Cela fait quelques temps que je m'interroge au sujet de la pertinence d'une grande partie des informations qui circulent au sujet de l’aïkido et d'O Sensei. La recherche de l'Aiki occupe une très grande partie de mon temps et elle est la raison de mon installation au Japon il y a plus de six ans. Plus je parle aux maîtres, plus j'en apprends sur le Japon, sa langue, et sa culture, et plus je m’aperçois que ce qui circule dans l'aikidosphère francophone pourrait être de bien meilleure qualité, tant techniquement qu'historiquement. Je voudrais dire tout de suite que je ne suis pas un réfractaire de l'Internet, car la plus grande partie de mon activité utilise d'ailleurs ce média. On pense même souvent à tort qu'une publication papier est plus fiable qu'une publication sur Internet, mais je sais pour avoir moi-même écrit dans certains magazines papier qu'en réalité, ils ne bénéficient souvent que de très peu de travail éditorial supplémentaire par rapport au support web, et on peut donc y lire, comme sur Internet, tout et son contraire.
Le problème de la justesse de l'histoire de l'aikido n'est pas nouveau et des pionniers comme Stanley Pranin, Peter Goldsbury et Ellis Amdur ont largement remis en questions les versions qui circulaient jusque-là, en particulier les écrits de John Stevens et de quelques autres qui tenaient lieu jadis de références. Chose incroyable, il aura fallu attendre 2008 pour que la biographie officielle de Ueshiba Morihei écrite par son fils Ueshiba Kisshomaru soit traduite par mon collègue de la Fédération Internationale d'Aikido, Izawa Kei. Même si celle-ci n'est pas exempte d'omissions, Ueshiba Kisshomaru y dégonfle un certain nombre de mythes tenaces au sujet de son père et son récit reste le plus complet qui existe sur la vie d'O Sensei.
À une échelle beaucoup moins importante, j'essaye dans la mesure de mes moyens de rectifier certains points lorsque je tombe dessus, par exemple, lorsqu'on m'a parlé lors d'un de mes stages de l'influence des maîtres Chinois sur la technique d'O Sensei. Plus récemment, j'ai eu l'occasion de discuter du problème de la véracité des informations sur un forum d’aïkido. Malheureusement, on a vécu mes remarques comme une attaque gratuite sur la personne, et non l'écrit. Ce n’était évidemment pas mon intention et je pensais sincèrement que mes remarques l'aideraient à améliorer son travail.
Bien sûr, je ne suis pas le seul à vouloir améliorer les standards, je pense en particulier aux écrits d'Eric Grousilliat qui sont d'une érudition rare et sur lesquels je reviens souvent dans le cadre de mes propres recherches. Malgré ce travail, des informations erronées continuent de circuler et pis, elles ont tendance, comme toutes les histoires abracadabrantes, à s'amplifier à mesure qu'elles sont citées de façon cyclique. Christophe Michel, explique ce phénomène de façon très claire sur sa chaîne YouTube.
Au fur et à mesure que les derniers contemporains de Ueshiba Morihei disparaissent, les informations sont de plus en plus difficiles à recouper. J'ai d'ailleurs décidé, avec l'aide d'Izawa Kei, d'entreprendre une course contre la montre afin de recueillir une dernière fois, en texte ou en vidéo, les témoignages des derniers contemporains d'O Sensei comme récemment Tada Hiroshi, Isoyama Hiroshi, Kobayashi Kiyohiro, ou avant cela, Alan Ruddock et Henry Kono (tous deux décédés depuis).
Izawa Kei et moi-même en pleine interview d'Isoyama Hiroshi Shihan au dojo d'Iwama. Notez au passage le langage corporel : le junior est celui qui se tient en seiza (l'interview a duré plus de deux heures !), au Japon, c'est important.
Dernièrement, le dessinateur Edouard Cour m'a contacté, car il avait une question historique à me poser au sujet d'une BD qu'il écrivait sur la vie d'O Sensei. Il m'a gentiment fait suivre une version PDF. J'ai beaucoup apprécié l'approche originale et les qualités graphiques et scénaristiques de son oeuvre, mais malheureusement j'ai aussi repéré une multitude d'erreurs historiques et techniques. J'ai donc fait part de mes réserves à l'auteur et lui ai suggéré de revoir sa copie, mais malheureusement, m'ayant contacté peu avant la parution, l'oeuvre a dû être publiée telle quelle. Une fois de plus, j'ai donc eu la tristesse de voir publier des informations fausses sur l'aïkido. L'auteur m'a dit qu'il corrigerait tout cela dans une éventuelle deuxième édition. Je pense qu'il est sincèrement désolé de cet état de fait et qu'il veut vraiment bien faire. Malheureusement, le mal est fait. Son travail graphique de qualité fait que la BD se vendra sûrement bien (je lui souhaite), et donc je me fais du souci sur l’interprétation qui en sera faite par les lecteurs les moins informés. Un lecteur averti en vaut deux donc si vous comptez acheter cet ouvrage, voici pour votre information les remarques que j'ai envoyées à l'auteur.
Couverture de la BD "O Sensei"
Erreurs historiques
- Dans la biographie de Ueshiba Morihei qui figure à la fin de la BD (p. 115), il est dit qu'il a reçu le « Menkyon [sic] Kaiden » (le titre correct est menkyo kaiden, 免許皆伝, certificat de transmission totale). Ceci est faux, car Ueshiba n'a reçu que le kyoju dairi (教授代理), qui est un titre de représentant instructeur. Ce certificat n'était délivré qu'une fois que l'élève maîtrisait certaines techniques, dont les 118 techniques shoden de base, les 53 techniques d'aiki no jutsu, les 36 techniques hiden okugi, les techniques de Daito-ryu aiki nito-ryu hiden, et les 86 techniques de goshinyo no te. Il s'agit certes d'un haut niveau et du temps d'O Sensei, ce certificat était le titre le plus élevé décerné par Takeda Sokaku, mais il ne s'agit en aucun cas d'une transmission totale. Cela est confirmé par le fait que plus tard, Sokaku a dit de Ueshiba qu'il ne lui avait pas tout appris, et que c'était pour cela qu'il voulait reprendre en main le dojo du Journal Asahi d'Osaka pour terminer la formation des élèves de Ueshiba. Suite à cela, il a effectivement décerné un menkyo kaiden à Hisa Takuma, mais pas à Ueshiba Morihei.
Photo formelle de Takeda Sokaku et Hisa Takuma suite à la remise du menkyo kaiden
- Plus loin, on apprend que Morihei aurait étudié « ju-jitsu de la Koryu à Tokyo », ce qui est un usage incorrect du terme koryu. Koryu (古流) veut dire style ancien et par extension, école traditionnelle. Ueshiba Morihei a étudié non pas un, mais plusieurs jujutsu issus de plusieurs écoles traditionnelles.
- On lit ensuite que Ueshiba serait parti s'installer à « Shiritaki », et il s'agit en fait Shirataki (白滝村), dans la préfecture d'Abashiri à Hokkaido.
- L'auteur dit ensuite que Ueshiba aurait reçu de Takeda Sokaku le « premier degré du Daito-ryu » au terme de son entraînement à Hokkaido en 1917. Outre le fait qu'à l'époque de Takeda, les « degrés » de Daito-ryu n'existaient pas, la seule trace écrite qui existe de cette période est la mention dans le registre de Takeda du nom de Ueshiba stipulant que ce dernier avait participé à trois stages de dix jours. C'est en fait le rouleau de hiden okugi qui a été remis par Takeda à Ueshiba en mars 1916
Début et fin du rouleau hiden okugi (秘伝奥儀ー巻) signé par Takeda Sokaku et remis à Ueshiba Morihei en mars 1916.
- Plus loin, on peut lire que Ueshiba a reçu le diplôme de « Kyori [sic] Dairi » en 1922. Il s'agit, vous l'aurez compris, du titre de kyoju dairi que j'ai décrit plus haut.
Registre de Takeda Sokaku mentionnant le titre de kyoju dairi de Ueshiba Morihei
- Plus loin, l'auteur suggère que la technique de Ueshiba aurait peut-être été influencée par les maîtres Chinois pendant son séjour en Mandchourie. Cette théorie est l'une des favorites des fans de théories de complots dans l'aikido, mais tous les plus grands spécialistes du sujet s'accordent à dire qu'elle est très peu crédible. J'ai en outre eu l'occasion de poser la question à des élèves directs d'O Sensei, japonais et occidentaux, et tous n'apportent aucune validité à cette idée.
- On apprend ensuite que Ueshiba aurait refusé en 1942 de « rejoindre l'Association des Arts Martiaux du Grand Japon » (le Dai Nippon Butokukai, 大日本武徳会), ce qui est inexact. Bien qu'il ne désira pas prendre part aux discussions, préférant se retirer à Iwama, Ueshiba Morihei a envoyé Hirai Minoru pour représenter son art et c'est Hirai et le Butokukai qui ont convenu du nom aikido pour rassembler un certain nombre de jujutsu, dont l'art de Ueshiba et le Daito-ryu, sous une même bannière. O Sensei a accepté a posteriori d'utiliser le nom aikido pour son art.
- L'auteur mentionne le fait que Morihei aurait « reçu » le titre d'O Sensei. Ceci est encore une fois faux puisque ce titre n'existe pas formellement, il n'est pas décerné, il s'agit juste d'une façon honorifique de parler.
- Enfin, on nous dit que Ueshiba Morihei aurait enseigné le reste de sa vie « à ses nombreux élèves venus du monde entier à l'Hombu Dojo d'Iwama ». Le Hombu Dojo est à Tokyo et c'est le Sanctuaire de l'Aiki, ainsi que le dojo de la branche d'Ibaraki qui sont à Iwama. Le nombre d’élèves étrangers d'O Sensei est en fait relativement réduit et est sujet à débats puisqu'après la guerre, O Sensei passait son temps entre Tokyo, Iwama, et les dojos de ses élèves dans le reste du Japon, et qu'il n'enseignait que de façon sporadique
Groupe d’élèves étrangers autour de Ueshiba Morihei au Hombu Dojo de Tokyo (Alan Ruddock et Henry Kono respectivement premier et deuxième à partir de la gauche)
Erreurs graphiques ou techniques
- Une des erreurs les plus évidentes se situe dans la façon dont les protagonistes de la BD tiennent leurs sabres, le plus souvent avec la main gauche en avant au lieu de la droite (O Sensei p.29, gros plan p. 36, etc.)
- De la même façon, les pans des keikogi ou kimono sont parfois inversés (O Sensei p.26 et p.37). Le pan gauche devrait tomber sur le pan droit.
- Page 33, Takeda Sokaku semble se mettre dans une garde qui ressemble a l'hanmi (半身), or on sait que cette garde avec un pied en avant est très inhabituelle en Daito-ryu aiki-jujutsu.
- Les personnages se font signe de venir avec la paume de la main vers le haut (p.31 et p.39), mais au Japon, c'est le contraire, on agite la main paume vers le bas.
- On voit Takeda Sokaku montrer ses rouleaux à Ueshiba Morihei lors de leur première rencontre à Hokkaido, ce qui n'est pas du tout l'usage en Daito-ryu et tout à fait hors de caractère pour Takeda Sokaku qui gardait jalousement ses techniques. Ces rouleaux n'étaient remis qu'une fois que la personne avait étudié toutes les techniques qu'ils contenaient.
- Plus loin dans le texte, Ueshiba Morihei s'adresse à Deguchi Onisaburo d'une façon très familière et étant donné la position hiérarchique et sociale de Deguchi, il est peu probable que Ueshiba Morihei se soit exprimé ainsi envers lui. En Français, il se serait adressé à lui en utilisant « Révérend Deguchi » ou « Maitre Deguchi ».
Voilà ce que j'ai repéré après une lecture rapide, il y a peut-être d'autres erreurs donc faites attention si vous lisez cette BD. Je ne m’étendrai pas sur l'aspect religieux mais on trouve là aussi pas mal de raccourcis et d’incompréhensions, tant sur le plan linguistique, culturel ou religieux. Pour ma part, je préfère suivre le conseil que m'avait donné Peter Goldsbury, professeur de philosophie à l'université d'Hiroshima, un jour que nous dînions ensemble :
Tant qu'on n'a pas lu le Reikai Monogatari dans son Japonais original, qu'on ne connaît pas de façon intime la cosmogonie Shinto, et qu'on ne remet pas le personnage de Ueshiba Morihei dans son contexte historique, essayer de comprendre ses dires est voué à l'échec, en particulier si on étudie des versions de ses dires qui ont été éditées et/ou traduites. » Peter Goldsbury - Conversation privée
Pourquoi cet article ?
Comme lors de mon intervention sur le forum, on va peut-être penser que je fais une attaque gratuite, mais je persiste à penser que quand on publie quelque chose, on a le devoir de s'assurer de la véracité de ce que l'on écrit. Bien sûr, des erreurs et des imprécisions sont inévitables, j'en commets moi-même bien entendu, et encore une fois, je ne juge ni l'aspect graphique ni le scénario, que j'apprécie. J'encourage même les gens à acheter la BD car ce n'est pas souvent qu'on parle de notre discipline ainsi. Pour avoir correspondu avec l'auteur, je pense aussi qu'il est sincère. En outre, Ivan Bel, le correcteur officiel de l'ouvrage est un ami, donc la situation ne me fait pas plaisir.
Pour autant, je veux réduire, autant que faire se peut, la désinformation car même si elle est en général involontaire, sans agenda sous-jacent, elle nuit à la compréhension et à l'enseignement de notre art, et c'est très dommage. Le but de cet article n'est pas de critiquer une oeuvre en particulier, mais de la prendre comme un exemple et d'apprendre de celle-ci. Notez d'ailleurs que vu ma position à la FIA et le fait que je pratique au Hombu Dojo, très peu de ce que je fais ou écris n'est pas vérifié et critiqué. D'ailleurs je ne me considère pas plus légitime pour m'exprimer au sujet de l'aikido que qui que ce soit d'autre, mais je pense être assez rigoureux dans mon approche.
Interview avec Tada Hiroshi Shihan
Lors de ma collaboration avec Dragon Magazine, on m'avait confié que certaines personnes s'amusaient du fait que j'ajoute des listes de références à la fin de tous mes articles. Pourtant, je pense qu'à l'image des publications académiques, citer ses sources est l'une des façons de s'assurer que les informations peuvent être croisées et vérifiées. Je pense aussi qu'on devrait toujours faire relire nos écrits à nos aînés et professeurs. Personnellement, je publie rarement quoi que ce soit sans demander leur opinion à Peter Goldsbury, Chris Li, Olivier Gaurin, ou Ellis Amdur, car je sais que je ne suis pas à l'abri d'une erreur. L'aikido est riche et je pense que la discipline bénéficie du fait que les gens expliquent aux autres leurs façons particulières de l’appréhender et de la vivre (André Nocquet, un autre pratiquant ayant connu O Sensei parlait fort justement de la richesse des différences), mais cela ne peut porter ses fruits que du moment que les faits sont respectés. Mon but est donc d'encourager tous les enthousiastes de l'aikido à continuer à écrire, mais de le faire en adoptant des standards les plus élevés possible afin que nous produisions du matériel de meilleure qualité qui fasse honneur à notre discipline. Qu'en pensez-vous ? Et moi, que pensez-vous que je devrais revoir ou améliorer sur ce site et dans mes vidéos ?