Je reçois parfois des questions de certains de mes lecteurs concernant le fait que mes interviews et documentaires semblent tourner essentiellement autour de l'Aikikai. Si l'on exclut mon travail sur le Daito-ryu aiki-jujutsu, cette surreprésentation est bien sûr tout à fait réelle, mais elle n'est pas forcément le fruit d'un choix. En effet, étant un pratiquant du Hombu Dojo de l'Aikikai, la plupart de mes relations les plus étroites appartiennent à ce groupe de personnes. Cependant, en tant qu'historien de l'aikido, j'ai un intérêt pour tous les courants légitimes issus des enseignements d'Ueshiba Morihei. Parmi les nombreuses personnes qui remettent en question les biais de représentation dans mon travail, très peu proposent en fait de m'aider à les atténuer. L'un d'eux est un pratiquant de budo canadien vivant au Japon appelé Reg Sakamoto. Nous avons eu une courte conversation via les réseaux sociaux et il m'a rapidement proposé de me mettre en contact avec son propre professeur, un instructeur éminent du Yoshinkan. J'ai sauté sur l'occasion et quelques semaines plus tard, j'étais à Kyoto pour le rencontrer lui et son professeur, Jacques Payet, qui fut un uchi deshi du grand Shioda GozoShioda Gozo (塩田 剛三, 1915 - 1994) le fondateur du style Yoshinkan de l'aïkido. Il détenait le grade de 10e dan.. Jacques Payet réside depuis longtemps au Japon et dirige sa propre école, l'Aikido Mugenjuku à Kyoto.
Guillaume Erard : Pour commencer, je voudrais bien savoir où et comment vous avez débuté votre pratique des arts martiaux. j'ai vu une projection de huit millimètres de Shioda Gozo, un petit bonhomme qui, tout en se marrant, projetait des gens beaucoup plus costauds que lui
Jacques Payet : Depuis que j'étais môme, j'ai toujours été attiré par les arts martiaux. Je pense que c’était du à l'influence de Bruce Lee. Mais comme j'étais à la Réunion il n'y avait que quelques pratiquants de judo, et c'était assez loin, et donc c'était pratiquement impossible de trouver un professeur. Quand j'ai quitté la Réunion, j'ai passé peut-être quatre ou cinq ans à Lyon et à ce moment là j'ai commencé tout de suite. J'ai commencé par le kung fu, ensuite j'ai touché un peu le karate Shotokan, et puis j'ai commencé le ju-jutsu. C'est là qu'un jour j'ai vu une projection de huit millimètres de Shioda Gozo, un petit bonhomme qui, tout en se marrant, projetait des gens beaucoup plus costauds que lui. J'ai dit que ça ressemblait à de la magie et que j'aimerais bien aller voir si c’était vraiment ça. C'est comme ça qu'à 22 ans, sans rien connaître du Japon, sans connaître personne ici, j'ai décidé dans toute ma jeunesse, sur un coup de folie, de venir et rencontrer Shioda Sensei.
Guillaume Erard : Donc vous n'aviez pas pratiqué l'aikido en France ?
Jacques Payet : Non. D'ailleurs j'avais une image assez négative de l’aikido, c'était trop faible, ce n’était pas assez viril, moi je voulais surtout faire du ju-jutsu, il y avait beaucoup de virilité là-dedans, et je voyais l’aikido comme trop soft. Même quand j'ai vu le film en Japonais, je ne savais pas que c'était de l’aikido, je pensais que c’était du ju-jutsu, donc quand je suis venu ici, j'ai cherché : « Shioda Gozo, professeur de ju-jutsu. » Donc évidemment, tout le monde était surpris et après j'ai compris bien sûr que c’était de l’aikido, et que c’était du Yoshinkan. Donc je pense que si Shioda Sensei avait fait du karate ou autre chose, j'aurais aujourd'hui pratiqué sa discipline.
Guillaume Erard : D'accord, parce que quand j'ai un regardé votre biographie, j'ai été étonné que vous alliez directement vers Shioda Sensei, alors que n'importe qui aurait dit : « Shioda Sensei est très bon, il fait de l’aikido, je vais faire de l'aikido. »
Jacques Payet : Voilà.
Guillaume Erard : Et même en arrivant au Japon à Tokyo, il y avait des tas d'endroits où potentiellement faire de l’aikido, mais vous êtes parti directement...
Jacques Payet : Non, moi, je suis venu chercher Shioda Sensei, et donc je suis vraiment passé par la petite porte, quoi.
Guillaume Erard : J'imagine « la petite porte » dans le sens : sans aucune introduction...
Jacques Payet : Voilà, rien du tout. Et en plus c'était en 1980 et il n'y avait pas d'Internet, il n'y avait rien, et comme je parlais très peu d'anglais, il n'y avait aucune information. Donc j'avais juste le nom. Quand j'étais à Lyon j'avais j'ai fait connaissance avec une étudiante japonaise et on s'était liés d'amitié, quand je suis arrivé, je lui ai appelée, je lui au dit : « Il faut que tu m'aides à trouver ce professeur, il fait du ju-jutsu, il faut le trouver. » C'est elle qui m'a assisté, on a fait pratiquement tous les dojo de Tokyo, et puis finalement on est allé à Omiya voir un dojo d'un koryu, et c'est à ce moment là que le professeur là-bas nous à dit : « Je connais Shioda Sensei, son dojo est à Koganei. » On a cherché dans les pages jaunes du téléphone, on a appelé, et c'est comme ça que j'ai rejoint le dojo.
Jacques Payet à l'entrée du dojo de Koganei (1983)
Guillaume Erard : Vu l'époque déjà, c'était probablement très différent par rapport à aujourd'hui. Comment s'est passée votre arrivée là-bas ?
Jacques Payet : C'était assez chaotique. J'avais très peu d'économie et donc j'ai mis une annonce. J'étais à l'Université de Tokyo dans le département de littérature française et j'ai mis une annonce en français : « Jeune étudiant voudrait partager logement avec un japonais » et j'ai eu une réponse, deux jours après je crois, mais c'était assez loin, à Saitama. Je partageais l'appartement avec lui. Vers 14h00, je faisais deux heures de route en train, j'allais à Koganei et je m'entraînais aux cours pour débutants de 16h00 à 20h00. Je faisais trois heures et puis je rentrais le soir. Shioda, qui était tout petit, s'est levé, il m'a regardé bien droit dans les yeux et m'a dit : « C'est vrai que tu es venu exprès pour faire de l’aikido et que tu voudrais rester ? »
Au bout d'un mois, mes économies étaient parties, et donc, le dernier jour, je suis allé au dojo pour dire que j’étais vraiment désolé mais qu'il fallait que je parte car je n'avais plus de sous. Comme par hasard, sur le parking, il y avait le fils de Shioda Gozo, qui lui, avait l'intention d'aller en Angleterre pour enseigner, donc il cherchait un étranger pour parler avec lui en anglais, donc il était très intéressé de parler avec un Français. Ni l'un ni l'autre ne maîtrisions bien la langue, mais avec quelques mots on arrivait à se comprendre, et donc j'ai expliqué ma situation et il m'a dit : « Ah bah aujourd'hui doit être ton jour de chance parce que mon père est là, donc si tu veux je peux te présenter. » Je lui avais dit que j’étais venu exprès au Japon pour rencontrer son père mais que depuis un mois que j’étais là, je ne l'avais même pas vu, donc que ce serait vraiment dommage d'avoir fait tout ce trajet là et de repartir sans l'avoir vu. Il m'a dit : « OK, pas de problème » et il m'a emmené directement au bureau de Shioda Gozo, et il lui a expliqué.
Jacques Payet dans le bureau de Shioda Gozo (1982)
Au bout d'un moment, Shioda, qui était tout petit, s'est levé, il m'a regardé bien droit dans les yeux et m'a dit : « C'est vrai que tu es venu exprès pour faire de l’aikido et que tu voudrais rester ? » Je lui ai dit « bien sûr », il m'a dit : « Bon bah si tu es courageux, si tu peux te lever tôt le matin, faire toutes les corvées et en plus, si tu peux faire six heures de cours par jour, alors tu es le bienvenu pour rester au dojo, tu n'as rien à payer, ou très peu, juste pour les commodités, l'eau, l'électricité des trucs comme ça. Si ça t'intéresse tu peux rester trois mois, et si je pense que tu le mérites on verra après. » Je tombais des nues, j'ai remercié et j'ai accepté tout de suite. C'est comme ça que tout à coup, ma vie a complètement changé et que j'ai le jour suivant j'ai emménagé dans le dojo.
Le dortoir pour les uchi deshi (1983)
Il fallait être shodan, avant cela, tu ne pouvais pas prendre l'ukemi pour Shioda Sensei. Moi il ne m'a pas parlé du tout pendant un an.Guillaume Erard : C'est une chose que j'ai entendue d'un de mes professeurs de Daito-ryu, Kobayashi Kiyohiro, qui s'est entraîné dans les années 60 au Yoshinkan. Quand je lui ai demandé s'il avait suivi beaucoup de cours avec Shioda Sensei, il m'a dit : « Non, non, il était trop important déjà, on ne pouvait pas suivre des cours avec lui comme ça. » Est-ce que Shioda Sensei enseignait régulièrement, ou étaient-ce des cours particuliers ?
Jacques Payet : Ma première entrée au Yoshinkan était, je crois, le premier octobre 1981. A ce moment là, il faisait les cours réguliers le soir. Je crois que c’était le mardi soir pendant une heure et le vendredi, ou quelque chose comme ça. Autrement il ne faisait que des cours pour ceinture noire, ou des cours spéciaux peut-être deux fois dans la semaine, et le reste des cours étaient faits par ses instructeurs. Lui, il y circulait. Il fallait être shodan, avant cela, tu ne pouvais pas prendre l'ukemi pour Shioda Sensei. Moi il ne m'a pas parlé du tout pendant un an. S'il voyait quelque chose que je faisais mal, il allait voir les instructeurs et leur demandait de me corriger. Il n'y avait aucun contact direct, donc il a fallu attendre que je sois uchi deshi, quand je m'occupais de lui. Je ne peux pas dire que je pouvais lui parler librement, mais il y avait une certaine communication et je prenais l'ukemi pour lui.
Jacques Payet et Ando Tsuneo prenant l'ukemi pour Shioda Gozo (1990)
Guillaume Erard : C'est intéressant, j'ai vécu quelques chose de très similaire avec Chiba Tsugutaka Sensei. Il n'a commencé à me parler et à me corriger qu'au bout de deux ou trois ans, seulement après que mon nom ait été inscrit sur le nafudakake du dojo. Il y a un débat, même au Japon, sur le sens du terme uchi deshi. Là en l’occurrence, il y avait une relation directe, vous étiez uchi deshi de Shioda Gozo, plus que résident au Yoshinkan.
Jacques Payet : Voilà. Je pense que j'ai eu de la chance parce que j'ai été inclus dans ce petit groupe d'uchi deshi, dans le sens où beaucoup d'entraînement étaient faits en dehors du tatami. Donc c'était vraiment encore l'enseignement traditionnel. Moi ce qui m'avait choqué c'est qu'il y avait le bureau où tous les instructeurs et les deshi étaient, il y avait le bureau de Shioda Sensei à côté, et il y avait deux portes entre les deux. Et donc l'entrainement c’était de sentir à quel moment Shioda Sensei allait sortir de son bureau mais comme il y avait deux portes, on ne savait pas laquelle. L'entraînement c'était de deviner...
On était peut-etre en train de discuter ou de boire, avec le bruit de la porte qui ouvrait, on savait tout de suite quelle porte c'était et on se lançait pour ouvrir la porte des toilettes, pour présenter... Il y avait le sens du timing et de ne pas réfléchir, que le corps réagisse automatiquement. Et ça c'était l'enseignement des uchi deshi. Il y avait tout ce côté du non-dit qui était là et qui devenait presque automatique. Et le corps se déplaçait tout seul, pratiquement. Ça, c'était pas conscient mais ça m'a apporté énormément. Au bout d'un certain temps, c'est devenu une connaissance extraordinaire qui me servait dans la technique sur le tatami.
Jacques Payet dans le bureau du personnel du Koganei Hombu Dojo (1982)
Après c'est pareil pour le bain par exemple. Ce n'est que le bain, mais là c'est tellement Japonais, dans le sens où il n'y a pas de paroles, c'est une communication par osmose. Il faut être là dans le bon moment. On ne peut pas hésiter, il faut être là. Il faut apprendre du cœur à cœur, ou corps à cœur, c'est un enseignement vraiment unique, et je pense que c'est ça qui manque peut-être aujourd'hui. Sans ça, je pense que ma vision de l’aikido aurait été complètement différente.
Guillaume Erard : Sur ce sujet du rapport ishin denshinIshin denshin (以心伝心) est un idiome japonais qui désigne une forme de communication interpersonnelle à travers une compréhension mutuelle tacite. Il est composé à quatre caractères se traduisant littéralement par « ce que l'esprit pense, le cœur transmet ». Ishin denshin est aussi couramment traduit par « communication cœur à cœur »....
Jacques Payet : C'est ça.
Guillaume Erard : La dernière personne à qui j'ai parlé et qui a vécu ça, hormis vous, c'était dans un domaine complètement différent du rakugo, avec Katsura Sunshine, qui a vécu avec son maître exactement de cette façon. La question que l'on se posait c'est qu'effectivement, si on veut apprendre à fond un art, c'est assez difficile dans le système japonais de faire autrement que ça, et ce n'est pas accessible à tout le monde, forcément, par dessein. Est-ce que ce système continue toujours ou est-ce qu'il est en déclin ?
Jacques Payet : Je pense personnellement que c'est en déclin. Parce qu'il n'y a pas très longtemps, j'étais chez quelqu’un qui faisait du sushi, et il disait que maintenant, pour ouvrir son magasin, il suffit d'aller prendre des cours dans une école pendant un an ou deux, et puis on a une qualification. Et donc c'est plus du tout nécessaire d’être uchi deshi, de nettoyer pendant un an ou deux avant de pouvoir toucher le couteau et de faire le machin. Tout est fait de façon moderne. Je vois même dans le Yoshinkan, le système n'existe plus. Je ne sais pas dans les autres arts, comment ça va mais je pense que c'est en déclin. Et je pense aussi que les jeunes japonais ne sont plus du tout intéressés. Je ne pense pas qu'ils ont l'intention de passer quatre ou cinq années simplement à regarder ou à nettoyer, ils veulent tout de suite passer à l'acte et apprendre.
Guillaume Erard : Pourtant, sans avoir été dans cette relation sur le long terme, mais avec mon propre professeur en Daito-ryu, c'est vrai que je vois mal comment certaines choses, certains enseignements que j'ai reçus auraient pu passer autrement que par ce contact direct, ce non-dit.
Jacques Payet : Voilà.
Guillaume Erard : Sans être même capable d'ailleurs de les expliquer.
Jacques Payet : Exactement, voilà. Parce que moi je me souviens par exemple de trucs, de choses banales. Par exemple, quand Shioda Sensei nous a appelés pour qu'on lui amène un coupe-ongles. Donc on lui a amené un coupe-ongles, et puis on a regardé en attendant qu'il coupe ses ongles. Comme par hasard, il nous a dit : « Tenez, moi j'ai ici là, c'est tellement dur que c'est difficile de couper mes ongles. » Donc c’était un moyen pour lui d'expliquer que c'est là qu'il fallait mettre ses appuis, et donc si on se trouve avec un cal ailleurs, ça veut dire que les appuis ne vont pas. C’était une façon indirecte d'enseigner mais s'il n'y avait pas eu cette occasion là, je n'aurais su que c'était le point important, parce que personne ne me l'aurait dit. Il y a eu énormément d’épisodes comme ça où il fallait être là à ce moment là, sinon, on n'aurait pas su.
Guillaume Erard : Et le sens ne se révèle d'ailleurs pas forcément immédiatement...
Jacques Payet : Voilà.
Guillaume Erard : J'imagine que vous repensez à des choses...
Jacques Payet : Oui, plus tard : « A voilà, c'est ce qu'il voulait dire là. » Ça je pense que c'est quelque chose que j'aimerais passer à mes élèves mais c'est difficile.
Guillaume Erard : Et le système se meurt donc petit à petit, faute peut-être de volonté des élèves de passer sur ce type de relation sur le long terme, et aussi s'il y a des voies parallèles plus rapides. On voit pas mal quand même — peut-être moins au japon mais en tout cas dans le reste du monde, — une professionnalisation de l’aïkido...
Jacques Payet : Voilà, c'est ça.
Guillaume Erard : Pour être compétitif, il faut faire des stages, il faut avoir des grades, et qui a le temps de passer dix ans, complètement inconnu, dans l'ombre ?
Jacques Payet : Oui. C'est dommage mais c'est peut-être le temps qui veut ça.
Guillaume Erard : Comment est-ce que vous, justement, vous arrivez à dépasser ce manque pédagogique dans votre enseignement ? Jacques Payet : C'est pour ça que je voulais créer des cours un peu plus spécialisés, et donc faire le kenshusei, avec comme condition de vivre en communauté. On a une maison et les kenshusei sont obligés de rester pendant un an et de vivre en communauté. Donc ce n'est pas un hôtel, il faut qu'ils s'en occupent vraiment comme si c’était un dojo. Et en plus, j'essaye de garder, même si ça ne va pas aussi loin qu'un uchi deshi, ce qui pour moi était important, le respect, l'attitude, par rapport aux seniors. Se dépasser, bien sûr physiquement, mais aussi sur l'aspect mental. J'essaie de faire un tout, mais c'est de plus en plus difficile, parce que les jeunes aujourd'hui ne peuvent pas supporter ça. Je crois qu'il y a deux ans de ça, deux jeunes d'une vingtaine d’années sont venus et ils n'ont par duré une semaine. Ils étaient sous le choc, ils n'avaient jamais vu ça...
Guillaume Erard : Il y a certainement un problème d'image par rapport à ça, parce que je reçois des mails régulièrement me demandant : « Je veux absolument devenir uchi deshi, où est-ce que je peux être uchi deshi ? » Je réponds toujours : « Est-ce que tu comprends ce que c'est ? »
Jacques Payet : Voilà.
Guillaume Erard : « Est-ce que tu es prêt à tout plaquer sans vraiment de ressources ? »
Jacques Payet : Voilà. Parce que c'est un sacrifice presque total, c'est pratiquement devenir l'esclave de quelqu'un.
Guillaume Erard : C'est ça, et sans garantie...
Jacques Payet : Et sans garantie.
Guillaume Erard : Ce n'est pas comme un diplôme universitaire où on a un salaire garanti derrière...
Jacques Payet : Voilà, là c'est vraiment sans garanties.
Guillaume Erard : Pour revenir au groupe d'uchi deshi à l'époque, on parle de combien de personnes à peu près, et y avait-il déjà des étrangers ?
Jacques Payet : Oui quand je suis arrivé il y avait un français, Muguruza Jacques, qui lui aussi est resté cinq ans et je crois qu'avant lui, il y avait eu quelqu'un de Nouvelle Zélande, qui est resté pendant un an. Et avant ça je crois qu'il y avait eu un Coréen. Mais c'est à peu près tout. Muguruza est parti au bout d'un an et donc je suis resté seul, j'étais le seul étranger.
Les uchi deshi devant le Koganei Dojo (1983)
Guillaume Erard : Une fois que vous rentrez dans le système d'uchi deshi, on vous donne au bout d'un certain temps des fonctions d'enseignement dans leur structure ?
Jacques Payet : Oui, je suis devenu uchi deshi en 1982-83, et comme il commençait à y avoir plus d'étrangers qui venaient au Japon s'entraîner au dojo, je pense que c’était plus facile que ce soit moi qui m'en occupe. Donc mon rôle c'était d'enseigner aux débutants et surtout aux étrangers et au bout d'un temps, c'étaient les étrangers et les japonais en même temps, donc je me suis occupé des débutants comme ça. J'étais assistant instructeur et puis plus tard, je suis devenu instructeur.
Guillaume Erard : Mais j'imagine qu'il y a aussi d'autres systèmes d'instructeurs en place, hors du programme d'uchi deshi lui-même ?
Jacques Payet : A l'époque où j'étais au Yoshinkan, non, il fallait être uchi deshi. C’était au niveau interne. Il n'y avait personne qui venait de l'extérieur qui pouvait devenir uchi deshi.
Guillaume Erard : Une différence évidente par rapport en fonctionnement de l'Aikikai, que je connais mieux, c'est qu'il y a eu des étrangers dans le corps enseignant du Yoshinkan depuis assez longtemps.
Jacques Payet : Oui.
Guillaume Erard : Ce n'est toujours pas le cas à l'Aikikai. Est-ce que vous savez comment ça s'est goupillé au départ et quelle était l’idée derrière ça ?
Jacques Payet : Je pense que tout vient de la relation avec Shioda Sensei. Je ne sais plus son nom mais il y avait un anglais qui était élève dans les années 50, au début. Il était très proche de Shioda Sensei, et comme il était aisé, je crois que quand il est rentré en Angleterre, il lui a donné sa maison. Donc la maison où habitait Shioda Sensei jusqu'à sa mort appartenait à un de ses élèves, c’était comme ça, parce qu'il le respectait, et pour Shioda, je pense que ça a joué beaucoup. Depuis ça, il y a toujours eu une bonne relation, il était très ouvert d'esprit. Les uchi deshi qui étaient là, que ce soit le néo-zélandais, ou le français Jacques Muguruza, ils aimaient vraiment l’aikido, ils avaient fait de leur mieux, donc je pense qu'il avait un certain respect pour ça. Donc il était ouvert c'est pour ça, je pense. C'est ce qui a fait différence je suppose.
Guillaume Erard : Une fois que ces uchi deshi rentraient chez eux, qu'est ce qui se passait ? Il y avait toujours un genre de contact continu avec le Yoshinkan ? Je pense par exemple au terme de curriculum ou de critères d'examens, de choses comme ça, ou est-ce que chacun faisait un peu son truc ?
Jacques Payet : Non, c'est toujours... C'est un petit peu différent depuis qu'ils ont créé le Yoshinkan International, mais avant c’était seulement une ligne directe, c’était Shioda Sensei, il y avait un seul curriculum, et tous les deshi suivaient ça à la lettre. Donc au départ il y avait très peu de branches, vraiment. D'abord c'est l'un des plus vieux uchi deshi, Kushida Sensei, en 1973 je crois, il est allé au Michigan aux Etats Unis, et c'est lui qui a vraiment développé le Yoshinkan aux Etats Unis. Il y avait le shibucho, et c'est le shibucho qui recommandait les élèves qui passaient directement au Japon, donc il y avait un système de confiance. Ils suivaient vraiment le curriculum du Hombu, jusque pratiquement 1990, là où il y a eu la International Yoshinkan FederationL'International Yoshinkan Aikido Federation (IYAF) fut créée par Shioda Gozo en 1990 pour faciliter l'apprentissage de l'aikido Yoshinkan en dehors du Japon.. A ce moment là, chacun a fait un petit peu ce qu'il voulait, donc on a perdu un peu ce cette relation très forte entre le Hombu et l’étranger.
Guillaume Erard : Pour revenir à Shioda Yasuhisa, c'est via lui que vous avez finalement pu intégrer le Yoshinkan. Vous êtes à peu près de la même génération, non ?
Jacques Payet : Oui je crois qu'il est plus âgé que moi de juste deux ou trois ans.
Guillaume Erard : Est ce qu'il y avait une relation particulière due à votre proximité d'âge ?
Jacques Payet : Oui, mais d'abord parce qu'il était sous la pression de son père. On avait tellement d'attentes sur le fait que le fils soit aussi bon que son père et je pense qu'il ne pouvait pas vraiment gérer cette pression, et du coup, il se sentait un peu isolé. Aussi, comme il n'avait pas été uchi deshi, il ne s'entendait pas très bien avec les uchi deshi. Il se sentait un peu en concurrence et donc il se sentait un peu seul et rejeté, donc je pense que c'était plus facile pour lui de parler à un étranger, ça a joué je pense.
Guillaume Erard : C'est intéressant parce qu'il ne me semble pas que O Sensei ait jamais référé à l'aikido en terme d'un système iemotoIemoto (家元, litt. « Fondation de la famille ») est un système japonais de succession au sein d'une famille. et pourtant, pas mal de ses élèves ont établi des lignées, que ce soit l'Aikikai avec les différents Doshu, Saito Sensei avec son fils, Shioda Sensei et Yasuhisa. Est-ce un automatisme japonais qui est revenu ?
Jacques Payet : Je pense que c'est une habitude, parce que je suis sûr que Shioda Sensei aurait aimé que son fils lui succède. A la fin de sa vie il m'a même fait part du fait qu'il était vraiment triste que tout le monde, les uchi deshi mais aussi les membres de la fédération étaient contre cette idée. C'est pour ça qu'ils ont nommé Inoue Sensei comme kanchoKancho (館長), litt.: directeur..
Guillaume Erard : Précisément, puisque justement, au niveau juridique, le Yoshinkan est une hojin, donc il y a tout un système pseudo-démocratique, un peu comme dans une association en France. Donc il y a des gens qui sont élus, et il n'y a pas tellement de décision unilatérale Jacques Payet : Non, il faut un consensus. Guillaume Erard : Ça ne s'est pas passé comme ça au Yoshinkan ?
Jacques Payet : Il y a eu beaucoup de problèmes au départ entre les grands shihan, puis ils ont ensuite abouti à un consensus. Ils se sont dit : « On va mettre Inoue Sensei pendant quelques années et après Shioda [Yasuhisa] Sensei va pouvoir prendre la tête. » Ça c'est passé comme ça, mais dans l'espoir que finalement ces quelques années dureraient longtemps. [rires] Cependant, Shioda [Yasuhisa] Sensei n’était pas du tout de cet avis-là et il a créé une sorte de coup d'état dans le système au bout de trois ans, et donc Inoue Sensei a été éjecté, et c'est lui qui est devenu kancho. Mais c'est pareil, au bout de trois ans et encore, il y a encore eu un problème et c'est lui qui a été éjecté, et maintenant il n'y a plus de kancho. Ils ont mis un jeune comme dojo-cho et un comité composé des shihan les plus gradés qui prennent les décisions les plus importantes comme les passages de grades les plus importants. Donc le dojo-cho actuel simplement s'occupe des affaires courantes au niveau de l'organisation elle même.
Guillaume Erard : C'est beaucoup de remous en peu de temps finalement, avec fatalement comme souvent j'imagine, des groupes dissidents qui se créent. Comment est-ce que ça s'est traduit en termes de la taille du groupe Yoshinkan en général, et domestique en particulier ?
Jacques Payet : Ça c'est vraiment séparé. Maintenant il y a le Yoshinkan, qui est vraiment très très petit.
Guillaume Erard : On parle du Hombu-Dojo...
Jacques Payet : Oui du Hombu-Dojo. Je ne sais plus combien de membres il doit avoir mais c'est vraiment très petit, surtout maintenant avec le coronavirus, ça doit être encore pire. Quand les shihan ont décidé de se séparer, il y a pratiquement moitié des étudiants qui ont suivi Chida Sensei principalement. Ensuite, Takeno Sensei s'est séparé aussi, ensuite Inoue Sensei, Ando Sensei, qui a créé sa propre organisation...
Guillaume Erard : Donc ils sont tous partis séparément, ils ne se sont pas rassemblés ?
Jacques Payet : Il y a eu les deux. Chida Sensei and Inoue Sensei ont créé leur propres organisations qui n'ont plus rien à voir avec le Yoshinkan, bien que les techniques et tout le reste soient pareil, mais enfin bon... Ando Sensei a créé son organisation séparément, mais en gardant des contacts avec le Yoshinkan. Actuellement, c'est probablement lui qui a la plus grosse organisation. C'est vraiment dommage et c'est justement de qu'on regrettait dans l'interview avec Thambu Sensei. Il regrettait qu'aujourd'hui il y ait des ego et que chacun veut devenir le roi de son royaume, et qu' il n'y a plus aucun esprit du vrai Yoshinkan d'avant où tout le monde travaillait ensemble et s’entraînait.
Guillaume Erard : Pendant qu'on est sur ce sujet, on voit que Thambu Sensei, qui est parti avec Inoue Sensei, continue à parler avec vous, avec Mustard Sensei, et pas mal d'autres que j'ai pu voir sur ces interviews. Est-ce que les étrangers, eux une fois que ça se passe, ont une attitude plus collaborative ?
Jacques Payet : J'aimerais répondre oui, mais je suis pas sûr. [rires] C'est pareil, beaucoup d'étrangers sont aussi des professionnels et donc même si ils voulaient coopérer, souvent pour des raisons financières c'est important d'avoir son groupe et d’être assez égoïste. C'est assez dommage mais c'est comme ça. Dans le cas de Thambu et Mustard, etc., ce sont des amis. On s'est entraînés ensemble donc il y a des liens d'amitié qui restent de toute façon. C'est pour ça qu'on collabore toujours ensemble même si on est dans différentes organisations.
Guillaume Erard : Donc vous donnez encore des stages ensemble ?
Jacques Payet : Oui, mais pas réguliers. En septembre l’année dernière ils m'ont invité et donc bien sûr j'ai participé au stage. L'idéal de Thambu et Mustard est de réunir un peu tous les anciens du Yoshinkan et au moins de temps en temps, pouvoir travailler ensemble. Je pense que c'est une très bonne idée.
Guillaume Erard : Quelle est votre position à vous en tant qu'individu et en tant qu'organisation par rapport au Hombu Dojo du Yoshinkan à Tokyo ?
Jacques Payet : D'abord je comprends que pour eux, la situation est difficile parce qu'ils sont jeunes et ils ont affaire à des shihan qui ont beaucoup plus d'expérience, qui ont été uchi deshi alors qu'eux ne l'ont pas été, et leur rôle est d'être au dessus et de mettre tout le monde d'accord. C'est très difficile, c'est pour ça que j'ai fait attention de ne pas trop les critiquer et que s'ils me demandent de l'aide ou des conseils, je suis très heureux de faire ce que je peux. Moi je pense que c'est important d'avoir un hombu et je regrette que je regrette que le nom Shioda ne soit plus dans l'organisation. Maintenant par exemple, les grades sont signés par quelqu'un que personnellement je n'ai jamais rencontré, donc ça c'est un peu triste.
Guillaume Erard : Les grades de vos élèves viennent encore du Hombu ?
Jacques Payet : Oui. C'est ma façon de remercier Shioda Sensei en restant investi dans son organisation, parce que tout ce que j'ai, c'est à cause de lui. Même si ce n'est qu'à ce niveau là, cette filiation est importante pour moi.
Guillaume Erard : C'est intéressant parce que la question qui se pose toujours est de savoir si on est fidèle à l'empereur ou bien à l'empire, n'est-ce pas ?
Jacques Payet : Voilà, c'est ça.
Guillaume Erard : Il ne me semble pas déformer le propos de beaucoup de gens que de dire qu'à l'Aikikai, il y a une fidélité à la famille Ueshiba. Je pense que les raisons peuvent être très variées, mais il y a peut-être moins de ça en ce qui concerne le Yoshinkan.
Des membres de l'Aikikai Hombu Dojo avec la famille Ueshiba lors de l'Aiki-taisai 2013 à Iwama.
Jacques Payet : Je pense oui. Je pense que ceux qui restent avec le Yoshinkan ont cette affiliation et ce côté sentimental. Le Yoshinkan était vraiment une petite organisation, donc il y avait seulement Shioda Sensei au milieu. Il avait un caractère très ouvert, il aimait boire avec tout le monde et faire des plaisanteries. Il connaissait tout le monde et il était très simple avec tout le monde. Ils voulait tout savoir. Donc je pense qu'au moins pour les anciens, il y a quelque chose qui reste et qu'ils veulent garder.
Guillaume Erard : Donc vous vivez maintenant à Kyoto et vous y avez créé votre propre dojo. On sait très bien qu'au Japon, pour un étranger c'est pas hyper simple, mais l'image de Kyoto, pour quelqu'un comme moi qui ne connais que Tokyo, me paraît encore plus compliquée. Est ce que c'est le cas, avez vous eu des difficultés particulières pour vous installer ?
Jacques Payet : Curieusement non pas vraiment. Je pense qu'au contraire, le fait d'être un étranger m'a peut-être facilité les choses. Les gens étaient un peu surpris au départ, mais ils se sont rendus compte que venir ici, ça veut dire l'occasion de rencontrer des étrangers et de communiquer et partager avec différentes cultures. Et puis j'essaie de mettre à l'aise les femmes. Au départ c’était peut-être un peu curieux mais après, par bouche à oreille, ça s'est très bien passé. Et puis pour moi, comme je suis loin de Tokyo, je suis à l'abri de tout ce qui est politique, etc. Je peux juste m'entraîner et c'est très bien comme ça.
Guillaume Erard : Et donc des gens avancés comme vous n'ont finalement pas de rôle technique aux Hombu Dojo ?
Jacques Payet : Pendant deux trois ans ils m'ont demandé d'aller une fois par mois au dojo et donc j'avais mon cours mensuel. Parfois j'enseignais aussi à la police, mais comme ça coûtait assez cher, ça s'est arrêté. Parfois, quand il y a un problème avec avec les dojo à l'étranger, ils m'appellent et me demandent mon avis. Comme je suis leur sempai, j'ai une très grande liberté.
Guillaume Erard : Je me trompe peut-être, probablement même, mais en termes d'image, j'avais vraiment l'impression que l'Aikikai et le Yoshinkan étaient de tailles équivalentes au Japon.
Jacques Payet : Non, l'Aikikai est beaucoup plus large. Je ne veux pas dire de bêtises mais au plus fort de sa forme, le Yoshinkan au Japon représentait peut-être 2000 personnes.
Guillaume Erard : En termes médiatiques, ce rapport est complètement disproportionné.
Jacques Payet : Oui.
Guillaume Erard : Shioda Sensei a fait beaucoup de travail après guerre pour promouvoir l’aïkido.
Jacques Payet : Oui. Il était surtout dans la police et à l'armée, mais dans le public par exemple il y a très peu de clubs d'université. L'Aikikai a vraiment fait un super travail là-dessus.
Guillaume Erard : Tomiki aussi.
Jacques Payet : Oui, Tomiki aussi, alors qu'il y a très peu de clubs universitaires au Japon affiliés au Yoshinkan. Ça fait vraiment une grande différence. Aussi, l'esprit de Shioda Sensei c'était plutôt la qualité et faire quelque chose de vraiment solide, et c'était ça l'important, cet esprit, le yoshin, ça a toujours été là, très fort. Ce n’était pas important s'il n'y avait pas trop d'étudiants car de toute façon, il y avait des sponsors.
Guillaume Erard : Vous parlez de la police, évidemment le Yoshinkan est célèbre pour son programme pour la police, auquel les uchi deshi participent. Je pense que la plupart des gens qui lisent cette interview ont appris l’existence de ce programme via le livre « Angry White Pyjama ». Vous êtes d'ailleurs cité dans ce livre. Est-ce que la représentation qui est dans livre est fidèle à la réalité ?
Jacques Payet : Oui je pense. C'est un petit peu exagéré parce qu'il voulait faire une histoire intéressante, bien sûr, c'est normal, mais je pense que oui, c'est à peu près ça. Lorsque j'ai créé mon programme de kenshusei Kenshusei (研修生), litt. : stagiaire, j'ai voulu un peu enlever tous ses aspects négatifs parce que c'est quelque chose qui ne serait plus acceptable aujourd'hui.
Guillaume Erard : On voit d'ailleurs que même dans le sumo, ça ne passe plus d'ailleurs avec les scandales successifs suite aux brimades, alors qu'on pourrait penser qu'ils signent pour ça en connaissance de cause.
Jacques Payet : Oui parce que quand j'ai fait le senshuseiSenshusei (専修生, litt. : élève spécialisé) désigne le programme d'un an d'entrainement à plein temps auquel les uchi deshi et policiers prennent part au Yoshinkan., il y avait des explications, comme par exemple : « Pour faire shiho nage, il faut faire comme ça et comme ça. », mais le leitmotiv était vraiment que ce qui était enseigné était de frapper la tête sur le sol, donc si on n'avait pas le gars qui cognait sa tête sur le tatami, le shiho nage n’était pas bon. [rires] Faire ça tous les jours, c'est vraiment terrible et il y a même déjà eu des accidents.
Guillaume Erard : Je pense que statistiquement, c'est une des techniques les plus dangereuses.
Jacques Payet : Oui, mais ça c'était courant.
Guillaume Erard : Justement, même si moi je n'étais pas l'Aikikai à cette époque là, et donc que je ne sais pas comment ça se passait, ce qui m'a surpris quand j'ai commencé le Daito-ryu, c'est que je m'attendais à ce genre de choses, mais c'est pas le cas. Bon, ça arrive parfois, mais c'est une question de relation entre les gens, mais ce n'est pas systématique ou institutionnel. Donc cet aspect un peu brut de décoffrage venait de Shioda Sensei, puisque c’était son organisation.
Jacques Payet : Oui. Je suppose que le « Dojo de l'Enfer » de Ueshiba SenseiLe terme jugoku dojo (地獄道場, litt. : dojo de l'enfer) était souvent utilisé pour designer le Kobukan, le dojo de Ueshiba Morihei à Ushigome, à cause de la sévérité de ses entraînements. était comme ça. Mais c'était pour les policiers et les uchi deshi seulement.
Guillaume Erard : Les gens qui avaient signé. Jacques Payet : Voilà. Cela restait dans ce petit club là.
Guillaume Erard : Pour en revenir à la police, il y a certaines choses qui peut-être nécessitent une clarification. La plupart des policiers sont plus ou moins formellement obligés de pratiquer un ou plusieurs budo comme le kendo, le judo, le karaté ou l'aïkido. Il faut savoir que la police a depuis l'après-guerre sa propre forme de défense appliquée dans la rue qu'est le taiho jutsu. Quelle est donc la place des budo et en particulier de l'aïkido dans la formation des policiers ?
Jacques Payet : Shioda Sensei est allé directement dans différentes stations de police et il a travaillé avec les kendoka, les judoka, etc. Apparemment, ils ont été impressionnés et ils ont trouvé l’aïkido très utile, mais je pense que c'est surtout l'esprit, pour développer une détermination et une force de caractère chez les policiers. Donc c'était surtout basé là-dessus. Aussi, au Japon, c'est impossible de frapper quelqu'un quand on les arrête, et c'est donc nikyo ou les trucs comme ça, c'est plus pratique, plus facile, mais c'est surtout la formation du caractère.
Guillaume Erard : Comme quand on prend des coups de shinai en kendo...
Jacques Payet : Voilà. En plus, comme ils travaillaient avec les uchi deshi, etc. s'ils pouvaient avoir la tête frappée au sol pendant un an et être encore en forme à la fin du truc, ils seraient probablement de meilleur officiers.
Remise de diplôme de la 17e promotion de senshusei (décembre 1981)
Guillaume Erard : C’était plus un conditionnement du corps et de l'esprit qu'un système de combat.
Jacques Payet : Oui, du mental.
Guillaume Erard : Il me semble qu'aujourd'hui dans la police de Tokyo, 90% des effectifs d'aïkido sont des femmes. Jacques Payet : Oui.
Guillaume Erard enseignant à un groupe de la police métropolitaine de Tokyo (2010)
Guillaume Erard : Est-ce que ce chiffre a affecté le programme de senshusei de la police ?
Jacques Payet : Énormément, parce que d'abord, je dirais depuis une dizaine d'années, c'est pratiquement impossible de travailler dans les mêmes conditions qu'avant. Avant, je me rappelle par exemple que sur la frappe au visage à la fin du shiho nage, le but était de savoir à partir de quelle puissance le bras cassait. Ils le faisaient dix fois et en général il y avait à chaque cours au moins trois personnes avec le bras cassé, juste en bloquant comme ça. C’était quelque chose de tout à fait normal et personne n'allait se plaindre parce que de toute façon si le policier se plaignait, il perdait son boulot. Donc il ne fallait surtout pas se plaindre, il fallait mettre un plâtre et sourire et prendre son mal en patience. C'est quelque chose aujourd'hui qui finirait tout de suite au tribunal et qui créerait un gros problème. De plus, avant c'était volontaire, mais un volontariat un peu forcé. « Tu es sandan en kendo, va faire ce cours. » et il fallait répondre : « Osu. ». Aujourd'hui ce n'est pas comme, c'est plutôt : « Désolé moi j'ai une vie de famille », donc c'est très difficile de trouver des volontaires donc c'est plus facile d'avoir un groupe mixte et je pense qu'aujourd'hui presque la moitié sont des femmes, et c'est de plus en plus difficile de trouver des volontaires. Le programme est aussi beaucoup plus soft, il faut faire attention, il y a beaucoup de choses qu'on ne peut plus faire.
Guillaume Erard : Est-ce que vous pensez que la police, en tant que force, y a perdu dans sa capacité à faire son travail ?
Jacques Payet : Je ne sais pas. Je pense que de toute façon, ils tirent une expérience positive de ça parce que c'est quand même très bon pour le caractère.
Guillaume Erard : Ce n'est pas de la rigolade quand même.
Jacques Payet : Voilà, c'est pas ça, mais c'est pas ce que c’était. aujourd'hui je ne vois pas trop de différence entre l'Aikikai et le Yoshinkan
Guillaume Erard : Thambu Sensei vous a posé la question, mais je vais vous la poser en des termes un tout petit peu différents, par rapport au côté pratique de l'aïkido c'est-à-dire dans la rue. Il a dit à raison que l'Aïkikaï ne mettait pas du tout ce côté pratique en avant des préoccupations pour la pratique de l’aïkido. Est-ce que vous pensez que le Yoshinkan, en tant qu'organisation... Alors maintenant avec la discussions qu'on a eue juste avant, c'est peut-être difficile de répondre, mais pour les pratiquants anciens, dans l'idée qu'on se faisait du Yoshinkan, est ce que c'est une préoccupation fondamentale de la pratique et si c'est le cas, quelle sont finalement les différences de pratiques, ou est-ce que la place est laissée à l'interprétation ?
Jacques Payet : C'est vrai que l'aspect efficacité, l'aspect self-defense, c'était assez important il y a 20 ans 30 ans, mais aujourd'hui je ne vois pas trop de différence entre l'Aikikai et le Yoshinkan. Certainement pas au Japon, parce que je pense que l'aspect pratique n'est pas du tout étudié et enseigné.
Guillaume Erard : On se concentre sur le ningen keiseiNingen keisei no michi (人間形成の道, litt. : « La voie de la formation humaine » est un concept central de tous les budo au Japon qui vise au developpement personnel plutôt qu'à efficacité au combat.).
Jacques Payet : Voilà, et puis les gens sont des clients, donc il faut qu'ils aient du plaisir. Mais ça dépend des pays, certaines régions par exemple quand je vais en Ukraine, il faut que ce soit pratique, il faut que ça serve aux gens. Mais je pense que ce soit Aikikai ou Yoshinkan, si on a des bases fortes, c'est très facile de les appliquer, il suffit de changer un petit peu. On ajoute un coup de coude ou de genou en faisant irimi nage ou kote gaeshi avec un poing, c'est assez facile de transformer ça en self-défense.
Guillaume Erard : Et puis on a une perception et un conditionnement du corps...
Jacques Payet : Quand on a un corps et qu'on est solide, c'est facile de s'adapter. Après ça dépend du caractère et de la personnalité des enseignants et des gens. Certains comme Reg aiment cela et c'est bien, d'autres sont plus dans la philosophie, mais du moment que la base est solide pour moi c'est bien. C'est un tout l’aïkido. Je pense que c'est bien si on peut attirer un public aussi large que possible. Moi je me sens assez à l'aise avec n'importe quel public.
Guillaume Erard avec Jacques Payet et Reg Sakamoto
Guillaume Erard : En fait c'est ça. Les aïkidoka sont beaucoup mis en face des contradictions du système, du message tout ça mais beaucoup de gens ne se rendent pas compte du fait que c'est précisément le but. C'est un système qui a des contradictions intrinsèques pratiquement irréconciliables et c'est tout l'intérêt du système.
Jacques Payet : Voilà, et c'est ce qui est important maintenant ce sont les principes et comment on peut appliquer les principes, pas les techniques.
Guillaume Erard : Vous avez connu le japon dans les années 80, vous y avez vécu longtemps, vous avez fait des retours en Europe, aux Etats Unis, et maintenant vous êtes encore installé au Japon, donc vous avez vu le pays changer et avec lui, l'aïkido forcément puisqu'on part du principe que l'aïkido s'adapte aux besoins de la société dans laquelle il est pratiqué. Quels sont les changements fondamentaux que vous avez vus dans la société japonaise et qui se voient sur le tapis plus que tout autre ?
Jacques Payet : Je pense que la société s'est occidentalisée. A l'époque par exemple quand j'étais à Koganei en dehors de Tokyo, le dojo était à 30 minutes de marche mais que ce soit en été ou en hiver, beaucoup de gens venaient s'entraîner le matin, et puis sur le tatami, personne ne parlait vraiment, c'était vraiment très sérieux et respectueux. C’était vraiment le budo quoi donc l'atmosphère était presque comme dans une église, dans un temple. C'était un endroit spécial et les gens venaient pour ça, ça se sentait partout. Mais petit à petit, j'ai vu les élèves commencer à se comporter, presque comme en France, en Europe, ou aux Etats-Unis. Ils sont plus décontractés, ils posent des questions techniques, alors qu'avant personne n'aurait osé poser une question. C'est « osu » et on pratique. Aujourd'hui c'est beaucoup plus décontracté. Je ne pense pas que ce soit mauvais, il faut un équilibre entre les deux parce que si c'est trop sérieux comme ça, c'est difficile d'apprendre, surtout en aïkido où on doit apprendre à se décontracter, sentir les choses, et si on est comme ça, raide, c'est difficile. Par contre, si on n'a pas ce côté un peu intense, presque de la peur, si on n'a jamais fait que cette expérience là, c'est très difficile de dégager une force exceptionnelle. Il faut cet équilibre là.
Guillaume Erard : Cela vient définitivement de l'intérieur. Pour le moment, à cause du Covid-19, je ne suis pas allé au Aikikai Hombu Dojo depuis un moment, et je sais que quand j'y retournerai, comme à chaque fois, j'aurai cette pression, presque de la peur, en passant le Maison de la famille Ueshiba et en entrant dans le bâtiment. Rien ne va m'arriver bien sûr, mais je me mets tant de pression, de telles attentes, que cela conduit à ce sentiment, et je pense que c'est essentiel quand on étudie le budo. Au contraire, je suis convaincu que les gens qui vont au Hombu de façon nonchalante n’en retirent rien.
Jacques Payet : Je suis d'accord.
Guillaume Erard : Quand vous étiez jeune, vous étiez parti pour devenir prêtre n'est-ce pas ?
Jacques Payet : Ah oui. Quand j'avais 10 ou 11 ans, je voulais être prêtre et donc mes parents m'ont emmené au séminaire, mais je ne m'attendais pas à cette vie rustique, un peu comme dans un dojo. J’étais trop jeune, donc au bout d'un mois je me suis enfui et je n'ai plus jamais parlé de ça. [rires]
Guillaume Erard : C'était à la Réunion ?
Jacques Payet : Oui à la Réunion, dans la montagne c'était complètement retiré et il y avait vraiment le minimum de confort. Pour un enfant dix ans, se lever à cinq heures du matin, prendre une douche froide car il n'y avait pas d'eau chaude, obligé de manger comme tout le monde, pas question de faire des caprices. C’était une vie en communauté, il fallait faire des corvées et je n'était pas du tout prêt pour ça.
Guillaume Erard : D'un certain point de vue, vous êtes retourné à ce genre de vie lorsque vous êtes devenu uchi deshi, il semble qu'il y ait eu quelque chose...
Jacques Payet : Voilà, je pense que c'était quelque chose en moi. Je n'ai jamais été vraiment quelqu'un de violent donc je suis pas vraiment un exemple typiquement pour les arts martiaux je pense. C'est pour ça que je pense que l'aïkido me convient tout à fait.
Guillaume Erard : Est-ce qu'il y avait une recherche spirituelle ou était-ce juste une forme d'austérité que vous cherchiez ?
Jacques Payet : Je pense que c’était une recherche spirituelle. C'est pour ça que j'ai eu de la chance parce que j'ai connu deux aspects de Shioda Sensei. Quand je suis arrivé il avait 63 ans, donc c'est exactement l'âge que j'ai aujourd'hui. Il était encore vraiment très physique et très austère et donc on ne souriait pas, bam, bam ! Donc tout le monde avait peur, il y avait de l'électricité dans l'air quand il était là. Et donc ça m'a vraiment formé, c'est resté. J'ai fait ça pendant cinq ans et après je suis rentré. J'ai donc appris à ne jamais abandonner, à avoir cette volonté et ça, je pense que sans cet environnement n'aurais jamais pu l'avoir. Mais je ne pense pas que j'ai appris beaucoup de l'aïkido parce que la seule chose que j'ai apprise c'est de faire un shiho nage très fort. Personne n'osait donner son bras à Shioda Sensei car ils étaient sûrs qu'il allait leur faire mal, donc l'aïkido que j'ai appris après cinq ans c'était ça, bam!
Shioda Gozo remettant un certificat à Jacques Payet lors de sa soirée d'adieu (décembre 1985)
C'était vraiment intéressant quand je suis allé en France, il n'y avait que Muguruza qui faisait ça, mais il avait un tout petit dojo à Paris, et moi j’étais sur Lyon. Donc comme j'avais fait du ju jutsu et du karaté avant, je suis retourné voir mes anciens camarades qui faisaient ça et donc j'ai vu que l’aïkido, ça ne marchait pas parce que les gens ne savaient comment prendre l'ukemi, et s'ils résistaient un peu ça ne marchait pas. Ça m'a permis de me remettre complètement en question et de réfléchir.
Pendant mon deuxième séjour au Japon, Shioda Sensei était beaucoup plus âgé, il avait 70 - 75 ans et sa force avait un aspect complètement différent. Il y avait presque du ki, avec quelque chose qui émanait mais avec beaucoup plus de gentillesse. C'était un aspect que je ne connaissais pas et donc la deuxième fois, je me suis vraiment concentré sur lui. J'ai complètement oublié tout ce que j'avais appris jusqu'à maintenant et j'ai recommencé à zéro. J'ai vraiment observé comment il marchait et comment il se déplaçait, quand il était dans son bureau qu'est ce qu'il faisait... J'étais vraiment concentré à 100% sur lui. C'est comme ça que j'ai complètement changé dans ma façon de m'entraîner et ma façon de penser, et c'est comme ça que s'est développé quelque chose qui est beaucoup plus personnel.
Guillaume Erard : C'est très frappant c'est ce que vous dites au sujet du fait de regarder sa façon de se déplacer parce que j'ai eu une expérience très similaire avec Chiba Tsugutaka Sensei, mon professeur de Daito-ryu. J'ai compris ikkajo ippon dori le jour où j'ai compris comment il marchait. Avant je voyais un vieillard presque perdre l’équilibre en avant, a fortiori quand il faisait ippon dori, jusqu'au jour où j'ai compris que c'était sa façon de se déplacer, de transférer son corps. Une fois que j'ai compris ça, ce que je voyais comme une erreur ou quelque chose à ne pas faire, j'ai su que c'était le moteur de sa technique.
Jacques Payet : Voilà.
Guillaume Erard : Alors que complètement à l'opposé, on a tendance à prendre les mimiques des professeurs, des choses qui ne sont pas du tout nécessaire... Jacques Payet : Voilà.
Guillaume Erard : Vous pensez que c'est cette deuxième expérience qui vous a ouvert les yeux ? Parce que revenir, ce n'est pas du tout la norme au Japon.
Jacques Payet : Ça ne se fait pas, je suis le seul. C'est ça, si je n'étais pas revenu, j'aurais fait mon aïkido de façon complètement différente.
Guillaume Erard : J'ai envie de faire le parallèle avec les deshi de O Sensei qui n'ont fait qu'un premier passage...
Jacques Payet : Cette évolution, pour moi, c'est l'ensemble qui est important. Si on ne connaît que cette période là, ou si on n'est pas capable de faire la liaison, c'est difficile d'avoir une image vraiment complète. Je pense que les deux sont nécessaires. Si j'avait vu seulement en deuxième partie, ça n'aurait pas été pareil. Je pense que dans la période où il était plus jeune, c'était vraiment presque brutal.
Guillaume Erard : Vous auriez interprété les choses différemment.
Jacques Payet : Complètement différemment, mais c'est parce que j'ai eu la chance d'avoir les deux que j'ai pu vraiment ingurgiter tout ça et faire quelque chose de personnel avec tout ça.
Guillaume Erard : Est-ce qu'on peut parler de différences dans l'aïkido de Shioda Sensei en fonction de son expérience et de son âge ?
Jacques Payet : Ah oui. Je pense que dans la période où il était plus jeune, c'était vraiment presque brutal. C'est une force vraiment brutale qui explosait, et donc ça faisait mal. Il pouvait tuer avec cette puissance là. Mais à la fin de sa vie, c'était beaucoup plus contrôlé, beaucoup plus artistique. C'était la même puissance mais on ne le sentait pas. Par exemple, moi ce qui m'a vraiment frappé c'est qu'il pouvait faire une technique de projection, par exemple il pouvait faire irimi ou il pouvait frapper et il n'y avait aucune marque, donc je tombais mais je ne savais pas pourquoi. Il n'y avait pratiquement aucun contact, simplement le timing était tellement parfait qu'il n'y avait pratiquement pas d'impact, mais j’étais par terre. Ce qui m'a vraiment intéressé dans cet aïkido là c'est que quand j'étais là dans un premier temps dans les années 80, j'étais toujours sur mes gardes donc quand je prenais l'ukemi pour un instructeur, on sentait le choc, bam ! Mais à la fin de sa vie, on tombait tout seul pratiquement, donc on était surpris, « pourquoi on est tombé ? », c’était bizarre, donc on riait, on se demandait ce qui s’était passé. Ce sentiment là, ça c'est ça l’aïkido que je veux faire parce que je pense que n'importe qui est capable de faire une technique forte, mais faire en sorte que la personne ne se rend même pas compte de ce qui s'est passé, elle est surprise, c'est un sentiment qui est complètement différent.
Guillaume Erard : Est ce qu'on peut parler de clémence ?
Jacques Payet : Je pense, oui.
Guillaume Erard : Si on veut arriver à ce niveau, il faut une volonté active et ne pas blesser...
Jacques Payet : Il faut vraiment une détermination, un focus de tous les moments, de manière à pouvoir relâcher cette énergie. C'est vraiment un travail constant de tous les jours, on ne peut pas d'un coup comme ça, être décontracté, faire de la magie, sans avoir payé le prix et sans avoir vraiment fait l'effort.
Guillaume Erard : C'est ce qu'on voit énormément d'ailleurs. Alors à l'Aikikai, il suffit d'aller au Budokan tous les ans pour voir des gens qui se prennent pour O Sensei et d’évidence, ce n'est pas ça. Mais ce qui m'a beaucoup surpris également en Daito-ryu, on voit des gens prétendre faire des choses incroyables, mais je me demande, quand mon professeur à moi, qui à l'époque où il était en vie était très largement au dessus de tout le monde en termes de séniorité, sans faire de jugement de valeur, qui rigolait quand il voyait des gens moins investis dans la pratique prétendre faire ça, on se dit bon d'accord...
Jacques Payet : Oui. [rires]
Guillaume Erard : C'est à dire, on peut tendre à ça, mais sans avoir fait le parcours de fond, c'est douteux.
Jacques Payet : Voilà, c'est le parcours de fond qui est vraiment important. Pour moi, une technique, pour être vraiment effective, il faut que ce soit la conséquence. C'est pas le résultat vraiment. C'est parce que on a travaillé pendant tout ce temps là, on a fait tellement d'efforts, que naturellement le corps va prendre la posture correcte dans le timing parfait. Parce que ces éléments sont ensemble, la technique marche.
Guillaume Erard : On a parlé de spiritualité, on a parlé d'expérience pratiquement monastique, de choses comme ça. Est-ce que vous ne vous êtes jamais intéressé au côté OmotoOmoto (大本, litt. : Grande Source ou Grande Origine) est une religion fondée en 1892 par Deguchi Nao (1836-1918), souvent catégorisée comme une nouvelle religion japonaise originaire du shinto. L'Omoto a eu une influence significative sur la spiritualité du fondateur de l’aïkido. de l’aïkido ?
Jacques Payet : Je sais pas. Mon épouse enseigne à l'université et son sujet est le shintoïsme et donc elle a fait beaucoup de recherches sur l'Omoto et donc j'ai écouté, on en a discuté un peu mais je n'ai jamais vraiment étudié la chose. Je devrais, parce que le centre de l'Omoto est ici à Kyoto, et ça serait peut être intéressant, mais j'avoue que n'ai jamais vraiment été intéressé par ça.
Guillaume Erard : Le côté néo-religion... Je vais vous dire très sincèrement, c'est un petit peu la même chose pour moi. De toute façon, il faut déjà avoir un niveau de Japonais pour lire ça...
Jacques Payet : Voilà...
Guillaume Erard : Puis avoir baigné dedans. Par contre, j'ai vraiment l'impression que la volonté universaliste de l'Omoto a vraiment transpiré sur l’aïkido.
Jacques Payet : Oui je pense. Shioda Sensei n'aimais pas du tout cet aspect religion, cet aspect Omoto. Moi je l'ai souvent entendu dire : « Ueshiba Sensei, ses techniques sont formidables mais il est un peu un peu étrange. Tous ce côté religion et Omoto, je n'ai jamais rien compris et ça m'a jamais intéressé. »
Guillaume Erard : Je ne pense pas que l'Aïkikaï en particulier, et peut-être toutes les autres branches, aient pu se développer à l'international comme ça s'il n'y avait pas eu l'entendement tacite du côté du fondateur, de dire « C'est O.K. on ouvre les vannes ». Parce qu'en Daito-ryu, ça n'a pas été le cas et c'est encore relativement peu le cas. On dit souvent que l’aïkido c'est Daito-ryu + Omoto, donc si l'Omoto c'est 50%, quelles sont les conséquences de ce coté universaliste de la diffusion de l'aïkido en dehors du contexte de l'époque et du contexte culturel dans lesquels il a été formulé par O Sensei ? En d'autres termes, on a dit plus tôt que l’aïkido devait être pertinent dans le contexte dans lequel il est pratiqué, alors à quel point est-ce que vous pensez que la culture est importante quand on pratique l’aïkido ?
Jacques Payet : Je pense que déjà au niveau du Yoshinkan c'est un sujet tabou, parce que Shioda Sensei n'aimait pas du tout cet aspect religion, cet aspect Omoto. Moi je l'ai souvent entendu dire : « Ueshiba Sensei, ses techniques sont formidables mais il est un peu un peu étrange. Tout ce côté religion et Omoto, je n'ai jamais rien compris et ça m'a jamais intéressé. » Je pense que pour tout ce qui est Yoshinkan, tout ce côté spirituel religieux, ça n'existe pas. C'est la technique, il faut avoir une très bonne base, il faut être fort, il faut avoir l'esprit, le yoshin, c'est tout. Surtout par exemple en France, je pense que l’aïkido n'aurait jamais eu cette popularité s'il n'y avait pas ce côté philosophique. Je pense que ça attire beaucoup d'Européens et de Français en particulier.
Guillaume Erard : Une vision romantique...
Jacques Payet : Voila. Peut-être aussi bien sûr pour la personnalité de Ueshiba Sensei, ses techniques, mais ce côté là aussi, je pense, a joué un rôle très important pour l'expansion de l’aïkido dans le monde.
Guillaume Erard : Est-ce que Shioda Sensei parlait beaucoup d'O Sensei ?
Jacques Payet : Oui surtout quand il avait bu un petit coup, là il parlait énormément. Il avait toujours eu beaucoup de respect pour lui, c'était son professeur et à chaque fois qu'il faisait une démonstration il parlait toujours de son passé et de Ueshiba Sensei.
Guillaume Erard : Parce que le Yoshinkan a été créé du vivant d'O Sensei, ce qui est assez rare en terme d'organisation, et quelque part c'est inévitable qu'il y ait une certaine forme de compétition finalement, peut-être pour l'attention des médias, etc. Je me demande toujours comment ça pouvait se passer.
Jacques Payet : D'après ce que j'ai compris, le premier dojo de Shinjuku, c’était en 1955. A ce moment-là, Ueshiba Sensei n’était plus à Tokyo et Kisshomaru Sensei travaillait encoreUeshiba Kisshomaru (植芝 吉祥丸, 1921 - 1999) est le fils de Ueshiba Morihei, le fondateur de l'aïkido. Il a pris la tête de l'aïkido après la mort de son père. Pour en savoir plus, lisez une biographie complète de Ueshiba Kisshomaru., et donc il y avait le Hombu mais apparemment c'était loué pour d'autres d'autres choses, à un moment donné apparemment c'était l'armée américaine qu l'utilisait pour des séances de danse et des choses comme ça, et puis il y avait très peu d'étudiants. Je pense qu'à ce moment là, Shioda Sensei devait s'occuper de sa famille, donc il avait besoin de travailler aussi, donc il a été très actif, il est allé visiter la police et il a fait beaucoup de démonstrations. Surtout il a participé en 1953 ou 54 à l'une des premières démonstrations de kobudo. Beaucoup de banquiers et des sponsors étaient là et ont aimé sa démonstration, c'est à partir de ce moment là qu'il a pu commencer son dojo et devenir très actif. Comme Kisshomaru travaillait toujours et que les autres deshi n’étaient pas vraiment actifs, pendant cinq ou six ans le Yoshinkan a pu prendre de l'avance, qui a très vite été rattrapée quand Kisshomaru a arrêté son travail et s'est consacré entièrement à l'Aikikai.
Guillaume Erard : Je voudrais revenir un tout petit sur l'histoire des techniques, ne serait-ce que sur la nomenclature du Yoshinkan qui utilise encore les termes ikkajo, nikajo, etc. plus le fait que Shioda Gozo était l'une des personnes qui étaient en charge d'enseigner à Osaka dans les années 30 à l'époque du journal Asahi, et de tout ce qu'on sait, c'était du Daito-ryu pur jus. Quand on regarde le programme du Daito-ryu, en particulier les 118 techniques du hiden mokuroku, on y trouve à peu près toutes les techniques d'aïkido qu'on connaît. Kisshomaru Sensei a peut -être décidé, du vivant d'O Sensei, de prendre une technique, ippon dori, issue des 30 techniques du répertoire de Daito-ryu ikkajo et de l'appeler ikkyo. Idem pour nikyo et nikajo, etc. Je suis toujours étonné du degré de similarités entre le programme du Yoshinkan et celui de l'Aïkikaï, et finalement si on prend un chaînon pratiquement entre les deux, quand on regarde les vieux bouquins de Abe Tadashi par exemple, je me demande toujours d'où vient cette sélection de quelques techniques issues du curriculum du Daito-ryu et ce que ça veut dire en termes d'articulation pédagogique. Est-ce que Shioda Sensei parlait de ça quand il enseignait ?
Extrait du livre de Abe Tadashi publié en 1958 et utilisant la nomenclature avec le kanji kajo.
Jacques Payet : Pas vraiment. Tout ce qu'il disait c'est que Ueshiba Sensei avait une façon d'enseigner qui n’était pas très pédagogique, il montrait une fois la technique et puis les élèves répétaient, et donc il n'y avait pratiquement aucune possibilité pour un élève, à part pour un uchi deshi ou quelqu'un qui regardait avec beaucoup d’attention de se rappeler de la technique et de vraiment avoir une façon systématique de progresser. Donc pour lui, quand il a créé le Yoshinkan, il voulait surtout avoir un système dans lequel un élève puisse progresser, donc il a choisi 150 techniques et les a groupées systématiquement et il a développé le système du Yoshinkan. Ça devait être un mélange, il a pris ce qu'ils pensait important dans le répertoire de Ueshiba et il a mis en place ce système-là.
Guillaume Erard : Hormis cette utilisation du kajo plutôt que kyo, ça ressemble pas mal au système Aikikai.
Jacques Payet : Oui.
Guillaume Erard : Quand on parle d'ikkajo en aïkido Yoshinkan, est-ce qu'on parle de ce mouvent sur une attaque particulière ou est-ce que tout est ikkajo ?
Jacques Payet : Non, tout est ikkajo. Shomen, yokomen, katate, hiji, kata, ushiro, et nikajo, c'est pareil.
Guillaume Erard : La question qui vient souvent est que si on a les cinq kajo, ce qu'on traduit souvent en français, surtout quand on utilise le suffixe kyo, par « principe », qu'est ce qu'on fait de kote gaeshi, shiho nage ? Pourquoi est-ce que celles-ci ne bénéficient pas de l'appellation « principe » ? Qu'est-ce que ça veut dire dans le système Yoshinkan ?
Jacques Payet : Ça c'est une question que je ne me suis jamais posée ! [rires] Je ne pense pas qu'ils aient un sens particulier, je pense qu'il a simplement pris ce qui existait et qu'il l'a mis en place. Je pense pas qu'il ait attribué trop d’interprétation à ça.
Guillaume Erard : Et dans la progression technique au Yoshinkan, est ce-qu'il y a un set de techniques que le débutant va apprendre d'abord ?
Jacques Payet : Oui. En général on commence toujours par le shiho nage, la première technique, ensuite ikkajo, nikajo, sankajo, yonkajo, après ça irimi nage, et des choses comme cela.
Guillaume Erard : C'est intéressant parce que selon l'un de mes professeurs de Daito-ryu, Kobayashi Kiyohiro, qui s'est entraîné du vivant de Shioda Sensei au Yoshinkan et à l'Aikikai du vivant d'O Sensei, me disait que ce qu'il connaissait de plus proche, en tant que pratiquant de Daito-ryu qui était un peu obligé d'aller faire de l’aïkido en traînant des pieds, c’était au Yoshinkan.
Jacques Payet : Oui parce que quand j'ai suivi le cours de Kondo SenseiKondo Katsuyuki (近藤 勝之, né en 1945) est un professeur de Daito-ryu. Il a reçu le titre de kyoju dairi par Takeda Tokimune en 1974. En 1988, Takeda Tokimune l'a nommé chef de toutes les succursales de Tokyo du Daito-ryu Aiki-budo, pour être à la fois représentant du directeur (soke dairi) et directeur du siège outre-mer (kaigai hombucho) en ce qui concerne le Daito-ryu Aiki-budo. Cette même année, Tokimune lui remet le certificat de menkyo kaiden (licence de transmission intégrale) de Daito-ryu Aiki-jujutsu. à Las Vegas, c'étaient les mêmes techniques, un peu plus brutales peut-être [rires].
Guillaume Erard : Au niveau de sa pédagogie, si la technique était similaire, y-avait-il des différences au niveau de la pédagogie elle-même ?
Jacques Payet : Non, il s'arrêtait puis repartait, c’était assez similaire.
Guillaume Erard : Une chose qui a fait un peu de bruit il y a quelques temps et sur laquelle Ellis Amdur et moi avons travaillé, est que certaines personnes affirment que Shioda aurait appris l'aiki de Horikawa KodoHorikawa Kodo (堀川幸道, 1894 - 1980) était le fils aîné de Horikawa Taiso. Il a commencé le Daito-ryu Ju-jutsu le 12 mai 1914 sous la direction de Takeda Sokaku et de son père. Il a reçu le hiden mokuroku en 1931, puis la même année le hiden ogi mokuroku. Il est promu shihan à l'âge de 37 ans. En septembre 1950, il a fondé le Daito-ryu Aiki-jujutsu Kodokai à Kitami, Hokkaido., pas de Ueshiba Morihei. Est-ce que vous avez vu des relations entre le Kodokai et le Yoshinkan lorsque vous-y étiez ?
Photo prise au siège du Yoshinkan le 22 octobre 1967, montrant de gauche à droite : Ishida Kazuto, Horikawa Kodo, Shioda Gozo et Furuta Tsumigi.
Jacques Payet : Non. Même quand j'étais là-bas, je crois que j'ai vu une fois la visite du sensei de Daito-ryu, mais c’était juste une visite de courtoisie, ils étaient en costume et il n'y avait pas du tout de pratique, donc je pense qu'ils gardaient des relations comme ça.
Guillaume Erard : Dans les milieux martiaux, tous ces gens là se que se connaissaient.
Jacques Payet : Voilà.
Guillaume Erard : On pense qu'il y a des séparations strictes entre personnes et styles et donc du coup, quand on voit des liens, on les surinterprète.
Jacques Payet : Voilà ils étaient tous de la même génération, etc. Parce que moi j'ai vu dans les démonstrations annuelles du Yoshinkan, toutes sortes de personnalités étaient là, Oyama Mas, Nakayama, il y avait des judoka et plein de gens qui venaient. Ce que j’aime avec l’aïkido c’est l’ouverture à l’autre. Ça permet une relation un peu différente avec les autres. On est plus dans une relation de confiance qu’une relation de défense et ça ouvre une autre perspective.
Guillaume Erard : Passons à ce que vous pensez être le but de l'aïkido. Qu'est ce que vous pensez que l'aïkido a apporté dans votre vie, qu'une autre activité n'aurait pas pu apporter, que ce soit un autre art martial ou même complètement autre chose ? En d'autres termes, qu'est ce qui est si spécifique à l'aïkido que ce soit l'aïkido de Shioda Sensei, ou peut-être tel qu'il a été imaginé par Ueshiba Sensei, ou bien votre pratique à vous ? Qu'est ce qui fait que c'est l'aïkido et que ce n'est pas autre chose ?
Jacques Payet : Je vais peut-etre répondre au niveau personnel, donc juste pour moi. L'expérience que j'ai par exemple avec d'autres arts martiaux, que ce soit le ju-jutsu, le karate, le kung-fu un petit peu aussi, ce sont des postures un peu défensives, on est toujours un peu sur la défensive. Ce que j'aime avec l’aïkido c'est l'ouverture à l'autre. Ça permet de une relation un peu différente avec les autres. On est plus dans une relation de confiance qu'une relation de défense et ça ouvre une autre perspective. On se voit soi même et on voit les autres d'une façon différente. En termes d’aïkido, ça permet de devenir un ensemble, une seule personne. Ce côté dualistique disparaît et donc le fait d'avoir ça physiquement, ça se joue aussi dans la vie de tous les jours avec les gens autour de soi. Naturellement on essaie d'aller à l'écoute des gens, à s'ouvrir aux autres et ça, surtout dans le monde d'aujourd'hui où les gens ont tendance à se méfier et prendre ses distances, je pense que c'est quelque chose de très important, ce côté humain qui est très précieux qu'il faut absolument développer. Il ne faut pas avoir peur de l'autre, il ne faut pas se refermer, surtout dans des moments de difficultés, de problèmes, il faut au contraire s'ouvrir, se dépasser soi-même et atteindre l'autre. Ça je pense que l’aïkido peut aider beaucoup.
Guillaume Erard : C'est très intéressant de vous entendre dire ça, et d'ailleurs pour conclure, sachant que l'image des anciens uchi deshi du programme de la police du Yoshinkan, c'est un peu l'image de brutes sanguinaires, de sauvages, et que finalement on s'aperçoit qu'au bout du compte, après quarante années de pratique, on tend quand même à cette ouverture et à une volonté de proposer des valeurs positives par l'aïkido, d'acceptation de différentes formes de pratique, et c'est assez surprenant et aussi heureux pour la discipline, je pense. Et donc à ce sujet, pour terminer, quel est votre souhait pour le futur de l'aïkido, on va dire et la direction dans laquelle vous le voyez partir, et ce qui est important de garder, sachant encore une fois que l'aïkido, par définition, est un peu protéiforme et qu'il va forcément s'adapter aux circonstances dans lesquelles il est pratiqué. Qu'est-ce qu'on doit garder de tout ça ?
Jacques Payet : Moi je pense que ce qui est plus important c'est qu'on trouve un moyen de rêver dans l’aïkido. Il faut que ce ne soit pas seulement une discipline pour se défendre, pour la santé ou pour le physique, mais il faut quelque chose qui donne de l'espoir et qui fasse rêver. Il faut qu'on ait envie de pratiquer parce que c'est quelque chose de spécial et qui va vraiment faire une différence dans le monde. C'est cet esprit là que j'aimerais que les élèves retiennent, parce que s'il y a cette petite flamme... Le plus important pour moi, pour la génération qui vient, c'est qu'il y ait une alchimie qui commence à l’aïkido, je ne sais pour quelle raison, il y a une petite chose à l'intérieur qui change, qui se transforme, qu'une pierre qui était là devienne un petit diamant. Il faut quelque chose qui donne envie de faire le trajet, parce que ce n'est pas un trajet facile, il faut aller petit à petit, il faut vraiment beaucoup d'énergie, beaucoup de concentration, il faut vraiment être prêt à donner toujours plus, pas à recevoir. Je pense que le plus important c'est que plus on donne, plus on reçoit, donc il ne faut pas vouloir s'entraîner juste pour devenir fort ou juste pour pouvoir faire des choses extraordinaires, il faut s'entraîner pour pouvoir s'ouvrir de plus en plus de manière à ce qu'on puisse donner encore plus, et plus on donne plus on va recevoir. Ça doit être un message d'espoir.
Guillaume Erard : Jacques Payet, merci beaucoup.
Jacques Payet : Merci beaucoup pour cette opportunité.