Dans le numéro d'avril 2020 de Hiden, j'ai décrit la vie d'André Nocquet, qui fut le premier uchi deshi étranger d'Ueshiba Morihei de juin 1955 à octobre 1957. Nocquet est décédé en 1999 et il a confié à Frank de Craene et Claude Duchesne, deux de ses élèves proches, la garde de ses affaires. Peu de temps avant son décès, de Craene m'a confié la charge de préserver certains de ces objets et de trouver autant d'informations que possible à partir de ces éléments. J'ai accepté sa demande et j'ai commencé à les étudier très attentivement. Le mois dernier, j'ai décrit le résultat de mes recherches au sujet d'une veste de keikogi qui fut donnée par O Sensei à Nocquet. Aujourd'hui, je voudrais livrer une analyse de certaines parties choisies d'un journal que Nocquet a écrit pendant son séjour au Japon, afin que vous puissiez découvrir certaines des pensées intérieures de Nocquet, de ses aspirations, et comme pour tous les humains, de certaines de ses contradictions intrinsèques. Notez que la version originale en japonais de cet article est disponible pour les gens qui mes soutiennent sur Tipeee.
Avant d'aller plus loin, je dois préciser qu'il est très facile et un peu bête de critiquer les vues erronées des pionniers quand on a l'avantage du recul et de l'avancement des recherches sur un sujet. Dans cet article, je n'essaie donc en aucun cas de saper le travail ni critiquer la personnalité d'André Nocquet, mais au contraire, je voudrais apporter respectueusement un peu plus de lumière sur son processus de pensée, basé sur ma propre modeste expérience d’Aïkido et une décennie passée à vivre et à m'entraîner au Japon. C’est un exercice important car peu de gens l'ont fait, et plus qu’une fenêtre sur le cœur d’un pionnier, ce journal contient certaines des clés qui expliquent comment l'Aïkido est compris en Occident aujourd’hui. La première entrée du journal est datée du 28 août 1956 et la dernière date du 3 novembre 1957. Même si la fin correspond au départ de Nocquet du Japon, toute l'année se déroulant entre son arrivée au Japon jusqu'à juillet 1956 est manquante, ce qui suggère qu'il pourrait exister un volume antérieur, ou bien que Nocquet n'a commencé à écrire qu'à partir du milieu de son séjour au Japon. Dans tous les cas, nous manquons malheureusement de sources sur toute la première année de son séjour.
Aïkido et religion
Couverture du journal d'André Nocquet
La première chose qui m'a frappée lorsque Frank m'a remis le journal est la grosse croix noire sur sa couverture. Il est intéressant de noter que beaucoup de pratiquants Japonais à qui je l'ai montrée m'ont dit que cette croix représentait le pont entre le ciel et la terre dont O Sensei parlait souvent. En effet, O Sensei écrivait parfois Aïkido de cette manière : 十字道, ce qui veut dire « Le Chemin de la Croix ». Il utilisait également une autre manière de l'écrire : 合気十, la « Croix Aiki »Pour une explication plus détaillée, j'encourage le lecteur à lire l'article suivant.. Il est possible que Nocquet ait été familiarisé à ces concepts par O Sensei ou ses élèves, mais ni son journal, ni aucun de ses autres écrits que j'ai en ma possession ne les mentionnent. Bien entendu, pour un occidental, cette croix a une signification beaucoup plus évidente. Nocquet a été pendant toute sa vie un catholique très dévot, et ceux qui l'ont connu conviennent que cette croix est clairement une référence au christianisme. Pour preuve, de nombreuses parties de son journal intime comportent des extraits de la Bible chrétienne, comme celui-ci, qui est écrit sur la couverture elle-même :
Celui qui aime le Crucifix se protège souvent avec son signe Canon John Mirk (vers 1400)
Pour un occidental, la présence de cette grande croix noire sur un cahier contenant certainement toutes sortes de secrets sur l'Extrême-Orient est à la fois inattendue, et peut-être également source d'un certain malaise. En fait, mon ami Odilon Regnard, qui a agi comme témoin lorsque j'ai été désigné gardien des affaires de Nocquet, s'est fortement opposé à la publication de la photo de cette couverture, car il craignait qu'elle ne soit mal comprise. Je pense au contraire que cette croix, même si elle n'a probablement pas grand chose avec le symbolisme d'O Sensei décrit plus haut, est la clé de la pensée de Nocquet et de sa compréhension de l’Aïkido , et par extension, peut-être de celle de toute une génération de pratiquants non japonais. Nocquet a formellement abordé la question de la religion en Aïkido dans une interview qu'il a accordée à une émission de radio française en 1988 :
Un jour, j’ai posé la question à mon maître, maître Ueshiba « Vous dites toujours maître, que l’Aikido est Amour, alors, est-ce qu’il n’y a pas un sens très étroit avec le Christianisme ? » Il m’a dit « Oui, il y a un sens très étroit avec le Christianisme, mais si vous allez en Europe, ne dites jamais que l’Aikido est une religion. Si vous pratiquez bien l’Aikido, vous serez peut-être un meilleur chrétien, mais si un bouddhiste pratique bien l’Aikido, il sera un meilleur bouddhiste. » L’Aikido fait comprendre mieux les religions et les philosophies, mais ce n’est pas une religion, voilà ce qu’il m’a dit. Entretien avec André Nocquet - France Culture, 1988
Il était clair que Nocquet a pris la réponse d'O Sensei comme un signe que son catholicisme et les idéaux spirituels de l'Aïkido ne s'excluaient pas mutuellement. Il est même allé plus loin, arguant que Ueshiba Morihei prônait une sorte de syncrétisme entre les religions du monde et les idéaux spirituels de l'Aïkido. En conséquence, dans ses propres écrits, Nocquet a plus tard souvent tenté de fusionner les concepts chrétiens avec les idéaux d'Ueshiba.
Pour arriver à cet aïki, il faut « construire l'âme divine dans le corps humain », c'est-à-dire pour s'associer à un Ki universel, et c'est assez difficile, par la pratique de shin kokyu et vie de chaque jour en Dieu ensuite. « Faites briller votre lumière dans l'obscurité qui vous entoure ». Si Dieu - le Christ est toujours présent en nous, nous vivrons divinement, et notre Ki pourra alors pénétrer partout, « à travers les portes, les murs, les rochers, n'importe quoi » ; c'est une puissance énorme d'avoir Ki en soi, il est bien naturel alors que l'attaque malveillante soit déjouée rapidement et absorbée, annihilée, effacée, anéantie. Allons en avant sans hésiter. Entrée du journal d'André Nocquet du 27 septembre 1956, suite à un cours avec Ueshiba Morihei
En particulier, Nocquet établit des parallèles fréquents entre les exercices de respiration (shin kokyu) et la prière.
Respiration. Prière. Deux choses importantes de l'aïki. Entrée du journal d'André Nocquet du 17 avrilril 1957, après un cours avec Tohei Koichi
Au travers de ses conférences et de ses écrits, il est évident que Nocquet semble avoir pris cela comme une licence pour adopter un point de vue largement ethnocentrique lors de l'analyse et de la description des principes philosophiques de l'art d'Ueshiba Morihei. À titre d'exemple, j'ai discuté ailleurs des différences d’interprétations du concept d'harmonie entre le Japon (和) et l'Occident, et des malentendus potentiels qui peuvent survenir si l'on étudie l'harmonie dans le cadre de l'Aïkido basé sur une interprétation ethnocentrique et / ou contemporaine du terme. Comme beaucoup des pratiquants, ce qu'André Nocquet a écrit était souvent basé sur un tel malentendu.
Nocquet priant avec O Sensei.
On peut en fait supposer que cela a peut-être conduit à certaines interprétations erronées de Ueshiba et de son art, car Nocquet n'avait pas une compréhension particulièrement sophistiquée de l'esprit, de la culture ou de la langue japonaise. Il était aussi un homme très expérimenté à son arrivée au Japon, il était très loin d’être une page blanche. Ainsi, il a tout absorbé à travers le prisme de sa propre philosophie occidentale, et ses écrits montrent qu'il était souvent, comme nous tous, enclin à des biais de confirmation. Par exemple, Nocquet a souvent omis de souligner que la nature dogmatique des affirmations d'une religion comme le catholicisme romain s'exclut mutuellement avec celle d'autres religions, même celles, comme le bouddhisme, qui ne sont pas fondées sur des dogmes, et donc par nature plus malléables.
Le Maître Ueshiba explique le commencement du monde par la même voie que la bible (sans le savoir). Il y a un point au début. C'est Ki, c'est-à-dire esprit universel - Dieu - esprit de Dieu. Puis Ki se manifeste par un son, le verbe qui a le pouvoir de créer, ce qui explique que les mouvements rythmés du Maître avec accompagnement de sons expliquent qu'en émettant des sons le Maître absorbe l'énergie cosmique bénéfique (universelle). Entrée du journal d'André Nocquet datée du 27 septembre 1956
Un peu plus loin dans son journal, Nocquet trace l'un des nombreux parallèles clairs et directs entre les Écritures et une interprétation pratique de l'Aïkido.
J'ai lu dans la Bible aujourd'hui (page 55 Saint-Luc) : « Mais Jésus le renvoya en disant : « Retourne dans ta maison et raconte tout ce que Dieu t'a fait » » Dieu agissait en Jésus, c'était aïki total ; aussi bien Jésus peut agir en nous qui sommes vivants si nous nous laissons guider par lui, notre corps étant un simple instrument au service de Jésus. Ce n'est pas nous qui parlons, agissons, c'est Jésus qui est en nous qui fait tout, voilà le véritable aïki. « Quand on vous mènera devant les synagogues, les magistrats et les autorités, ne vous inquiétez pas de la manière dont vous vous défendrez, ni de ce que vous direz car le Saint-Esprit vous enseignera à l'heure même ce qu'il faudra dire » Jésus - Luc page 61 Quand vous serez attaqué par l'adversaire en combat réel, ne vous inquiétez pas de la manière dont vous vous défendrez, ni de la technique que vous désirerez, car Ki = Saint Esprit vous enseignera à l'heure même ce qu'il faudra accomplir. Entrée du journal d'André Nocquet datée du 3 novembre 1957
L'autre côté de cette observation, qui donne un aperçu du caractère et du processus de pensée de Nocquet, est qu'à plusieurs reprises, il a fait des déclarations plutôt dénigrantes au sujet des scientifiques ou la méthode scientifique elle-même. Il faisait d'ailleurs parfois appel à l'argument d'autorité en citant des scientifiques dont les théories créationnistes ont été largement réfutées depuis, comme ici :
Quant à Sir Fred Hoyle, fondateur de l'Institut d'astronomie théorique de Cambridge, anobli par la Reine d'Angleterre, pour ses travaux, il récuse la plupart des théories sur lesquelles est fondée notre connaissance actuelle du Cosmos. Il renvoie Darwin, Einstein et Carl Sagan, à leurs études. André Nocquet - Maître Morihei Ueshiba Présence et Message p. 250-251
Comme on peut s'y attendre suite à une telle déclaration, les écrits de Nocquet contiennent pas mal de concepts pseudo-scientifiques et new age. Il faut donc toujours garder ces observations à l'esprit lors de la lecture de ses écrits, car ils peuvent conduire à des interprétations erronées concernant le sens de l’Aïkido ou bien les intentions d'Ueshiba Sensei. Je crains que ces interprétations erronées aient imprégné profondément des générations de pratiquants, d'autant plus que pour des raisons que j'ai brièvement expliquées dans le numéro de Hiden d'avril 2020, presque aucun des propres élèves de Nocquet n'est jamais allé au Japon, ni n'a étudié la culture, la pensée ou la langue japonaise. D'ailleurs, puisque Nocquet mentionne le célèbre scientifique Carl Sagan, il est intéressant de noter que Sagan a également été lu et cité par nul autre que Nidai Doshu Ueshiba Kisshomaru lui-même. Dans son livre « L’Esprit de l’Aïkido », Nidai Doshu a écrit ce qui suit :
Cosmos n'est pas un traité philosophique, mais il contient une mine d'informations sur les données les plus récentes en sciences spatiales et il nous rappelle une fois de plus que l'univers est la source de notre vie et que nos vies sont intimement liées à son ordre. Sur ce point même, bien que sous des perspectives entièrement différentes, il existe un accord avec la compréhension intuitive de la vie dans la pensée est-asiatique. Ueshiba Kisshomaru - L'Esprit d’Aïkido p. 28
Le contraste en termes d'approche et d’interprétation du processus scientifique est assez fascinant.
Pratique et étude quotidiennes
Le reste du journal offre des informations très précieuses sur la pratique et la vie d’André Nocquet pendant cette période. Le journal est effectivement, dans une large mesure, autant un mémorandum technique qu'un journal intime.
Croquis techniques réalisés par Nocquet dans ses notes
Avant de plonger dans des passages spécifiques, il est important de noter une dernière phrase tirée de la couverture, qui illustre peut-être mieux que tout, les contradictions intrinsèques bien humaines d'André Nocquet. Gardez à l'esprit que Nocquet a été l'un des auteurs les plus prolifiques au sujet de l'Aikido.
Faut-il écrire sur l'Aïkido ? Depuis des siècles on écrit sur l'amour physique, les plus grandes personnalités n'y apprendraient rien, l'amour physique il faut l'exécuter pour le comprendre, c'est-à-dire sentir dans le silence l'union avec le partenaire. L'art également, il faut le pratiquer, la compréhension de cet art est intuitive, c'est pourquoi les plus grands maîtres fondateurs n'ont jamais écrit beaucoup. Si vous écrivez dans un carnet, c'est le carnet qui retient mais pas vous. Extrait de la couverture du journal d'André Nocquet
Cela peut également expliquer pourquoi Nocquet n'a peut-être commencé à écrire qu'à mi-chemin durant son séjour au Japon. Notez cependant que malgré ses opinions changeantes sur la question, il était censé produire un rapport à son retour en France, et je trouverais très surprenant qu'il n'ait pas gardé de trace, fût-elle lâche, de ses douze premiers mois au Japon. Malheureusement, je n'ai pu confirmer s'il existait d'autres notes que celles que Frank m'a remises (des annexes existent mais elles sont postérieures à la rédaction du journal). Il faut cependant noter qu'aussi prolifique fut-il, André Nocquet n'a jamais publié de manuel technique. Il existe des films qui ont été tournés vers la fin de sa vie et qui étaient destinés à la réalisation d'une vidéo pédagogique, mais elle n'a jamais été achevée pour des raisons que j'ignore.
Extrait d'une vidéo technique inachevée d'André Nocquet (uke : Bernard Boirie)
Solitude
On ne peut qu'être frappé par le profond sentiment d'isolement qui se dégage de la lecture du journal de Nocquet. Bien qu'il mentionne d'ailleurs de façon explicite sa solitude à quelques reprises, c'est dans un texte ultérieur que Nocquet exprime toute l'étendue de son isolement à l'époque :
Mon ignorance de la langue japonaise m’a, pendant presque trois ans, enfermé dans une quasi-solitude. Si pénible qu’elle fût pour moi en certains moments, elle me plaça dans des conditions irremplaçables pour méditer. André Nocquet - La force de l’esprit japonais (publié en juin 1983)
Il semble que cet isolement ne sera brisé qu'en 1956 lorsque Tohei Koichi reviendra au Japon après une année passée aux États-Unis. Même si le philosophe Tsuda Itsuo assistait sporadiquement à des réunions pour traduire les dires d'O Sensei pour Nocquet, il n'était pas avec lui tous les jours (il ne pratiquait pas encore), et donc Tohei était probablement le seul instructeur du Hombu Dojo à l'époque avec lequel Nocquet aurait pu communiquer en anglais. Il est intéressant de noter que le retour de Tohei coïncide également avec le début de la rédaction du journal.
André Nocquet avec Tohei Koichi au Hombu Dojo (photo gracieusement offerte par Kobayashi Yasuo Shihan)
Si l'on suppose que les notes que Nocquet a prises étaient issues des cours qu'il préférait, ou qu'il comprenait le mieux, cela nous donne une perspective très intéressante sur ses principales influences. Même si Nocquet a suivi la plupart des cours d'Ueshiba Kisshomaru Sensei, Okumura Shigenobu Sensei et Osawa Kisaburo Sensei, l'écrasante majorité des entrées de son journal concerne les enseignements de Tohei Sensei. Tohei est effectivement probablement celui qui a fait le plus d'efforts pour adopter une approche pédagogique de type occidental et il semble qu'il ait aussi pris sur lui d'expliquer les techniques d'O Sensei à Nocquet. En effet, Nocquet a rapporté que Tohei lui aurait dit ce qui suit :
« Le Maître Ueshiba est un génie dans ce qu'il fait. Il ne peut vous expliquer. Moi, je peux vous expliquer ». Propos de Tohei Koichi rapportés par André Nocquet dans un entretien pour Aikido Magazine (février 1984)
Le journal nous aide également à comprendre que Nocquet a fait la majeure partie de son apprentissage au Hombu Dojo à Tokyo. Même s'il existe une collection relativement importante de photos le montrant à Iwama en compagnie d'O Sensei, ce qui a amené certaines personnes à supposer qu'il s'était beaucoup entraîné là-bas, ces clichés ont tous été pris lors d'un unique voyage de cinq jours à Iwama. J'ai interrogé Isoyama Hiroshi Shihan de la branche Aikikai d'Ibaraki à propos de Nocquet, et il m'a répondu que Nocquet n'était en effet pas un habitué du dojo d'Iwama, même s'il était possible qu'il l'eut visité.
Ueshiba Morihei et André Nocquet à Iwama
Cela confirme l'idée que l'apprentissage de Nocquet était, comme ses contemporains, principalement placé sous la responsabilité de Dojo-cho d'alors, Ueshiba Kisshomaru, ainsi que de celle du Shihan Bucho, Tohei Koichi.
Projets pour le futur developpement de l’Aïkido à l'étranger
Dans son journal, Nocquet réfléchit souvent à l'enseignement et à l'organisation de l'Aïkido qu'il a appris au Japon lors de son retour en France. Il semble particulièrement préoccupé par la mise en place d'un système pédagogique afin de s'assurer que l'Aïkido ne soit ni perdu ni dénaturé pendant le processus de transmission et d'expansion.
Peut-être répondra-t-on que l'Aïkido se modifie chaque jour et est appelé à d'autres modifications. Néanmoins, avec son degré actuel voisin de la perfection, il est possible d'établir un système dès maintenant que les instructeurs pourront enseigner, étant toujours dans l'avenir en relation avec le Centre qui pourra les mettre au courant des différentes modifications apportées de perfectionnement de l'art. Un bulletin peut d'ailleurs être créé pour servir de trait d'union à tous les professeurs. Extrait du journal d'André Nocquet du 28 août 1956
A noter que l'hypothèse de Nocquet selon laquelle l’Aïkido continuera d'évoluer sous la direction de l'Aïkikaï est assez intéressante, car elle est en contradiction avec la conception plutôt rigide que de nombreux pratiquants de l'Aikido, y compris pas mal de ses élèves, ont de l'art. On ne sait pas si les choses ont été explicitement exprimées en ces termes en japonais pendant les cours au Hombu Dojo, mais dans tout le journal de Nocquet, l'applicabilité des techniques pour l'autodéfense est souvent mise au premier plan. Il réfère constamment à la façon dont il appliquera ce qu'il appris au Japon lorsqu'il enseignera aux forces de la police et à l'armée à son retour en France, ce qui contraste évidemment avec la pratique du Hombu Dojo aujourd'hui. Nocquet oppose souvent l'autodéfense basée sur l'aïki à celle de Kawaishi Mikonosuke (fondateur du judo français). Encore plus fascinant, Nocquet ne mentionne jamais le nom complet de Kawaishi, se référant à sa méthode comme « méthode Judo », « méthode Kawa » ou « méthode K », presque comme un code secret. Les personnes psychanalytiquement inclinées peuvent bien sûr y lire beaucoup de choses.
En rentrant en France, il me faudra être armé d'un couteau et provoquer quelques experts de self normale ; ils se défendront tous suivant les blocages de la méthode K., mais je cèderai à ces blocages suivant le principe universel de non résistance. Extrait du journal d'André Nocquet daté du 1er avril 1957
André Nocquet prenant l'ukemi pour Kawaishi Mikonozuke. Cette démonstration fut réalisée lors de la première édition du Championnat d'Europe de Judo qui s'est déroulé les 5 et 6 décembre 1951 au Vélodrome d'Hiver à Paris devant plus de 10000 spectateurs.
On trouve ici encore une autre des contradiction dans la personnalité de Nocquet, qui, tout au long de ses notes et écrits, parle de non-compétition, et de laisser tomber l'ego et la confrontation, mais qui décrit explicitement dans son journal privé son intention d'accomplir ce que le lecteur japonais pourrait appeler dojo yaburi (assaut de dojo). Ceux qui l'ont connu savent qu’André Nocquet était un homme fier, et une section de son journal en donne une illustration intéressante, car elle contient la transcription d'un discours qu'il a prononcé devant un public étranger à l'occasion d'une célébration de la fin de la Première Guerre mondiale, et certaines sections barrées et éditées sont visibles dans le texte :
Laïus aux étrangers le 11 novembre 1956 [...] Les esprits orientaux et occidentaux sont diamétralement opposés, pour cette raison ce n'est pas facile à saisir, maisnous autresmoi étrangersau Japonavonsai la chance d'apprendre en contact étroit avec le Maître lui-même et les meilleurs professeurs et je pense qu'il sera denotremon devoir quandnousje reviendronsai dansnos pays respectifsmon pays d'en faire une adaptation intelligente petit à petit, aux occidentaux, c'est mon but aujourd'hui avec l'organisation de cette table ronde. [...] Extrait du journal d'André Nocquet du 25 novembre 1956
Étant donné que la date de la transcription est postérieure à celle du discours lui-même (écrit en anglais dans le journal), on ne sait pas pourquoi il aurait transcrit la version originale, puis éditée. A-t-il prononcé la version originale quelques jours auparavant et décidé de modifier une transcription destinée à la postérité ? Qui sait. Il est cependant indéniable que Nocquet n'était pas le seul étranger à s'entraîner au Hombu Dojo à l'époque, même s'il était le seul à y vivre. Il n'était pas non plus le premier étranger à avoir été exposé à l'Aïkido d'O Sensei. Pourrait-ce être considéré comme une tentative de diriger l'attention sur lui-même ? Je suppose que nous ne pourrons jamais le dire avec certitude.
Transcription du discours de Nocquet prononcé lors des célébrations du 11 novembre 1956. Notez les passages qui ont été gribouillés à l'aide d'un stylo différent et qui changent les pronoms pluriels au singulier.
Ce que nous savons cependant, c'est qu'à son retour en Europe, André Nocquet s'attendait à prendre la tête de l'Aïkido en France, ce qui ne fut malheureusement pas le cas, en partie à cause de son caractère particulier, mais aussi du refus de certains locaux d'accepter son autorité, ainsi que dans une certaine mesure, de la décision de l'Aikikai d'envoyer d'autres experts japonais pour prendre le relais. Je n'entrerai pas dans les détails (abordés dans un article précédent), mais cela a causé beaucoup de problèmes, dont certains ont dû être traités en face des tribunaux, et c'est probablement une des raisons pour lesquelles l'Aïkido est aussi segmenté qu'aujourd'hui en France. Kisshomaru Doshu en écrit un compte rendu très intéressant :
Une communication de cœur à cœur qui continue de vivre Après avoir prolongé son premier séjour de deux à quatre ans, se consacrant avec diligence à l'apprentissage de l'Aïkido, M. Nocquet a quitté le Japon en 1959. Bien que me fiant sur sa bonne foi, il n'a pas toujours répondu à mes attentes après son retour en France. Effectivement, après le retour de M. Abe au Japon, les différences subtiles dans la façon de penser entre l'Est et l'Ouest, les conflits avec les professeurs japonais nouvellement envoyés et les conflits d’intérêts entre Français l'ont amené à prendre ses distances par rapport à l'Aikikai. Cependant, je suis resté calme et je ne m'en suis pas plaint ni n'ai haï Nocquet. En Aïkido, il s'agit de toujours prendre soin de l'autre et refuser le conflit. Je me suis dit : « Quand le temps viendra, ils finiront par arriver à s'entendre ». Quelques années plus tard, lorsque la Fédération internationale d'Aïkido a été créée, j'ai entendu de façon inattendue de la part de M. Nocquet qu'il voulait venir au Japon. En apprenant cette nouvelle après si longtemps, j'ai ressenti des sentiments familiers pour moi, ma femme et mes enfants. L'interaction à cœur que nous avions entretenue entre êtres humains était toujours vivante, quoi qu'il advienne. Après cela, M. Nocquet a réglé ses différends avec l'instructeur japonais local et s'est de nouveau rapproché de nous en tant qu'organisation. Ueshiba Kisshomaru, Aïkido Ichiro p. 229-230
La voie à suivre
L’étude du journal d’André Nocquet a été extrêmement éclairante à plusieurs niveaux. Cela m'a fait comprendre que, tout comme Ueshiba Morihei, et par extension tous les humains, André Nocquet était pétri de contradictions. En fait, l’Aïkido est précisément construit sur ces contradictions ; bien que notre art propose d'éviter ou de résoudre les conflits, il détient en son sein les sources de discorde qu'il propose de résorber. Il s'agit notamment d'un art mortel qui vise à ne faire aucun mal. C'est une philosophie révolutionnaire et flexible, mais elle est culturellement très ancrée dans la mentalité japonaise, tout en étant également destinée à être diffusée dans le monde entier. Pas étonnant alors qu'il y ait tant d'interprétations différentes de l'Aïkido, non seulement à l'étranger, mais aussi au Japon. C’est d'ailleurs précisément ce qui vaut la peine de consacrer sa vie à l’étude de l’Aïkido. Cette étude de la vie de Nocquet et des documents a également résonné à un niveau très personnel pour moi. J'ai écrit dans le numéro précédent de Hiden (juin 2020) que j'avais l'habitude de rêver, enfant, de suivre les traces de mes héros, dont André Nocquet et Christian Tissier, et de venir étudier l'Aïkido au Japon. J'ai réalisé ce rêve et au cours des dix dernières années, j'ai énormément appris sur le tatami du Hombu Dojo de l'Aikikai. Cependant, j'ai aussi compris qu'il serait une erreur de me priver de l’expérience de ces hommes qui m'ont précédés. En effet, l’étude attentive des parcours pionniers à travers la lecture du journal personnel d’André Nocquet, ou bien mes conversations avec Christian Tissier, l’analyse de leur compréhension et de leurs caractères, détiennent autant de pistes et des leçons inestimables pour tracer ma propre voie en Aïkido. Pour conclure cette analyse, je voudrais proposer une dernière citation tirée du journal d’André Noquet, à laquelle je souhaite adhérer en suivant humblement les traces laissées par les pionniers :
Notre chemin Je jure solennellement qu'à partir de ce jour, je ne me mettrai pas en colère, et ne serai ni craint, ni affligé. Je serai honnête, gentil et joyeux, remplissant mon devoir envers ma propre vie avec force, courage et empressement, et vivant toujours comme un homme respectable avec un esprit plein de paix et d'amour. Extrait du journal d'André Nocquet du 24 janvier 1957, suite à une visite au Tempukai
Article originalement publié en japonais dans 秘伝月刊 (juillet 2020). Un grand merci à Odilon Regnard pour son aide dans l'analyse des nombreux documents issus des archives d’André Nocquet. Merci également à Frank de Craene et Claude Duchesnes pour leur confiance. Cette série d'articles est dédiée à la mémoire de Frank qui ne m'a demandé qu'une seule chose : « La vérité, rien que la vérité. »