J'ai déjà eu l'occasion de décrire en détails les parcours de Hisa TakumaHisa Takuma (久 琢磨, c.1895 - 1980) était un budoka de premier plan avec une solide expérience en sumo. Il a étudia le Daito-ryu aiki-jujutsu au journal Asahi Journal d'Osaka avec Ueshiba Morihei puis avec Takeda Sokaku. Il reçut le menkyo kaiden en Daito-ryu Aiki-jujutsu de Takeda en 1939 et le 8e dan en aikido d'Ueshiba en 1956. et Nakatsu HeizaburoNakatsu Heizaburo (中津 平三郎, 1894 - 1960) était un éminent judoka (6e dan Kodokan) et ancien officier de police. Il a étudié le Daito-ryu aiki-jujtsu au journal Asahi à Osaka avec Ueshiba Morihei et Takeda Sokaku. Takeda lui a décerné le certificat hiden ogi no koto en 1936 et le titre de kyoju dairi en 1937., qui furent les élèves de Ueshiba Morihei, puis Takeda Sokaku, au dojo du journal Asahi d'Osaka entre 1934 et 1939. Cette période est particulièrement intéressante pour moi puisque outre l'aikido, je pratique également le Daito-ryu aiki-jujutsu dans la lignée de Hisa au sein du Takumakai, et dans celle de Nakatsu au sein du Shikoku Hombu. Bien que j'aie eu l'occasion de discuter avec beaucoup d'anciens issus de ces deux lignées, beaucoup de points restent encore à éclaircir au sujet de cette époque, en particulier les circonstances entourant l’arrivée de Takeda Sokaku à Osaka en juin 1936, et le départ de Ueshiba Morihei.
La version plus ou moins officielle qui circule dans les cercles de pratiquants de Daito-ryu au sujet du départ de Ueshiba, et qui ne manque jamais de les faire se gausser, est la suivante :
Hisa Sensei s'est ensuite rendu auprès d'Ueshiba Sensei et l'a informé de l'arrivée d'un homme du nom de Takeda Sokaku. Apparemment, la couleur du visage d'Ueshiba Sensei a changé. Son seul commentaire fut : « Vraiment ? » Il n'avait pas l'air heureux, et il ne semblait pas non plus qu'il avait l'intention d'aller saluer Sokaku. Puis, il a soudainement disparu. Mori Hakaru - Aiki News #81 (juillet 1980)
J'ai moi-même longtemps pensé que cette version était correcte. Pourtant, au fur et à mesure de mes recherches, je me suis rendu compte que la vérité était probablement un peu plus complexe. En fait, selon à qui on demande, l'explication sur la raison de ce départ peut varier. Par exemple, selon certaines sources, ce serait un contentieux financier entre les deux hommes. Effectivement, le dernier titre que Morihei ait reçu de Takeda en 1922 est le kyoju dairi (教授代理), un titre d'instructeur représentant, et bien que ce titre permette à son détenteur d'enseigner librement, il le forçait à verser à Takeda la somme de trois yen pour chaque monjin (門人), c'est à dire élève officiellement inscrit à son registre. Ueshiba devait donc verser régulièrement de l'argent à Takeda, ce qu'il faisait. On sait que certaines fois où il oublia, Takeda ne manqua pas de se rappeler à son bon souvenir via une visite en personne.
Takeda Sokaku Sensei ne manquait jamais de contacter Ueshiba Sensei s'il ne lui envoyait pas d'argent pour ses frais de subsistance. C'était la raison pour laquelle M. Ueshiba lui envoyait de l'argent. Une fois où il est arrivé à Ueshiba Sensei de ne pas effectuer de paiement, Sokaku Sensei est venu lui rendre visite au Kobukan. Nakakura Kiyoshi - Aiki News #79
Dès lors, certains pro-Ueshiba comme John Stevens ayant tendance à l’exagération ont commencé a brosser un portrait de Takeda comme un individu monstrueusement vénal qui aurait extorqué des sommes exorbitantes à Ueshiba tout au long de sa vie. Pourtant, dans l'article précédent de notre série « Ce n’est pas nécessairement vrai », Ellis Amdur a démontré que Morihei avait largement les moyens de s'acquitter de ces sommes assez raisonnables pour l’époque, ce qui me fait penser que l'argent ne peut être la raison principale de ce départ d'Osaka.
Ueshiba Morihei devant le Journal Asahi d'Osaka. À sa droite se trouve le chef du groupe d'étude, Hisa Takuma (1935).
Du côté du Daito-ryu, on se plait à dire que Ueshiba agissait parfois en usurpateur du savoir de Takeda et que l’arrivée surprise de son maître poussa Ueshiba à la fuite. A son arrivée à Osaka, Takeda aurait dit ceci :
Bonjour, amenez-moi le directeur des Affaires générales. Je suis le professeur d’Aiki-jujutsu de Ueshiba Morihei, et je m’appelle Takeda Sokaku. J’ai entendu dire que malgré son inexpérience, Morihei enseignait l’Aiki-jujutsu ici. Je considère que si de mauvaises techniques sont enseignées au journal Asahi sous les yeux du monde entier, cela aura de grandes répercussions sur l’honneur du Daito-ryu Aiki-jujutsu. Je suis donc venu de Hokkaido aussi vite que possible. Takeda Sokaku, cité par Hisa Takuma dans son autobiographie écrite en 1965 : « De l’Aiki-jujutsu à l’Aikido (合気柔術から合気道へ) »
Pourtant, bien plus tôt, Hisa relatait les choses de manière assez différente :
À partir de ce moment-là, nous nous sommes non seulement consacrés à l’entraînement sous Ueshiba Sensei, quelle que soit la température, mais nous avons même invité le professeur de Ueshiba Sensei, Takeda Sokaku Dai-Sensei, le directeur de l’art, depuis Hokkaido, à nous apprendre l’art secret du Daito-ryu qu’il était interdit d’enseigner aux étrangers. Hisa Takuma - « Daito-ryu Aiki-budo » publié dans Shin Budo en novembre 1942
Photo formelle de Takeda Sokaku et Hisa Takuma (1939). Ce dernier montre son diplôme de kaiden no koto.
Ceci offre une nouvelle explication possible du refus de Ueshiba de voir son professeur. Ueshiba avait été mandaté très officiellement pour enseigner au groupe du Journal Asahi par Ishii Mitsujiro Ishii Mitsujiro (石井 光次郎, 1889 - 1981) était un homme politique japonais. Il a été le 54e président de la Chambre des représentants, vice-premier ministre, ministre de la Justice, ministre du Commerce international et de l'Industrie, secrétaire de l'administration administrative, secrétaire de l'Agence de développement de Hokkaido, ministre des transports, ministre du Commerce et de l'Industrie et président d'Asahi Broadcasting Corporation., un homme politique de premier plan. Je vois mal comment un homme comme Takeda, avec les connexions qu'il avait, aurait pu l'ignorer. De plus, connaissant la complexité administrative japonaise, je vois mal comment Takeda aurait pu décider unilatéralement de prendre la place et le salaire de Ueshiba. Il faut savoir que Hisa était le le bucho (部長) du groupe, et qu'il était donc le seul avec le pouvoir de demander ce changement à sa hiérarchie.
Ishii Mitsujiro au Kansai Aikido Club en 1962. Hisa est agenouillée à droite.
Yonekawa ShigemiYonekawa Shigemi (米川 成美, 1910 - 2005) est entré au Kobukan Dojo d'Ueshiba Morihei comme uchi deshi vers 1932. Il a enseigné à divers endroits en tant qu'assistant à la fois à Tokyo et à Osaka. Il apparait comme uke de Ueshiba dans le célèbre film Asahi News tourné c. 1935 ainsi que sur la série de photos Noma Dojo tournées c. 1935-36., qui était l'un des assistants d'Ueshiba à l'époque mentionne dans une interview le fait que Takeda était au courant des activités d'Ueshiba au journal. Il propose en outre une version qui peut d'ailleurs réconcilier les deux versions de Hisa :
Mais je pense que probablement Takeda Sensei est allé au bureau de presse d'Asahi de sa propre initiative. Je pense que s'il était nécessaire d'obtenir une invitation, il aurait pu dire quelque chose à quelqu'un au bureau du journal pour être invité. Yonekawa Shigemi - Aiki News # 62, juillet 1984
Dans tous les cas, d'où que vienne la demande, on peut imaginer que Ueshiba ait mal pris son remplacement. Il faut se souvenir qu'un incident assez similaire était survenu en 1922 lorsque Morihei enseignait au sein de la communauté OmotoOmoto (大本, litt.: Grande Origine) est une religion fondée en 1892 par Deguchi Nao (出口 な お, 1837 - 1918), souvent classée comme une néo-religion japonaise originaire du Shinto. et que selon certaines sources, Takeda aurait été invité à enseigner pour pallier le manque d’expérience de Morihei. C'est d'ailleurs au terme de cette période que Takeda a promu Ueshiba kyoju dairi, scellant de fait la relation financière entre les deux.
Takeda Sokaku s’est rendu à Ayabe et a amené son épouse et son fils, Tokimune, et a pris la direction de l’entrainement. Il l’a fait parce qu’Ueshiba ne pratiquait pas le Daito-ryu depuis longtemps. Deguchi Onisaburo, par exemple, était assez puissant, il était difficile de faire des techniques sur lui. Il a dû donc appeler Takeda Sensei pour leur apprendre à le faire. Kobayashi Kiyohiro - Entretien avec Kobayashi Kiyohiro, 8ème Dan Daito-ryu Aiki-jujutsu
Ueshiba Morihei à Ayabe en 1922. Le panneau derrière lui indique « Daito-ryu Aiki-jujutsu » .
Selon la totalité des témoignages recueillis auprès des personnes qui ont été témoins de la relation, il est incontestable qu'Ueshiba s'est efforcé d'être le disciple parfait à ses dépens, à la fois financièrement (tout au long de sa vie, il a donné de l'argent à Takeda, ainsi qu'un dojo et des terres), mais aussi physiquement (il réorganisait toute sa vie familiale autour de Takeda lorsque celui-ci était présent). Littéralement, il devait remettre sa vie à Takeda quand il arrivait, et cela compromettait surement son statut et ses activités avec les militaires. Takeda était lui aussi bien connecté, mais son âge, son caractère et son érudition moindre faisaient de lui un atout pour les généraux et les amiraux beaucoup moins valable qu'Ueshiba.
Ueshiba Morihei à bord du navire de guerre Misaka (c. 1940)
C'est ici qu'une connaissance du Japon et la relation sensei-deshi est essentielle pour commencer à se faire une idée de la situation. Il faut comprendre que même si Ueshiba avait eu toute la force de caractère nécessaire pour confronter directement Takeda, il lui aurait été pratiquement impossible de le faire, pour de nombreuses raisons linguistiques, sociales, humaines et culturelles. A fortiori, il est difficile d'imaginer à quel point le fossé générationnel et culturel entre les deux hommes pouvait être important. S'il était resté sans rien dire, il très probable que Takeda aurait utilisé Ueshiba pour ses démonstrations, tout en s'assurant de bien critiquer son manque de connaissances, le précédent établi à Ayabe étant probablement gravé dans la mémoire de Morihei.
J'ai eu l'occasion de voir cela de mes yeux. Mon professeur, Chiba Tsugutaka, avait pour habitude pendant les grands stages de demander à certains de ses élèves les plus avancés à l'ego sur-développé (un en particulier) de démontrer devant tout le monde, et ne manquait jamais de démonter méthodiquement et ironiquement ce qu'il jugeait être de l'incompétence. Donc clairement, je ne vois pas du tout ce que rester à Osaka, soit pour confronter Takeda, soit pour le servir, aurait pu apporter quoi que ce soit à Ueshiba. Prendre ses distances, pour de bon, en laissant à Takeda un emploi très prestigieux et lucratif me semble en fait beaucoup plus judicieux. Il est bien sûr indéniable que Ueshiba ait cherché avant cela à prendre son indépendance envers Takeda, comme le suggèrent certaines sources.
Le Daito-ryu Aiki-jutsu d'Ueshiba a été renommé Aioi-ryu Aiki-jutsu en 1928, et l'indépendance par rapport au Daito-ryu Aiki-jutsu a été déclarée. Après cela, il est clair que le nom a changé pour Aiki-bujutsu en 1929 et pour Aiki-budo vers 1933. Shishida Fumiaki - 合気道の形成過程に関する研究:海軍大将竹下勇関係文書を中心に
Le document suivant récemment distribué par Chris Li le confirme car il s'agit d'un certificat d'Aioi Aiki-jujutsu Hiden Mokuroku (相生合気柔術秘伝目録) décerné par Ueshiba Morihei à Takeshita SetsuTakeshita Setsu (竹下節), la deuxième fille de l'amiral Takeshita IsamuTakeshita Isamu (竹下 勇, 1870 - 1949) était un amiral de la marine impériale japonaise. Il était également un diplomate ayant contribué à mettre fin à la guerre russo-japonaise. Pratiquant passionné d'arts martiaux japonais, il soutien particulièrement le developpement du judo, du sumo et l'aïkido."}" data-sheets-userformat="{"2":513,"3":{"1":0},"12":0}">Takeshita Isamu (竹下 勇, 1870 - 1949) était un amiral de la marine impériale japonaise. Il était également un diplomate ayant contribué à mettre fin à la guerre russo-japonaise. Pratiquant passionné d'arts martiaux japonais, il soutien particulièrement le developpement du judo, du sumo et de l'aïkido. en 1928.
Certificat d'Aioi Aiki-jujutsu Hiden Mokuroku décerné en 1928 par Ueshiba Morihei à Takeshita Setsu.
Les événements au journal Asahi procuraient en fait peut-être une porte de sortie idéale à Ueshiba. Ellis Amdur m'a fait part de la présence de passages dans le journal de Takeshita autour de 1932 faisant référence au « problème Takeda (武田の問題) ». Selon Ellis, ces problèmes sont apparus en dépit de la fidélité continue de Ueshiba envers Takeda à cause des contradictions grandissantes entre l'attitude pré-moderne de Takeda et l'objectif de l'Aioikai d'intégrer l'aiki-jutsu au sein de la formation militaire dans une perspective modernisée du budo. Quelles que soient les raisons, les circonstances faisant suite à ce départ son également plus complexes que ce que l'on raconte habituellement. Au cours de plusieurs discussions avec des anciens d'Osaka, j'ai cru comprendre que Ueshiba et Takeda étaient en fait tous deux actifs à Osaka pendant un certain temps, et que des entraînements avaient lieu dans de nombreux endroits différents.
Dès le lendemain, les employés du journal Asahi étudié avec Ueshiba le matin et Takeda le soir. Après environ une semaine, Ueshiba est retourné à Tokyo sans le dire à personne. Takeda a continué à leur enseigner à partir de ce moment-là. Amatsu Yutaka - 生きている幻の古武道 免許皆伝・久琢磨の教えた大東流
Rien que pour le groupe du Journal Asahi, il y avait au moins trois principaux lieux d'entrainement : le dojo du journal près de la gare d'Umeda, le poste de police de Sonezaki, un club de chefs d'entreprise appelé le Yuko ClubTel que rapporté par Yonekawa Shigemi dans Aiki News # 62, juillet 1984. En dehors de la mission Asahi, il est évident que Ueshiba a également enseigné ailleurs.
À cette époque, O Sensei passait la moitié du mois à Tokyo et l'autre moitié à Osaka. Il y avait environ huit endroits pour s'entraîner à Osaka, y compris des dojos à Aobasu, le Zaikyo Gunjindan et le Sumitomo Club, qui était le plus grand. Shioda GozoShioda Gozo (塩田 剛三, 1915 - 1994) le fondateur du style Yoshinkan de l'aïkido. Il détenait le grade de 10e dan."}" data-sheets-userformat="{"2":513,"3":{"1":0},"12":0}">Shioda Gozo (塩田 剛三, 1915 - 1994) est le fondateur du style Yoshinkan de l'aïkido. Il détenait le grade de 10e dan. - Aikido Pioneers - Prewar Era p. 149
Comme Shioda, Yonekawa a également rapporté qu'Ueshiba Morihei n'est pas resté à plein temps à Osaka mais qu'il faisait de nombreux séjours de courte durée, ce qui sape quelque peu l'impact de la phrase « Ueshiba a quitté Osaka », car il devait faire cela régulièrement. Morihei n'était en effet pas le seul enseignant du groupe Asahi, et plusieurs de ses élèves dont Shirata RinjiroShirata Rinjiro (白田 林二郎, 1912 - 1993) était un instructeur 9e dan d'aikido. Né dans la préfecture de Yamagata, il a obtenu le 2e dan en judo à l'âge de 17 ans. Il a rejoint le Kobukan Dojo comme uchi deshi en 1933. Il s'est rend plus tard à Osaka avec O Sensei et y est resté comme enseignant, en particulier auprès du groupe du Journal Asahi., Yonekawa Shigemi et Yukawa Tsutomu Yukawa Tsutomu (湯川 勉 1911–1942) a commencé sa formation d'arts martiaux en judo avec Hoshi Tesshin. En 1931, il se rendit à Tokyo pour étudier au Kodokan, mais il rencontra le fondateur de l'aïkido, Ueshiba Morihei, et fut profondément impressionné. Il a ensuite commencé l'étude de l'aïkido. Il est mort des suites de coups de couteau subis lors d'une bagarre avec un soldat à Osaka. y enseigneraient à sa place ainsi que dans leur propre dojo, et contrairement à Ueshiba, ils vivaient à Osaka de façon permanenteSelon Akazawa Zenzaburo (赤沢 善三郎) - Aikido Pioneers - Prewar Era p. 149. Un document allant dans le sens d'une activité continue de Ueshiba à Osaka et suggérant une cassure avec Takeda Sokaku est récemment apparu. Il s'agit d'un rouleau de transmission remis par Ueshiba Morihei à Morita Giichi (森田 儀一), qui était le chef du commissariat de police de Sonezaki dont j'ai parlé plus haut.
Aioi-ryu okui no maki (相生流奥意の巻) décerné par Ueshiba Moritaka à Morita Giichi en mars 1937.
Ce document est intéressant à bien des égards. Tout d'abord, il est daté du mois de mars 1937, un an après l’arrivée de Takeda Sokaku, ce qui confirme donc que Ueshiba Morihei a maintenu une activité à Osaka alors que Takeda était présent et qui remet encore une fois sérieusement en cause l’hypothèse de la fuite soudaine. Ensuite, le nom de l’école n'est pas, comme on pourrait s'y attendre, « Daito-ryu » (大東流), mais « Aioi-ryu » (相生流), un terme que Ueshiba a parfois employé au cours de sa vie, soit pour nommer son artDans son livre « Karaté Jotatsu Ho » (空手上達法) publié en 1956, le fameux karatéka Konishi Yasuhiro, qui étudiait aussi auprès de Ueshiba Morihei, décrit ce dernier comme le soke du Aioi-ryu Aiki-bujutsu., soit parfois pour parler d'un soi-disant art martial confidentiel issu de sa famille.
Il faut faire attention car souvent au Japon, la nomenclature est fluide, et beaucoup de pratiquants étrangers font l'erreur de tirer trop de conclusions à partir de l'emploi d'un terme au lieu d'un autre, comme par exemple budo et bujutsu, qui au Japon veulent souvent dire la même chose. Autre exemple, ici, Ueshiba ne signe pas de son prénom Morihei (盛平), mais de l'un de ses autres noms : Moritaka (守高). En depit de ces réserves, un détail d'importance a tout de même lieu d’être mentionné. Si le nom Daito-ryu ne figure pas en titre, ce sont bien les mêmes sceaux « aiki-jujutsu » (合気柔術) que ceux sur les documents de Daito-ryu qui y sont imprimés, ce qui indique clairement que le contenu technique vient de ce qu'il a appris de Takeda. Notez cependant que ce serait une erreur de penser que le nom aiki-jujtutsu appartenait à Takeda, puisqu'il semble que ce fut en fait une suggestionSelon une interview avec Inoue Noriaki - Aiki News #73 de Deguchi OnisaburoDeguchi Onisaburo (出口 王仁三郎, 1871–1948) est considéré comme l'un des deux chefs spirituels du mouvement religieux Omoto au Japon. Il a grandement influencé la philosophie d'Ueshiba Morihei et son développement de l'aikido..
Début du rouleau décrivant une série de 18 techniques.
Le document commence par une liste de 18 techniques accompagnées de descriptions. Malheureusement, la faible résolution des photos rend la lecture des explications techniques difficile, et je ne peux donc pas commenter sur l'articulation, ni le niveau correspondant aux techniques présentées. L'ensemble se nomme okui no maki (奥意の巻), ce qui est là aussi inhabituel. Nous avons en Daito-ryu un rouleau intitulé hiden ogi (秘傳奥儀) qui contient 36 techniques. D'autres registres sont aussi mentionnés mais les techniques ne sont pas nommées ni décrites. Il y a toute une section qui explique les différentes qualités de caractères que le destinataire a affichées pour mériter le rouleau, et qui est extrêmement similaire à celle écrite sur mes propres diplômes de Daito-ryu. J'ai en effet remarqué au fil des années qu'il n'est pas inhabituel de copier/coller des sections entières d'un document à l'autre, et je ne serais pas surpris de voir la même formulation sur d'autres titres que Morihei a décerné.
Passage énumérant plusieurs groupes de techniques, dont la série de 18 expliquées précédemment, une mention d'un répertoire de 218 techniques (au lieu des 118 techniques habituelles du hiden mokuroku du Daito-ryu), et de techniques d'aiki-kenpo (合気 剣法). On y trouve aussi le terme aiki-doho (合気 道法), ce qui ne veut pas forcément dire que Morihei utilisait le terme aikido avant qu'il ne soit officiellement enregistré auprès du Dai Nippon Butokukai en 1942, mais qui signifie plutôt quelque chose comme « la voie de l'illumination par l'aiki »).
La section qui suit est tout aussi intéressante, elle copie certaines parties trouvées dans le livre d'Ueshiba Morihei publié vers 1934 sous le nom « Aiki-jujutsu Densho ». En particulier, la section ci-dessous reproduit le chapitre qui traite de la section budo ogi uta (武道奥義歌) du livre. Il fait partie d'une série de poèmes appelés doka (道歌) écrits par Ueshiba Morihei mais je dois admettre qu'au delà de le comparer à celui de l'autre livre, déchiffrer cette section particulière va bien au-delà de mes capacités linguistiques et culturelles (une traduction partielle en français est disponible ici).
Section du rouleau copiant un extrait des doka (道歌) de Ueshiba Morihei
Sur un tel type de document, on s'attendrait à voir une section mentionnant la lignée d'enseignants jusqu'à la personne remettant le rouleau. Ici le nom de Takeda et la lignée sont totalement absents, ce qui correspond avec l’idée qu'en appelant son école Aioi-ryu, Morihei tentait de se libérer de l'influence de Sokaku. Fait intéressant, le nom de Sokaku est écrit sur le certificat remis à Takeshita Setsu de 1928. La présence simultanée de la lignée de Sokaku et du nom Aioi-ryu est en fait assez étrange puisque le titre de kyoju dairi que Morihei a reçu de Takeda en 1922 ne lui permet pas, en principe, de se créer un nom de ryu complètement différent. On ne sait pas si Takeda était au courant de l'existence du document de 1928, et surtout de son titre alternatif, mais dans tous les cas, cela soulève certainement un certain nombre de questions intéressantes. On peut penser que le changement de nom et l'absence de mention de la lignée de Takeda sur le document de 1937 est une progression de cette distanciation qui pourrait, par exemple, exempter Ueshiba de payer des redevances à Takeda.
Rappelons nous cependant qu'à ce moment précis, Takeda enseignait officiellement le Daito-ryu aiki-jujutsu à Osaka, donc on peut tout aussi bien voir un effort de la part de Ueshiba de ne pas marcher sur les plates-bandes de son ancien professeurNotez que Ueshiba Morihei n'a pas délivré de certificats aux élèves du Journal Asahi. Ce point est d'ailleurs mentionné dans le livre de yutaka Amatu.. En outre, notons qu'Aioikai (相生会) est aussi le nom du groupe formé par Takeshita Isamu autour de Ueshiba.
Morita Giichi (森田 儀一)
On peut enfin se demander ce que ce document pouvait représenter pour son destinataire. Si on considère que Morita Giichi fut avec Tomita KenjiTomita Kenji (富田 健治, 1897 - 1977) était un homme politique japonais originaire de Kobe. Diplômé de l'Université de Kyoto, il était gouverneur de la préfecture de Nagano de 1938 à 1940 et a été élu à la Chambre des représentants en 1952. Tomita étudiait le judo et l'aïkido et il a utilisé son influence pour protéger le fondateur de l'aïkido Ueshiba Morihei d'une l'arrestation lors du deuxième incident d'Omoto en 1935. Il a en outre été le premier président de l'Aikikai. l'une des personnes qui empêchèrent que Morihei ne finisse en prison suite à la seconde suppression de l'Omoto-kyo par le gouvernement en 1935, on peut être tenté de penser que Ueshiba aurait été mal avisé de couper si soudainement les ponts avec les gens d'Osaka, certains à qui il devait sa liberté à peine un an avant. Il est d'ailleurs possible que ce rouleau ait été remis pour des raisons autres que purement techniques, comme un remerciement, ou un signe de respect. En effet, il n'est pas rare au Japon de remettre des titres honorifiques. Il faut noter que Morita était un artiste martial complet et qu'il a écrit en 1942 un article intitulé « Keisatsu Budo no Kouryu » (警察武道の興隆) et qui signifie : « L’avènement des arts martiaux de la police » (le texte, ainsi que que le rouleau complet, sont disponibles pour les gens me soutenant sur Tipeee). Pour finir cet essai, qui par sa nature est voué à subir des mise à jours, je me souviens d'une discussion en compagnie d'Olivier Gaurin, Sato Hideaki Sensei et Chiba Tsugutaka Sensei, qui fut élève de Hisa et de Nakatsu. Quand nous avons mentionné en plaisantant la « fuite » de Ueshiba, Chiba Sensei nous a interrompu assez sèchement en disant : « Aucun de nous n’était là, nous n'en savons rien ! » Je pense que par cela, Chiba Sensei voulait dire que nous avons souvent tendance à vouloir que les choses soient tout noir, soit tout blanc, et que la vérité est la majeure partie du temps plutôt en nuances de gris.
Un grand merci à Ellis Amdur, Jordy Delage, Mihaly Dobroka et Chris Li pour les discussions stimulantes qui ont conduit à la rédaction de cet article. Ce parchemin et plusieurs autres ont été portés à mon attention par Scott Burke ; merci beaucoup à lui.