Je connais le nom d'André Nocquet depuis presque aussi longtemps que je connais l'aikido. En effet, la photo le montrant faisant face à un vieil homme japonais est la première chose que j'ai vue en entrant dans le dojo de Michel Desroches, mon premier professeur. Il se trouve que j'ai commencé ma pratique de l'aikido dans la fédération d'André Nocquet et de fait, j'ai entendu beaucoup d'histoires fantastiques sur sa vie et son voyage de pionnier au Japon afin d'étudier avec le fondateur Ueshiba Morihei. En tant que jeune garçon, cela m'a fait forte impression et j'ai souvent rêvé de suivre ses traces et d'étudier au Japon avec les maîtres. Plus tard, au début de mon travail d'historien de l'aikido, j'ai profité de mes différents entretiens et projets pour recueillir autant d'informations que possible sur Nocquet. J'ai publié un certain nombre d'éléments dans mes articles et j'ai finalement pu écrire une biographie qui a été récemment publiée dans les pages du plus fameux magazine du Japon sur les arts martiaux, Hiden Monthly (月刊秘伝). L'article suivant est lui disponible en japonais dans le numéro de juin 2020.
André Nocquet et O Sensei à Iwama. Il s'agit de la photo qui était dans le bureau de mon premier professeur.
Mes efforts ont été remarqués par plusieurs personnes, dont certains des élèves les plus proches de Nocquet lui-même, messieurs Frank De Craene et Claude Duchesne. Ils ont demandé à me rencontrer et à ma grande surprise, m'ont demandé de devenir leur successeur en tant que gardien de certains objets issus des effets personnels de Nocquet qui comprennent son journal, des lettres, des rouleaux, des films, des photographies et des armes en bois. Je me souviendrai toute ma vie de ce moment où Frank a posé une veste de keikogi sur mes genoux en disant à Odilon Regnard et Patrice Clergeau qui m'accompagnaient :
Vous en êtes tous témoins, je remets aujourd'hui cette veste à Guillaume Erard pour qu'il en devienne le gardien. Propos de Frank De Craene en présence d'Odilon Regnard et Patrice Clergeau - juin 2016
Mon sang n'a fait qu'un tour puisque j'ai tout de suite reconnu la veste de keikogi que Frank m'avait montrée bien des années auparavant et qui selon lui aurait été offerte à André Nocquet par Ueshiba Morihei en personne.
Le keikogi remis à André Nocquet par Ueshiba Morihei
Selon Nocquet Sensei, Ueshiba Morihei lui aurait présenté ce keikogi en ces termes :
Prenez ce keikogi, je l'ai porté et j'ai transpiré dedans. Maintenant, c'est à votre tour de le porter pour que nos sueurs se mélangent pendant votre pratique alors que vous travaillez au développement de l'aikido en Europe. Propos de Ueshiba Morihei rapportés par André Nocquet
En vérité, au delà de la légende, je n'ai rencontré personne qui connaissait exactement l'histoire de cette veste, et donc une fois que j'en suis devenu le gardien, j'ai décidé qu'il était temps pour celle-ci de retourner au Japon. Je voulais la montrer à des gens mieux informés, y compris certains des derniers élèves vivants d'O Sensei, afin de savoir s'ils savaient quelque chose à ce sujet.
André Nocquet enseignant en France. Il porte le keikogi qui lui a été donné par O Sensei. La photo est issue de l'ouvrage de Jean-Daniel Cauhépé, lui-même élève très proche de Nocquet : La métamorphose de la violence par l'Aïkido de Sumikiri.
En dépit de son âge, la veste est encore en très bon état, même s'il est clair qu'elle a été beaucoup portée. Elle a en effet été raccommodée plusieurs fois, en toute probabilité à différentes périodes, comme l'indique la différence de couleur entre certaines coutures.
L'une des nombreuses zones où le keikogi a été réparé.
Je me suis d'abord demandé si la veste avait été utilisée souvent par O Sensei et raccommodée avant qu'il ne la donne à Nocquet, ou bien si c'est Nocquet lui-même qui l'avait utilisée le plus. A première vue, il est évident que certains des rafistolages semblent aussi usés que le keikogi lui-même, il est donc probable qu'ils aient été effectués il y a de nombreuses années, mais un détail intéressant réside cependant dans le renfort réalisé tout le long du col.
Col du keikogi avec un renfort cousu sur toute sa longueur.
Effectivement, le morceau de tissu qui court sur le bord du col se trouve au dessus de la broderie, et donc il doit forcément avoir été rajouté par la suite. Vu la similarité de couleur, j'ai d'abord supposé que ce renfort avait été effectué au Japon, mais si on compare avec un gros plan de l'image de Nocquet portant la veste, on peut voir que le renfort n'y est pas encore présent. Cet ajout ne peut donc avoir été effectué qu'après le retour de Nocquet en France.
Sur le côté gauche se trouve le col du keikogi tel qu’il est aujourd’hui, avec le renfort couvrant une partie des caractères. Sur la droite, il s'agit d'un gros plan issu de la photo de Nocquet portant le keikogi après son retour en France, et tous les caractères sont clairement visibles.
Le tissage
La première personne à qui j'ai montré le gilet est Jordy Delage, le créateur de Seido Co. Ltd. et l'un des plus éminents experts mondiaux en équipement de budo japonais. Il m'a donné des informations très intéressantes sur la structure du keikogi et comment il avait été fait. Selon lui, le keikogi lui-même est fabriqué de la même manière qu'un keikogi de judo, c'est à dire que le haut est composé d'un tissu épais au motif grain de riz de type sashiko et la moitié inférieure est pourvue d'un motif de diamant hishisashi. Fait intéressant, les deux tissages sont effectués sur la même pièce de tissu, ce qui suggère qu'ils ont été tissés à la main sur une seule pièce de coton.
Le tissage sashiko et hishisashi est réalisé dans le même morceau de tissu.
Toujours sur le tissage, un point intéressant se trouve au niveau des manches qui semblent avoir été rallongées, comme semble l'indiquer une ligne de couture au niveau du poignet. J'ai d'abord pensé que peut-être, le keikogi devait avoir été fait aux mesures d'O Sensei, puis agrandi pour Nocquet. Cependant, après un examen plus poussé, cette couture semble avoir été faite pendant la fabrication. Il est effectivement possible que cela ait été dû au fait que les pans de coton utilisés n’étaient pas assez larges pour permettre un tissage d'une seule pièce. Ce procédé existe d'ailleurs encore puisque si vous commandez un hakama en coton indigo et demandez des sangles plus longues, il est fort possible que vous trouviez une couture à un endroit de la sangle.
Manche du keikogi avec un ligne de couture près du poignet.
Jordy a ajouté que le keikogi était visiblement fait à la main, probablement par quelqu'un avec de grandes compétences en couture. Compte tenu de la qualité du tissage et de la broderie, il a estimé que cela devait être un article assez cher. Il m'a dit cependant que la coupe était un peu inhabituelle pour un keikogi et que la personne qui l'avait fabriqué n'était peut-être pas très expérimentée dans le tissage d'un keikogi de budo. Par exemple, il trouve que les pans de la veste ne ferment pas très bien, surtout par rapport à la largeur d'épaule assez ample.
Jordy Delage me décrivant la structure du keikogi.
Iwata Shokai est la première entreprise à avoir commencé à fabriquer des keikogi spécifiques à l'aikido vers 1956. Cependant, en comparaison avec un keikogi fabriqué par eux pour O Sensei qui est exposé dans un musée à Hokkaido, il semble clair que celui en ma possession a été fabriqué d'une manière très différente, donc je pense que Jordy a raison et que le keikogi pourrait avoir été fabriqué par quelqu'un d'autre. Le keikogi que j'ai obtenu ne portait aucune étiquette ou marque de fabrique, ce qui est dommage mais pas surprenant pour l’époque.
La broderie
La broderie est composée de sept caractères de très haute qualité, au tissage très serré, qui descendent le long du col gauche de la veste. Jordy m'a fait remarquer que les caractères se trouvent derrière les lignes de couture, ce qui indique qu'ils ont été ajoutés pendant le processus de fabrication plutôt que cousus après.
La broderie du col est placée sous les lignes de couture[/caption] Au sujet de la broderie, elle dit : « Doshu Ueshiba Morihei » (道主植芝守平), suivie d'un dernier kanji qui m’était inconnu. J'ai d'abord supposé que ce dernier kanji pouvait être un titre honorifique archaïque ajouté par la personne qui avait fait la veste en vue de l'offrir à O Sensei, cependant, je n'ai trouvé aucun kanji similaire dans aucun de mes livres. J’ai été aiguillé dans la bonne direction par mon ami et chercheur sur les budo, Baptiste Tavernier, qui a suggéré qu’il pourrait s’agir du kao d’O Sensei. Un kao (花押) est une signature stylisée qui peut etre utilisée au lieu du sceau (判子, hanko) habituellement utilisé au Japon. J'ai donc cherché dans les diverses calligraphies d'O Sensei que je connaissais et j'ai rapidement retrouvé le même caractère sur plusieurs de ses écrits !
Le dernier caractère sur la broderie du keikogi (à gauche) et la calligraphie d'O Sensei portant son kao (à droite).
Cette découverte a eu de sérieuses répercussions sur mes hypothèses précédentes, car il était dès lors pratiquement impossible que le keikogi ait été un cadeau fait à O Sensei. En fait, cela signifiait au contraire que O Sensei aurait soit fabriqué ce keikogi lui-même, ce qui est peu probable, ou bien il l'ait fait fabriquer par quelqu'un et y ait fait apposer son sceau dans le but de l'offrir. Plus important encore, O Sensei n'aurait jamais porté régulièrement un vêtement portant sa signature. D'ailleurs, je n'ai jamais vu de photo d'O Sensei le montrant portant un keikogi brodé. J'ai donc commencé à douter de l'histoire de Nocquet...
L’avis des maîtres
Passée l'excitation, je n’étais du coup pas très avancé. J'ai décidé de me renseigner auprès de Tada Hiroshi Shihan avec qui j'ai eu la chance de discuter plusieurs fois de l'histoire de l'aikido, et en particulier au sujet d’André Nocquet.
André Nocquet devant le Hombu Dojo avec Tada Hiroshi et Yamaguchi Seigo (v.1957)
Bien que Tada Shihan ne se souvienne pas d'avoir jamais vu la veste, ni aucune autre semblable, il m'a fait savoir qu'à partir du moment où O Sensei avait commencé à apprendre la calligraphie auprès d'Abe Seiseki Sensei, on lui demandait souvent de signer des objets personnels tels que des éventails et des épées en bois. Selon lui, cette veste aurait pu être un tel objet. Tada Shihan semblait de plus suggérer qu'il était tout à fait possible que Nocquet ait fait fabriquer cette veste pour lui-même et ait demandé que le nom d'O Sensei soit brodé dessus. Cela est certainement possible mais personnellement, je pense que le fait que la broderie figure derrière les lignes de coutures, ce que Tada Sensei n'a probablement pas vu étant donné que je n'avais que des photos à lui montrer ce jour là, rend cela peu probable.
André Nocquet et Kobayashi Yasuo en démonstration sur le toit d'un grand magasin de Shibuya (c. 1956). La dédicace est de Nocquet pour Kobayashi.
J'ai décidé de poser la question à un autre contemporain de l'époque et je suis allé à Kodaira pour montrer le keikogi à Kobayashi Yasuo Sensei que j'avais également interviewé auparavant. Il m'a répondu qu'il n'avait jamais vu ce keikogi particulier non plus, mais il a remarqué immédiatement qu'il avait dû être fait à la main. Il a ajouté que c'était assez courant à l'époque car il n'y avait pas encore de gros fabricants. Mihaly Dobroka, qui avait organisé la rencontre, nous a en outre rappelé qu'il existait une tradition selon laquelle la personne qui offrait un atour avait pour usage de porter le vêtement une fois, afin de rendre le cadeau plus personnel. Kobayashi Sensei a répondu qu'il se souvenait bien qu'une telle coutume existait et que cela aurait bien pu être le cas pour ce qui concerne ce vêtement particulier. Il a cependant conclu qu'étant donné la taille relativement grande de la veste, il était peu probable qu'elle ait été faite pour O Sensei, qui ne mesurait qu'environ 1m50.
Kobayashi Yasuo Sensei et moi étudiant les détails du keikogi
Grâce à toutes les personnes mentionnées ci-dessus qui m'ont fait l’amitié de m'aider, nous avons maintenant une idée plus claire des circonstances dans lesquelles André Nocquet aurait pu recevoir cet objet inestimable. Il est probable qu'O Sensei ait fait faire le keikogi à la main par quelqu'un et en demandant de broder sa signature dessus pendant le processus de fabrication. Il l'a probablement porté une fois, symboliquement, avant de l'offrir à Nocquet avant son départ pour la France. D'après les nombreuses personnes qui l'ont vu en France et les nombreux rapiéçages effectués, Nocquet semble avoir utilisé ce keikogi à de nombreuses reprises.
Ce qu'un tel objet représente
Selon moi, ce keikogi représente l'amitié entre la France et le Japon (rappelons que Nocquet était missionné dans le cadre de l'Accord Culturel Franco Japonais signé peu avant son séjour, en 1953) et le vif intérêt des Français pour les budo japonais. J'espère qu'à l'avenir, le lien entre nos deux nations à travers la pratique de l'aikido, initié par O Sensei et son fils Kisshomaru, et poursuivi par un certain nombre de pionniers au Japon et à l'étranger, restera fort et continuera de croître. Dans les prochains articles, je parlerai du contenu du journal personnel d’André Nocquet.
Article originalement publié en japonais dans 秘伝月刊 (juin 2020). Je tiens à remercier sincèrement Tada Hiroshi Shihan, Kobayashi Yasuo Shihan, Jordy Delage, Baptiste Tavernier, Hara Joji et Mihaly Dobroka pour leur aide dans l'étude de ce keikogi, et Claude Duchesnes et Frank De Craen pour m'avoir confié la garde de ces précieux objets. Cette série d'articles est dédiée à la mémoire de Franc De Craene, dont la seule consigne qu'il m'ait donnée avant son décès est : « La vérité, rien que la vérité. »