Biographie de Chiba Tsugutaka, le directeur du Daïto-ryu à Shikoku

Biographie de Chiba Tsugutaka, le directeur du Daïto-ryu à Shikoku

Chiba Tsugutaka (千葉 紹隆) nait en 1931 à Ikeda dans la préfecture de Tokushima. Les conditions de vie lors de son enfance sont assez dures en raison de la guerre que le Japon mène dans le Pacifique, et à peu près toutes les ressources sont en pénurie. L'éducation qu'il reçoit porte les caractéristiques de ce contexte politique puisqu'au milieu des années 1930, les militaires prennent effectivement le contrôle du gouvernement et les écoles sont encouragées à mettre fortement l'accent sur le patriotisme. Par exemple, elles reçoivent pour instruction de conduire des seishin kunren (formation spirituelle). En effet, l'école élémentaire que fréquente le jeune Tsugutaka est rapidement transformée en kokumin gakko (école nationale) et lui-même et ses camarades sont également tenus de fréquenter une seinen gakko (école des jeunes), qui mélangent un enseignement professionnel et une formation militaire de base pour les garçons, et l’économie domestique pour les filles. Pour soutenir ce système, la lecture de manuels nationalistes tels que le « Kokutai no Hongi » (« Le vrai sens de la politique nationale ») devient obligatoire.

À ce moment-là, le gouvernement interdit également la pratique de la plupart des sports occidentaux. Au lieu de cela, des versions modifiées des budo japonais ont été utilisées à la fois comme moyens d'éducation physique, mais aussi comme vecteurs de propagande. Chiba pratique principalement le kendo et le judo, mais il préfère nettement le judo car il n'aime pas beaucoup l'encombrant équipement de kendo et les coups de shinai sans protection. Étant parmi les grands pour son époque, il apprécie également la physicalité du judo, ce qui conduit son professeur à lui conseiller d'apprendre le Daito-ryu aiki-jujutsu, arguant que cet art ancien est plus efficace que le judo, principalement grâce au fait qu'il a conservé l'usage des atemi.

Cela suscite un grand intérêt pour Chiba, mais vers juillet 1945, à l'âge de 14 ans, il reçoit une lettre disant qu'il est éligible pour être incorporé au service aérien de la marine impériale japonaise, et plus précisément dans l'unité des forces spéciales. Ayant été élevé dans le climat politique et la propagande de l'époque, il décide de s'enrôler et part se soumettre à l'examen physique obligatoire. Cependant, au moment où il y arrive, on lui dit que le Japon s'est rendu et il se dit avec déception : « Ça y est, nous avons perdu ». Chiba retourne à Ikeda, où la situation d'après-guerre rend les conditions de vie encore plus dures qu'auparavant. Le côté positif, cependant, est que ce retour forcé lui donne l'occasion de rencontrer enfin le professeur local de Daito-ryu, un homme appelé Nakatsu Heizaburo.

Nakatsu HeizaburoNakatsu Heizaburo

Devenir l'élève de Nakatsu

Au moment où Chiba Tsugutaka devient son élève après la fin de la guerre, Nakatsu a l'habitude d'enseigner le Daito-ryu dans la salle d'attente de 4 tatami (environ 6 mètres carrés) de son cabinet de chiropractie. En conséquence, lui et ses camarades, dont Makita Kan'ichi et Onishi Masahiro, apprennent à projeter l'adversaire directement vers le bas, pas plus loin qu'un tatami. Plus tard Chiba Sensei dira en effet souvent qu'une technique de Daito-ryu devrait idéalement prendre une seconde et se dérouler dans l'espace d'un seul tatami. Leur pratique habituelle se déroule aussi parfois à l'extérieur ou sur des planchers en bois dur.

Tout le monde lui convenait. Pour lui, c'était toujours « dozo ». Il aimait boire alors je lui ai apporté du saké et il a dit merci. C’est ainsi que j’ai commencé. Chiba Sensei parlant de Nakatsu Heizaburo

Le programme de Nakatsu n'est pas articulé selon le système du hiden mokuroku typique que la plupart des groupes de Daito-ryu connaissent aujourd'hui. Même si les élèves commencent à apprendre par la pratique du shikko (déplacement à genoux), contrairement au programme contemporain, ils pratiquent initialement principalement des techniques debout, en particulier le kiwame-waza, le katame-waza et le nage-waza. Chiba est tellement fasciné par la pratique qu'il rêve souvent de faire des techniques pendant son sommeil.

Nous nous entraînions à l'extérieur, et il y avait une école de couture là-bas, alors parfois, il y avait des aiguilles par terre. Ça faisait très mal ! Chiba Sensei parlant de Nakatsu Heizaburo

Pendant l'entraînement, Nakatsu n'explique pas les choses d'une manière telle que « faites comme ceci ou comme cela », mais de par son métier de chiropracteur, il donne de nombreux détails sur le corps humain. Connaissant bien le système de circulation et les points de pression, il parle des effets que peuvent avoir le fait de pousser certains points. En fait, avant les cours, Nakatsu demande souvent à Chiba de l'aider à soigner ses patients. Nakatsu est un peu colérique et ses techniques sont assez sévères, mais chaque fois que des blessures se produisent, les élèves ont la chance de pouvoir être soignés sur place par Nakatsu. Cette connaissance de l'anatomie humaine est un héritage qui peut encore être clairement observé dans la technique de Shikoku aujourd'hui.

Nakatsu Heizaburo et ses élèvesNakatsu Heizaburo entouré de ses élèves, dont Chiba Tsugutaka (au fond à droite).

Comme son propre professeur, Takeda Sokaku, Nakatsu adapte son enseignement à chacun de ses élèves.

Comme vous pouvez le voir sur les photo dans le Soden, Nakatsu Sensei apparaît dans la seconde moitié des volumes 8 et 9. Je pense que la raison est que c'est Nakatsu Sensei qui a appris ces techniques particulières directement de Sokaku Sensei. Sokaku Sensei n'a pas tout appris à tout le monde, mais il l'a fait selon les capacités de chacun. [...] Nakatsu Sensei lui-même enseignait différemment selon chaque élève. Hisa Sensei a également fait de même, et moi aussi. Chiba Tsugutaka - 合 気 ニ ュ ー ス # 129

Grâce à cette philosophie d'enseignement, j'ai moi aussi pu percevoir des différences notables dans le Daito-ryu de Chiba Tsugutaka et de son camarade, Onishi Masahito.

Onishi Masahito (1928 - 2015) exécutant l'une de ses techniques préférées sur moi.

Chiba Sensei étudie avec Nakatsu Heizaburo jusqu'à son décès en décembre 1960 à l'âge de 66 ans. Avant de mourir, Nakatsu lui remet les rouleaux de hiden mokuroku et migi okugi o shin'yo no te, et le promeut au niveau okuden.

Certificat de 36 kajo migi okugi o shin'yō no te décerné par Nakatsu Heizaburo à Chiba Tsugutaka en décembre 1960.

Étudier avec Takeda Tokimune

Chiba et quelques autres élèves de Shikoku tels que Makita Kan’ichi sont recommandés par Nakatsu auprès de Takeda Tokimune et ils partent s'entraîner avec lui à Abashiri, Hokkaido. Les conditions sont assez différentes de ce à quoi il sont habitués puisque le Daito-kan a une surface de tatami beaucoup plus grande et la pratique elle-même est de fait très différente. C'est là que le groupe apprend pour la première fois les techniques du hiden mokuroku 118 kajo organisées par Tokimune. Comme c'est souvent le cas dans la ligne de Daito-ryu de Tokimune, les élèves pratiquent énormément les techniques d'idori (techniques de capture en position assise). Ils commencent également par apprendre exclusivement les techniques d'ikkajo et de nikajo. Après un certain temps cependant, ils sont été acceptés comme élèves à part entière et leurs noms ont été écrits sur le nafudakake du dojo, ce qui leur permet d’apprendre les techniques des autres kajo tels que sankajo, yonkajo et gokajo.

La place de l'entraînement aux armes est également beaucoup plus importante que ce à quoi ils sont habitués, notamment en termes de renforcement musculaire grâce à l'entraînement au tanren. Ils apprennent directement de Tokimune, mais aussi de Suzuki Shinpachi. À partir de là, Chiba Sensei et Makita Sensei commencent à intégrer le système de Tokimune dans leur propre enseignement. Cette relation étroite entre Abashiri et Shikoku est encore visible aujourd'hui puisque le Shikoku Honbu est autorisé à utiliser l’emblème des Takeda sur ses certificats et uniformes.

L'Aiki-budo était l'art des guerriers Takeda. Après cette expérience du Daito-kan, nous avions vraiment beaucoup de respect pour Takeda Tokimune, et c'était réciproque. Nous avons vraiment commencé à intégrer la pensée de Takeda à ce moment-là. La preuve de ceci est que Shikoku est autorisé à utiliser le symbole à quatre diamants des Takeda. C'est un signe de confiance du Daito-kan et de M. Takeda envers les élèves de Shikoku. Chiba Tsugutaka

3e-dan-chiba-erardDiplôme qui m'a été remis par Chiba Sensei, et qui porte l’emblème de la famille Takeda.

Chiba et ses collègues établissent plusieurs dojo à Shikoku et ils s'efforcent de promouvoir leur pratique.

Chiba Tsugutaka et Sumitomo Bunshiro démontrant le Daito-ryu Aiki-budo lors d'une émission de télévision intitulée « Sur le sujet de Tokushima » (徳 島 の 話題). Le segment s'intitule « Coeur - Technique - Harmonie ».

Rencontre avec Hisa Takuma

Chiba Sensei rencontre Hisa Takuma en 1967, lorsque ce dernier est invité à enseigner à Tokushima par Makita Kan'ichi. Au cours de ce stage, Chiba est invité à faire une démonstration et Hisa reconnait immédiatement la technique de Nakatsu. Il demande plus tard à Chiba de venir les enseigner à ses élèves à Osaka, affirmant que le fait de mélanger les techniques Shikoku et Osaka les renforcerait.

Les techniques étaient totalement différentes ! C'est pourquoi Hisa Takuma pensait que le Daito-ryu de Shikoku devait également être enseigné à Osaka. Quand vous mélangiez les techniques de Shikoku avec les autres, cela devenait explosif ! Chiba Tsugutaka

À partir de là, des rassemblements réguliers entre le groupe de Hisa et le groupe de Nakatsu ont lieu au dojo de Hisa, le Kansai Aikido Club. Le groupe est finalement officialisé et nommé Takumakai, et Chiba Sensei est nommé directeur honoraire. Hisa voit dans la compétence technique de Chiba et une source importante de connaissances pour les pratiquants du Takumakai, et pratiquement tous les cadres de cette organisation étudient chez lui.

Un jour, Hisa Sensei a décidé de vérifier la profondeur de ma compréhension des techniques. Il voulait me tester. Il m'a demandé de lui montrer mon aikinage. Moi je me fiche de savoir si je me fais prendre ou non alors j'ai dit : « attaque moi », et quand l’attaque est arrivée, j’ai envoyé le gars voler pronto. Alors j’ai dit : « Suivant » mais Hisa Sensei a dit :« Arrête, tu vas leur faire du mal. » Depuis ce jour, il ne m'a plus jamais corrigé sur quoi que ce soit. Même à Osaka lors des entraînements communs, il me faisait m'asseoir à côté de lui. Il me disait : « Tu vois, ça ne va pas, ces techniques ne sont pas très bonnes n'est-ce pas ? » J'ai hoché la tête, un peu gêné, et il a dit : « Allez, montre-leur comment les faire correctement. » Chiba Tsugutaka

Chiba Sensei commence à enseigner aux élèves du Takumakai et ses techniques deviennent assez réputées pour leur sévérité.

En général, entre le début et la fin d'un cours, les techniques douloureuses sont celles qu'on retient le mieux. N'hésitez pas sur la question de la douleur dans des techniques comme celles du Soden. Sinon, vous ne pourrez pas apprendre les points essentiels de ces mouvements et vous ne pourrez pas avoir confiance dans le cœur technique du Daito-ryu. Si les techniques sont exécutées de manière bâclée, vous ne pourrez pas assimiler les racines essentielles des techniques et par conséquent vous ne pourrez pas comprendre le « kaeshi ». Chiba Tsugutaka

Après le décès d'Hisa en 1980, le Takumakai continue à organiser des stages à Osaka sous la direction de Chiba Sensei. Chiba transmet la responsabilité d'enseigner lors des cours réguliers au Daito-ryu aiki-jujutsu Shikoku Hombu Dojo à son élève Sato Hideaki Sensei, mais il a continué à donner des cours privés à l'occasion. Deux fois par an, de grands stages sous sa direction sont également organisés à Wakimachi.

guillaume-chiba-03Chiba Sensei me montrant ikkajo lors d'un cours privé à Wakimachi. Sur la droite, Olivier Gaurin.

Bien qu'il ait appris les techniques originales que Nakatsu a apprises d'Ueshiba et Takeda, Chiba admet que la façon dont nous pratiquons doit s'adapter à l'époque et au contexte dans lesquels nous sommes aujourd'hui, montrant ainsi que le Daito-ryu est un peu plus malléable que ce que beaucoup de gens pensent.

En fin de compte, de quoi parle-t-on? A chaque période, des choses différentes se produisent. Les idées des gens évoluent et l'esprit change en fonction de ce qui se passe à l'époque. Si les choses ne changeaient pas, personne ne serait intéressé, et ces choses seraient perdues. Si la guerre éclatait à nouveau, ce serait différent. Les techniques ne changeraient pas, mais c'est l'esprit et la manière d'enseigner qui peuvent changer. Chiba Tsugutaka

Chiba Tsugutaka décède le 24 octobre 2017 à l'âge de 86 ans de complications liées à une chirurgie pulmonaire. Il laisse la charge de son organisation à son proche élève, Sato Hideaki, 7e dan shihandan shihan. Il était le 14e prêtre en chef du temple Joko-ji à Ikeda et son nom de Dharma était Shoujo Takashi.

Tombe de Chiba Tsugutaka au temple Joko-ji d'Ikeda

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À-Propos

Site officiel de Guillaume Erard, auteur, instructeur et vidéaste résident permanent au Japon - 5e Dan Aïkido du Hombu Dojo de l'Aïkikai de Tokyo / 5e Dan Kyoshi (professeur) de Daïto-ryu Aïki-jujutsu du Shikoku Hombu Dojo.