancien directeur technique de l'Aikikai a visité Hawaii et les États-Unis dans le but d'enseigner l'aikido. L'endroit le plus populaire pour l'aikido est Hawaii, où il y a 1 200 ou 1 300 pratiquants. Ce chiffre pour Hawaii serait équivalent à 70 000 ou 80 000 aikidoka à Tokyo. Il y a quelques détenteurs de ceintures noires en France aussi. Il y a un Français qui a commencé à étudier l'aikido après s'être blessé à pratiquer le judo. Il voulait faire l'expérience de l'esprit de l'aikido, mais n'a pas été en mesure d'accomplir cela en France. Il a estimé que pour trouver le véritable esprit de l'aikido, il devait se rendre au berceau de l'art. Il a expliqué que cela a été la raison pour laquelle il est venu au JaponIl s'agit bien évidemment d'André Nocquet, le premier élève à domicile étranger de Ueshiba Morihei, qui a vécu auprès de la famille Ueshiba de 1955 à 1957.
Ueshiba Morihei avec André Nocquet à Iwama
L'ambassadeur du Panama étudie également l'aikido, mais il semble que le climat au Japon soit trop froid pour lui et il ne pratique pas en hiver. Aussi, il y a une dame nommée Onada Haru qui est partie à Rome pour étudier la sculpture. Elle a commencé à venir au dojo à l'époque où elle était étudiante à l'École des Beaux-Arts de Tokyo. J'ai récemment reçu une lettre d'elle où elle dit qu'elle a rencontré par hasard un Italien qui pratique l'aikido, et il l'a très bien traitée.
Journaliste A : Qu'en est-il de l'interprétation des techniques de l'aikido ?
Ueshiba Morihei : Les points essentiels sont masakatsu, qui signifie « victoire correcte », agatsu, qui signifie « pour gagner en conformité avec la mission céleste données à vous », et katsuhayai勝速, qui signifie « l'état d'esprit de la victoire rapide ».
Journaliste A : Le chemin est long, non ?
Ueshiba Morihei : Le chemin de l'aiki est infini. Bien que j'aie 76 ans à présentCette réponse suggère que l'interview s'est déroulée en 1959, mais cela semble peu probable puisque le livre lui-même a été publié en 1957 je continue toujours ma recherche. Ce n'est pas tâche facile de maîtriser le Chemin du budo ou celui des arts. Dans l'aikido, on doit comprendre chaque phénomène de l'univers. Par exemple, la rotation de la Terre, ou bien les systèmes les plus complexes et de grande envergure de l'univers. C'est un apprentissage permanent.
Journaliste B : C'est à dire que l'aiki est l'enseignement des kami, ainsi qu'une voie martiale. Alors quel est l'esprit de l'aikido ?
Ueshiba Morihei : Aikido est amourIl faut noter ici que le kanji pour amour (愛), bien qu'il se lise ai, n'est pas le même que celui d'aikido (合い), mais qu'O Sensei, surtout sur la fin de sa vie, a amplement fait usage de l'homophonie, même si originellement, la notion d'amour n'a rien avoir avec celle d'aiki (合気). On fait de ce grand amour de l'univers notre cœur, et on doit faire votre notre mission de protéger l'amour de toute chose. Pour accomplir cette mission, on doit pratiquer le vrai budo. Vrai budo signifie gagner sur soi-même et éliminer la combativité de l'ennemi... Non, c'est un moyen absolu de perfectionnement de soi dans lequel la notion même d'ennemi est éliminée. La technique de l'aiki est une pratique ascétique et un moyen par lequel on atteint un état d'unification du corps et de l'esprit par la réalisation du principe divin.
Journaliste B : Alors l'aiki est la voie de la paix mondiale ?
Ueshiba Morihei : Le but ultime de l'aiki est la création du ciel sur la terre. Dans tous les cas, le monde entier doit être en harmonie. Ensuite, on n'a pas besoin de bombes atomiques ou à hydrogène. Le monde peut être un monde confortable et agréable.
Merci à Jordy Delage pour son aide dans la recherche de certains caractères.