Budo Renshu : La clé technique de l'Aikido de Ueshiba Morihei

Budo Renshu : La clé technique de l'Aikido de Ueshiba Morihei

Je voudrais discuter aujourd'hui de l'un des thèmes que j'ai abordés dans la série de stages que j'ai donnés en France cet été. Le livre Budo Renshu est un recueil de techniques créé sous la supervision de Ueshiba Morihei en 1934 afin de servir d'aide mémoire aux élèves ayant atteint le niveau Hiden Mokuroku en aiki-jujutsu. Les illustrations ont toutes été dessinées par Kunigoshi Takako, une étudiante en arts ayant débuté la pratique de l'aikido en 1933 au Kobukan. Les pratiquants ayant servi de modèles sont Yonekawa Shigemi et Funahashi Kaoru, deux deshi de l'époque, et ils posaient pour Kunigoshi en suivant les instructions de Ueshiba Morihei. Ce dernier participait en outre à la rédaction des textes accompagnant les dessins. On peut donc dire que Budo Renshu représente de façon fidèle la façon dont Ueshiba Morihei envisageait son enseignement à cette époque.

Ueshiba Morihei (植芝 盛平, 1883 - 1969), le fondateur de l'aikido n'a jamais fait d'efforts particuliers pour enseigner ce qu'il faisait. En effet, contrairement à d'autres maîtres, il ne semblait pas donner d'explications techniques, et lorsqu'il s'exprimait verbalement, ses paroles étaient essentiellement centrées sur la philosophie plutôt que sur la technique. Il existe en outre très peu de sources d'information directes décrivant ses techniques à part quelques vidéos et des photos (dont celles du livre de 1938 intitulé Budo, mais les diverses éditions disponibles sont assez incomplètes, voire mal organisées), mais pas de manuel pédagogique à proprement parler. Ce qui se fait de plus systématique se trouve dans le livre Aiki-jujutsu Densho (合気柔術伝書, litt. : Livre d'aiki-jujutsu) publié en 1934 et plus connu sous le nom Budo Renshu (武道練習, litt. : Apprentissage du budo). Je voudrais revenir sur l'origine de ce livre, expliquer pourquoi il est si important, et proposer des pistes sur ce que peut apporter son contenu dans le contexte d'un aikido qui continue à évoluer.

Création de Budo Renshu

La rédaction de ce recueil fut inspirée par le travail d'une jeune étudiante en art de l'Université féminine du Japon (日本女子大学, Nihon Joshi Daigaku), Kunigoshi Takako (国越 孝子, c. 1911 - 2000). Dès ses premiers cours au Hombu Dojo en 1933, elle avait pris l'habitude de redessiner chez elle les techniques démontrées afin de mieux les mémoriser. La qualité de ses dessins fut vite remarquée par ses condisciples, puis par Ueshiba Morihei lui-même, qui l'autorisa d'ailleurs à dessiner pendant les cours, certains pratiquants posant même parfois pour elle. Petit à petit, l'idée de créer un ouvrage basé sur son travail se matérialisa et des séances de pose formelles furent même organisées au dojo le soir après les cours. Pendant celles-ci, Yonekawa Shigemi (米川 成美, 1910 - 2005), Funahashi Kaoru (舟橋 薫, c. 1913 - c. 1940) et Tomiki Kenji (富木 謙治, 1900 - 1979) démontraient les techniques pendant que Ueshiba Morihei donnait des instructions et que Kunigoshi dessinait.

Kunigoshi Takako projetant Yonekawa Shigemi. La photo est issue d'un article publié en 1935 dans la revue Shukan Asahi (週刊朝日).

Au moment de la projection, je disais : « Attendez une seconde », et je prenais en note l'essentiel de la plupart de ce qui se passait. Puis plus tard, chez moi, je finissais les détails. Kunigoshi Takako - Interview avec Kunigoshi Takako par Stanley Pranin. Aiki News #47, avril 1982

Tout ce travail prit moins d'une année et resta sous la supervision directe de Ueshiba Morihei, qui dans certains cas, donnait lui-même des instructions à Kunigoshi afin de lui faire corriger certains points ou certaines positions sur ses dessins. Le nombre de techniques pratiquées à l’époque et leur difficulté étaient bien supérieurs à ce qu'ils sont aujourd'hui, et ceci associé au fait que Kunigoshi était une débutante, lui rendirent la tâche particulièrement difficile.

Ces dessins étaient vraiment difficiles à faire ! Je devais tous les faire deux fois, vous savez. Malgré tout, j'ai toujours eu le sentiment qu'il restait quelques problèmes. La deuxième édition n’a finalement jamais été imprimée. En tout cas, cette version présente les premiers dessins. Kunigoshi Takako - Interview avec Kunigoshi Takako par Stanley Pranin. Aiki News #47, avril 1982

Il est vraiment dommage que la deuxième version de ces dessins n'ait jusqu'à présent jamais été rendue publique. L'ouvrage contient effectivement un certain nombre d'approximations ou même d'erreurs comme ce qui suit.

Un exemple de dessins de Kunigoshi Takako. Notez l’incohérence au niveau de la position du bras de tori qui est entre les bras de uke dans la première planche, et se retrouve au dessus dans la seconde. L'explication ne mentionne pas de changement de main et se traduit juste en : « Tori : Attrapez le dessus de votre main gauche avec votre main droite ». Cette erreur est facile à déceler puisque ces dessins correspondent de très prêt à la technique Daki-jime issue du premier répertoire de base Idori Ikkajo de Daito-ryu aiki-jujutsu, qui se fait bien entre les bras de uke du début à la fin. Notez que ceci sera corrigé dans les éditions ultérieures de Budo Renshu, dont la version française qui est basée sur l’édition de 1997.

Bien que les séances de pose lui rendirent le travail plus facile, Kunigoshi dut tout de même travailler très rapidement, se contentant d'un cercle pour la tête et des lignes droites pour le reste du corps, n'ajoutant les visages, les keikogi et et les hakama qu'une fois rentrée chez elle.

Couverture de Budo Renshu issue de la biographie en Japonais de Ueshiba Morihei écrite par son fils Ueshiba Kisshomaru (植芝 吉祥丸, 1921 - 1999). Étrangement, la légende dans cette édition de 1977 indique que le livre date de 1932.

Les explications données pendant ces sessions furent notées par certains élèves dont messieurs Miura et Takamatsu. Tomiki Kenji, un élève avancé ayant débuté son étude avec O Sensei en 1926 et qui était à l’époque secrétaire permanent du Kobukan fut en charge de l’édition du livre. Il est probable qu'il ait écrit une grande partie du texte. Nariyama Tetsuro (成山 哲郎, 1947 - ), un élève direct de Tomiki Kenji suggère même que l’écriture manuscrite dans le livre est celle de son professeur.

Ueshiba Morihei et Tomiki Kenji en 1935

Contenu technique et fonction de l'ouvrage

L'ouvrage contient 218 pages et présente en tout 166 techniques. Lorsque je l'ai lu pour la première fois, je me suis rendu compte que l'essentiel des techniques qu'il renfermait ressemblait à s'y méprendre aux techniques de Daito-ryu aiki-jujutsu que j'avais apprises auprès de mes maîtres Chiba Tsugutaka (千葉 紹隆, 1931 - 2017) et Kobayashi Kiyohiro (小林 清泰, 1941 - ), en particulier celles du hiden mokuroku (秘伝目録, catalogue secret).Le hiden mokuroku (秘伝目録, catalogue secret) est un ensemble de 118 techniques du premier niveau de Daito-ryu aiki-jujutsu organisées en cinq kajo (条, section) et qui représente une progression technique équivalente au cinquième dan.

Il y avait quelque chose appelé le mokuroku du Daito-ryu. Il traite de ikkajo et de telles techniques. C'est un rouleau qui contient le même contenu que Budo Renshu. Shirata Rinjiro - Interview avec Shirata Rinjiro. Aiki News #36, mai 1980.

Je me souviens d'ailleurs que lorsque j'ai emmené le livre avec moi à Wakimachi pour le montrer aux anciens du Daito-ryu Aiki-jujutsu Shikoku Hombu (le dojo de Chiba Tsugutaka), ils ont tous pensé qu'il s'agissait d'un manuel de Daito-ryu aiki-jujutsu. Ce qui est encore plus étonnant est le fait que Hisa Takuma (久 琢磨 c.1895 – 1980), un élève de Ueshiba Morihei, puis de Takeda Sokaku (武田 惣角, 1859 - 1943), s'est lui-même grandement inspiré des explications techniques contenues dans Budo Renshu lors de l’écriture en 1940 de son manuel de Daito-ryu aiki-jujutsu appelé Kannagara No Budo (惟神の武道). Ce manuel est encore distribué aujourd'hui aux pratiquants avancés du Takumakai (琢磨会) et j'ai pu constater que leur contenu technique est effectivement très similaire. On notera que les photos contenues dans le livre de Hisa proviennent du Soden (総伝), un autre recueil dont la première moitié répertorie les techniques enseignées par Ueshiba Morihei dans les années 30.

Couverture de la copie du livre Kannagara No Budo que m'a remis Kobayashi Kiyohiro

Ce parallèle entre l'enseignement de Ueshiba Morihei et le Daito-ryu aiki-jujutsu n'est pas étonnant puisqu'il avait reçu de son professeur Takeda Sokaku les rouleaux de hiden mokuroku et de hiden okugi (秘伝奥儀, mystères intérieurs) en 1916, le titre de kyoju dairi (教授代理, représentant instructeur) en 1922 et avait appris de lui les techniques de goshin’yo no te (護身用の手, techniques de self-defense) en 1931. Ueshiba a d'ailleurs remis à certains de ses propres élèves des certificats similaires, comme par exemple le hiden okugi no koto à Mochizuki Minoru en 1932.

Fidèle à l’idée de départ de Kunigoshi lorsqu'elle dessinait pour elle-même, l'objectif principal de la création du livre fut de le faire servir d'aide mémoire. Il ne s'agit donc pas d'un livre pédagogique à proprement parler, mais d'un outil à destination des gens connaissant déjà les techniques. Ceci est tout à fait cohérent avec ce qui se faisait dans les arts martiaux traditionnels japonais où on ne donnait accès à des documents techniques qu'une fois qu'un certain niveau avait été atteint.

Sensei avait prévu que ce soit une sorte de mokurokuMokuroku (目録) peut être traduit littéralement sous la forme de catalogue. En arts martiaux, le mokuroku est donc un catalogue de techniques mais il est aussi remis comme preuve du niveau ou du rang d'un pratiquant. pour un certain nombre d’élèves, mais je ne me souviens pas combien ont été distribués. Yonekawa Shigemi - Interview avec Yonekawa Shigemi (2). Aiki News #62, juillet 1984.

Il faut également noter que chaque technique n'est représentée que par un très petit nombre de dessins, et donc beaucoup de phases clés de chaque mouvement sont manquantes. Il est donc totalement illusoire de vouloir reproduire, ou pire, « recréer » les techniques comme certains le font parfois alors qu'ils ne possèdent pas les bases et les connaissances préalables pour le faire. Il existe d'ailleurs sur YouTube des vidéos d'aikidoka essayant de le faire mais sans surprise, le résultat est mauvais. En revanche, pour quelqu'un qui connait le Daito-ryu aiki-jujutsu, ces techniques sont tout à fait claires. J'ai la chance d’être dans cette situation et il m'est récemment venu à l'idée de me servir de cet ouvrage afin d'aider les pratiquants d'aikido à explorer des points importants et méconnus des techniques, tout en essayant de rester dans l'esprit le plus fidèle à la pratique d'O Sensei.

Exemple sur le mouvement Ura otoshi (Daito-ryu aiki-jujutsu - Ikkajo - Hanza Handachi). Notez en particulier le travail au niveau des jambes, totalement absent dans le livre. De nombreux autres points de détails existent dans ce mouvement mais mon but ici n'est pas de l'expliquer, mais d'illustrer ce que les gravures du livre permettent de voir ou pas. Notez en outre que dans Ikkajo, cette technique est normalement effectuée lorsque le partenaire saisit la main gauche (à cause du port du sabre), et pas la droite. J'ai donc volontairement retourné les photos issues de mon ouvrage pédagogique de Daito-ryu aiki-jujutsu pour que le côté corresponde à ce qui est présenté dans le livre.

En accord avec l'usage des mokuroku, le livre était offert par Ueshiba Morihei aux personnes qu'il jugeait digne, et ceux-ci déposaient la somme 5 Yen sur l'autel du dojo en remerciement.5 Yen en 1934 correspond à peu près à 60 Euros aujourd'hui. Plusieurs de ses élèves d'avant-guerre tels que Akazawa Zenzaburo (赤沢 善三郎, 1920 - 2007), Kunigoshi Takako et Tanaka Bansen (田中 万川, 1912 - 1988) ont mentionné le fait que Morihei décernait ce livre (ainsi que plus tard, le livre « Budo » de 1938) comme un substitut, ou bien en complément, des certificats de niveau. On voit donc que ce livre constituait une sorte de mise à jour des makimono anciens, ce qui est un exemple de plus de l'aspect fondamentalement réformiste de Ueshiba Morihei.

La dernière page de Aiki-jujutsu Densho datée de 1934 montre son statut de document de licence d'aiki-jujutsu.

Chose très intéressante, on apprend au détour d'une interview du deuxième Doshu que Budo Renshu fut en fait conçu comme le premier d'une série d'ouvrages. Sachant que la grande majorité de son contenu couvre le répertoire de base du Daito-ryu aiki-jujutsu, il est probable que les suivants auraient abordé les techniques supérieures.
Budo Renshu a été publié comme le premier d'une série de plusieurs volumes, mais il s’est avéré être le premier et le dernier. Ueshiba Kisshomaru - Doshu and the Daito-ryu School speak their minds! Aiki News #78, septembre 1988.
Toujours selon Ueshiba Kisshomaru, l'ouvrage original fut publié à environ 500 ou 600 exemplaires. D'autres rééditions ont suivi au cours des années avec quelques modifications en vue d'une diffusion au public. L'une d'entre elles, bilingue Japonaise et Anglaise, et intitulée Budo Training in Aikido (武道練習(合気道)) a été mise au point par la maison d’édition Minato Research (港リサーチ株式会社), aujourd'hui connue sous le nom Institut d'Arts Martiaux Sugawara (株式会社菅原総合武道研究所), et il semble que cette version corrige certaines des incohérences entre texte et dessins se trouvant dans la version originale. Il n'est pas certain cependant que toutes les versions aient reçu l'approbation de Ueshiba Morihei.
La première version miméographiée a également été copiée. Cela a créé des problèmes car cela s’est passé sans avoir consulté O Sensei. Tada Hiroshi (多田 宏, 1929 - ) - Entretien avec Tada Hiroshi Shihan : Une vie à cultiver le Ki par Guillaume Erard et Fabio Gygi
Les faibles ventes de la réédition de 1978 ont fait conclure à Ueshiba Kisshomaru que le public avait apparemment peu d'intérêt pour ce type de matériel historique. Ceci explique peut-être le fait que l'Aikikai n'a jamais publié aucun autre ouvrage recensant les techniques de Ueshiba Morihei.

Qu'est-ce que ce livre nous dit sur l'aikido d'O Sensei ?

Même si aujourd'hui, peu de gens doutent encore du fait que l'aikido de Ueshiba Morihei prend l'essentiel de sa substance technique du Daito-ryu aiki-jujutsu, une idée reçue qui reste assez répandue suggère qu'il existerait un aikido d'avant-guerre et un aikido d’après-guerre, particulièrement suite à la période de retraite à Iwama, où l'aikido aurait été « finalisé ». Pourtant de nombreux éléments suggèrent qu'O Sensei n'a jamais modifié les techniques de Daito-ryu aiki-jujutsu au niveau fondamental, en tout cas pas les points clés (principes) des techniques. Budo Renshu constitue l'une des preuves les plus convaincantes.

Récemment, Chris Li a retrouvé un autre ouvrage oublié de Ueshiba Morihei publié par la fondation Aikikai en 1954 et qui s'appelle Aikido Maki no Ichi (合氣道 巻之壹, Premier volume d'Aikido). Il s'agit du premier ouvrage attribuable à O Sensei à porter le nom aikido. Comme Budo Renshu en son temps, il servait d'aide mémoire et était donné par Ueshiba Morihei à certains de ses élèves une fois qu'il avaient atteint un certain niveau.

Pour l'avoir, vous deviez avoir la permission de O Sensei. Pour moi, c'est au moment où j'ai atteint ce que l'on appellerait maintenant shodan. Hikitsuchi Michio (引土 道雄, 1923 - 2004) - Interview avec Hikitsuchi Michio par Laurin Herr et Tim Detmer

Kobayashi Kiyohiro, lui aussi, reçut un exemplaire au terme d'un séjour d'apprentissage au Hombu Dojo auprès d'O Sensei grâce à une recommandation de son professeur Hisa Takuma. Ce document est bien sûr intéressant d'un point de vue historique, mais ce qui est encore plus formidable est que lorsqu'on regarde bien, on s’aperçoit qu'un très grand nombre de gravures issues de Budo Renshu y sont reproduites, ce qui veut dire que Ueshiba Morihei devait considérer que les techniques de Daito-ryu aiki-jujutsu répertoriées dans Budo Renshu étaient toujours pertinentes en tant que références pour des pratiquants d'après-guerre. Ceci contredit donc formellement l’idée qu'il y aurait eu un aikido d'avant-guerre et un aikido d’après-guerre, et cela confirme au contraire le fait qu'O Sensei a fait du Daito-ryu aiki-jujutsu tout au long de sa vie. Notez que si sa pratique ne changea essentiellement pas, son enseignement et sa philosophie, eux, changèrent profondément.

La quatorzième technique de Budo Renshu (1934) à gauche et la dixième de Aikido Maki no Ichi (1954) à droite. On voit que les dessins et les explications sont identiques.

D'autres preuves de ce que j'avance existent. Par exemple, dans une vidéo produite par Aikido Journal, on peut voir Saito Morihiro (斉藤 守弘, 1928 - 2002) démontrer les techniques issues du manuel militaire Budo publié par Ueshiba Morihei en 1938. Saito Morihiro fut l’élève le plus proche d'O Sensei durant la période dite d'Iwama, et pourtant, il explique ici que les techniques qu'il a apprises à cette époque étaient encore extrêmement similaires à celles d'avant-guerre. Il existe en outre une autre vidéo qui présente côte à côte les techniques d'avant et d’après-guerre et les similitudes sont frappantes. Pour finir, on sait aujourd'hui que Ueshiba Morihei a continué d'utiliser le nom Daito-ryu aiki-jujutsu sur un certain nombre de documents officiels même après la guerre, et ce même alors que le nom « aikido » avait été officiellement déposé dès 1942.

Je suis venu ici [au dojo d'Iwama] à l’âge de 12 ans, je crois que c’était le 1er juin 1949. [...] Et le titre sur mes papiers d’inscription était « Inscription au Daito-ryu Aiki-jujutsu ». C’est ce que j’ai signé. Isoyama Hiroshi (磯山博, 1937 - ) – Entretien avec Isoyama Hiroshi Shihan, le maître du Dojo d’Iwama par Guillaume Erard et Kei Izawa

Si on prend le problème dans l'autre sens, la démonstration donnée par Ueshiba Morihei à Osaka en 1935 montre clairement que tous les éléments dits « modernes » (nagare, projections lointaines, etc.) de son aiki étaient déjà présents bien avant sa retraite à Iwama.

Les différences entre Budo Renshu et Aikido Maki no Ichi

Tout comme pour Budo Renshu, il existe plusieurs éditions de l'ouvrage, la dernière dont j'ai connaissance étant celle datée de 1956 republiée dans le numéro de Février 2019 du magazine Hiden Budo & Bujutsu. En ce qui concerne les différences entre les deux ouvrages, Aikido Maki no Ichi contient 144 pages au lieu des 218 d'origine et recense 88 techniques au lieu de 166. Les références au militarisme se trouvant dans Budo Renshu ont été supprimées dans Aikido Maki no Ichi. Ce dernier contient en outre une section intitulée « Compréhension de la pratique » (練習上の心得), ce qui montre que le point de vue de l'ouvrage est beaucoup plus centré sur la pratique que sur les applications. Chris Li a fait valoir que les personnages dessinés dans l'Aikido Maki No Ichi sont moins sévères que dans Budo Renshu, mais pour être franc, après avoir comparé côte à côte chaque dessin, je ne pense pas que la différence soit aussi perceptible, et elle n;est certainement pas generalisée sur tout l'ouvrage.

Il faut aussi noter que Ueshiba Morihei est crédité en tant qu’éditeur, et que l'auteur, un certain Ueshiba Koetsu (植芝 康悦), qui est en fait le nom de naissance de Ueshiba Kisshomaru. Selon un contemporain de l’époque, l’écriture dans ce livre serait celle de Kisshomaru lui-même. Il faut noter également que selon la même personne, Yamaguchi Seigo (山口 清吾, 1924 - 1996) aurait été particulièrement impliqué dans la rédaction de l'ouvrage et que c'est Kunigoshi Takako elle-même qui aurait reproduit ses illustrations originales.

Deux personnes à sa connaissance ont participé à la confection du livre. La première personne est Kunigoshi Takako, qui a dessiné les illustrations. Tout comme elle avait dessiné les illustrations dans Budo Renshu, elle a également révisé les dessins d'Aikido Maki no Ichi. L'autre personne était Yamaguchi Seigo. Hiden Budo & Bujutsu, Février 2019

Vu le nom de l'ouvrage, on suppose qu'il existerait un second volume, Aikido Maki no Ni, traitant probablement de la philosophie de l'aikido mais son existence n'a pas pour l'instant été confirmée. Il est très intéressant de constater que contrairement à Budo Renshu, la fin de Aikido Maki no Ichi ne contient pas de mention suggérant que l'ouvrage serve de document de licence. On pense qu'O Sensei a probablement commencé à utiliser le système de grades dan vers 1940 et il est concevable que pour de raisons de cohérence, l'Aikikai n'ait souhaité délivrer que des titres au sein du système dan à partir de ce moment-là.

Techniquement parlant, plusieurs planches à dessin d'Aikido Maki no Ichi contiennent des modifications par rapport aux versions originales de Budo Renshu. Dix de ces planches sont complétés par des dessins illustrant des phases manquantes des techniques de Budo Renshu (ces tableaux ne contenaient qu'environ deux ou trois dessins par technique). Une technique est complétée par un dessin illustrant l'attaque, quatre techniques sont complétées par un dessin illustrant chacune une immobilisation, trois par une projection, et deux techniques sont complétées par une planche intermédiaire supplémentaire illustrant une transition entre les postures. Six planches montrant des attaques ont été supprimées et trois on été modifiées de façon évidente. Cela signifie que toutes les illustrations du livre n'ont pas été retracées à partir de Budo Renshu.

Exemple de dessin supplémentaire contenu dans Aikido Maki No Ichi pour montrer une phase clé d'un mouvement. Ici encore, un pratiquant de Daito-ryu aiki-jujutsu aurait facilement pu effectuer le mouvement même sans le dessin manquant.

Le livre contient seulement huit techniques qui n'apparaissaient pas dans Budo Renshu. Fait intéressant, elles sont toutes issues du registre du tachi waza et comprennent :

  1. shomenuchi - iriminage (technique #24)
  2. yokomenuchi - iriminage (technique #26)
  3. katadori - (technique #40)
  4. gyaku hanmi katatedori - iriminage (technique #45)
  5. gyaku hanmi katatedori - karada no henka (technique #46)
  6. gyaku hanmi katatedori - shihonage (technique #52)
  7. ryotedori - shihonage (technique #55)
  8. ushiro erihijidori - irimi (technique #77)

On met donc ici le doigt sur les différences principales entre les techniques de Ueshiba Morihei avant- et après-guerre. Notez cependant qu'en réalité, la ligne de démarcation n'est pas nécessairement la guerre, et encore moins la retraite à Iwama. En fait, toutes ces huit techniques supplémentaires remontent soit à la série de photos de 1936 prises au Noma Dojo, soit aux photos prises au Kobukan pour le livre de 1938 intitulé "Budo". Une comparaison côte à côte suggère en fait que ces images ont servi de modèle pour les dessins.

maki no ichi noma dojo

Technique shomenuchi iriminage telle que présentée dans le livre "Budo" de 1938 et dessinée dans Aikido Maki No Ichi. Il semble très probable que les images aient servi de modèle pour les dessins.

D'ailleurs, la même technique, shomenuchi iriminage se trouve dans le Volume 3 du Soden, qui est l’un des tomes présentant les techniques enseignées par Ueshiba Morihei entre 1933 et 1936.

Shomenuchi iriminage dans le Volume 3 du Soden (photo prise entre 1933 et 1936)

La même technique se trouve aussi dans le livre de Budo de 1938. Elle n'est par contre pas présente dans la collection de photos prises au Noma Dojo en 1936. 

Shomenuchi iriminage tel qu'il est présenté dans le livre Budo de 1938.

Il est clair que malgré ces quelques différences, les techniques de Ueshiba Morihei contenues dans Budo Renshu sont des représentations fidèles de sa pratique, quelle que soit la période envisagée, et font partie intégrante de son héritage. De plus, ces techniques n'ont jamais été perdues ni oubliées, même si elles n'ont pas été transmises de façon exhaustive par ses élèves directs aux générations suivantes. Heureusement, il est inutile de chercher à les réinventer puisqu'elles ont été préservées dans l'enseignement en Daito-ryu aiki-jujutsu de professeurs comme Hisa Takuma et Nakatsu Heizaburo (中津 平三郎, 1894 - 1960), tous deux élèves de Ueshiba Morihei, puis de Takeda Sokaku dans les années 30.

Quel enseignement peut-on tirer de Budo Renshu aujourd'hui ?

Je pense que de par sa nature et la façon dont il a été édité, Budo Renshu est la plus importante source d’information sur la technique du fondateur de l'aikido. Avec les bonnes clés, on peut se pencher sur les techniques de l'aiki ancien contenues dans le manuel Budo Renshu et essayer de découvrir les secrets qu'elles renferment afin de polir et faire fructifier notre aikido dit « moderne ». Contrairement à ce que certains pensent, les deux ne sont pas mutuellement exclusifs.

Etant un pratiquant d'aikido mais aussi de Daito-ryu aiki-jujutsu, j'ai eu la chance de pouvoir apprendre en détails un grand nombre des techniques de Budo Renshu et mon professeur, Chiba Tsugutaka, m'a donné des consignes pour ce qui est de les enseigner aux aikidoka. Je consacre donc en général une partie de mes stages à ce type de travail.

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Cours particulier avec Chiba Tsugutaka en préparation de mes stages estivaux de 2014.

Pour être clair, il ne s'agit pas de « mélanger » les pratiques du Daito-ryu aiki-jujutsu et de l'aikido, ni leur esprit, ni leurs répertoires, mais de constater leurs étymologies et leurs points communs, mais aussi certaines divergences, car il y en a. D'ailleurs la forme extérieure de mon aikido est assez éloignée de celles de mes techniques de Daito-ryu aiki-jujutsu, et je ne présente jamais mon travail de Daito-ryu aiki-jujutsu en vidéo puisque les règles de mon école me l'interdisent. Par contre, je pense que les points clés de ces techniques anciennes et originelles peuvent tout à fait être étudiés et mis en action dans n'importe quelle forme « aiki » (au sens original du terme), pour ainsi aboutir à des techniques plus historiquement justes et plus mécaniquement efficaces. Je rappelle d'ailleurs qu'une version française de l'ouvrage Budo Renshu existe et qu'elle semble encore disponible, même si je ne sais pas sur quelle version de l'ouvrage cette traduction est basée. Ceux qui souhaitent venir me voir en stage trouveront probablement un intérêt a obtenir ce livre afin de pouvoir l'utiliser, comme il était prévu initialement, comme aide mémoire des mouvements que nous étudierons.

La beauté de ce travail d’étude historique est qu'il ne s'agit en aucun cas de changer ni la forme, ni le style des pratiquants puisqu'on se concentre sur les principes. A fortiori, cette recherche sur les origines permet de mieux comprendre d'où viennent les partis-pris techniques des diverses lignées issues de l'enseignement de Ueshiba Morihei et de cesser de les voir comme des erreurs, comme c'est parfois le cas. Ce faisant, on devient mieux instruit et plus tolérant vis-à-vis des pratiques qui diffèrent de la nôtre, et on se retrouve autour des principes communs. J’espère, à ma petite échelle, encourager cela.

Je tiens à remercier Chris Li, d'Aikido Sangenkai, d'avoir retrouvé Aikido Maki no Ichi et d'avoir mis des scans des deux ouvrages à la disposition de tous les pratiquants.

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À-Propos

Guillaume Erard est titulaire du titre de Shihan 6e Dan en Aïkido (Hombu Dojo de l’Aïkikaï, Tokyo) et du titre de Kyōshi 5e Dan en Daïto-ryu Aiki-jujutsu (Hombu Dojo de Shikoku). Résident permanent au Japon, il dirige un dojo d’Aïkido à Yokohama et anime régulièrement des stages internationaux. Il est docteur en biologie moléculaire et titulaire d’un Master 2 en sciences de l’éducation. Ses recherches portent notamment sur les dimensions pédagogiques et historiques de la transmission des arts martiaux japonais. Il a publié de nombreux articles dans des revues spécialisées en France et au Japon, et a collaboré à la rédaction du dernier ouvrage de Christian Tissier.

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